Au cours du xxe siècle, le bâti a progressivement gagné tout Sevran, suivant une dynamique d’urbanisation par à-coups, particulièrement intensive durant les années 1970. Dans ce contexte, la vacance de la plaine Montceleux constitue une énigme à résoudre : comment et pourquoi a-t-elle si longtemps et jusqu’à aujourd’hui résisté au mitage urbain ? Si des raisons structurelles expliquent que le terrain n’a pas d’emblée été investi par des lotissements, il n’est pas resté délaissé par dépit, au contraire ! Bien avant les années 2010 et le déploiement métropolitain du Grand Paris, ces 32 hectares ont suscité ambitions et convoitises, pour y accueillir d’abord des infrastructures de transport nécessaires au désenclavement de la commune et à la mobilité en Île-de-France en général, puis des aménagements dédiés. C’est précisément parce que des projets de nature diverse s’y sont échafaudés, et ont l’un après l’autre posé leur emprise sur ce bout de terre, qu’il est encore vierge aujourd’hui.
Le terme de « projet » peut être entendu de multiples façons, souvent dans une perspective entrepreneuriale ou critique. La synthèse collective dirigée par Martin Giraudeau et Frédéric Graber, Les Projets. Une histoire politiqueMartin Giraudeau et Frédéric Graber (dir.), Les Projets. Une histoire politique (xvie-xxie siècles), Paris, Presses des Mines, 2018., en recense quatre acceptions contradictoires, qui font du projet soit un produit de l’époque moderne, soit plus spécifiquement une nouvelle dynamique qui émerge depuis les années 1980La « cité par projets » de Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999., soit un modèle normatif de gestion, ou encore un mode d’innovation fait de tâtonnements, d’essais et d’erreurs. Nous empruntons ici leur définition : « toute action qui doit être l’objet d’un examen préalable par une instance de validation ou de financementMartin Giraudeau et Frédéric Graber (dir.), Les Projets, op. cit., p. 10. » qui, par son large spectre, permet de rendre compte de la diversité des projets proposés à Montceleux, quel que soit leur degré de réalisation.
Paradoxalement, la plaine Montceleux doit sa longévité à une succession d’initiatives finalement avortées au nom desquelles, à chaque fois, ses jours en tant qu’espace originellement agricole ont été comptés. Pourtant, à lire les nombreux documents techniques ou commerciaux vantant la pertinence de nouvelles perspectives la concernant, il n’est jamais fait mention de cette longue généalogie, sans doute parce que ces projets n’ont jamais existé. Bruno Latour, en écrivant l’histoire de l’abandon du projet Aramis, souligne la fragilité essentielle de tout projet, décrit comme une fiction « par définition […] puisque, au début, il n’existe pas, [ensuite parce qu’]il ne saurait exister, puisqu’il est en projetBruno Latour, Aramis ou l’amour des techniques, Paris, La Découverte, 1992, p. 27. ». Il invite à ne pas voir dans le projet un objectif seulement, mais un processus fait de contingences. Alors que nous sommes régulièrement invité·es à penser comment vivre sur les ruines du capitalisme Par exemple par Anna Tsing, Le Champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, Paris, La Découverte, 2017., l’histoire de ce champ demeuré vierge interroge d’autres héritages avec lesquels composer : les traces mémorielles et matérielles des fantômes de projets abandonnés.
La nature du site
L’emplacement du champ de l’ancienne ferme Montceleux à la frontière nord de Sevran explique en partie pourquoi cette parcelle n’a pas fait l’objet des premiers projets immobiliers de la commune. Localisée à la fois en périphérie de la ville et plus globalement de l’extension du tissu urbain depuis le centre parisien, elle n’a pas suscité le même intérêt que les zones situées dans le centre-ville, le long du canal de l’Ourcq et du chemin de fer, ou celles proches de la gare de Sevran-Livry. Une telle vision déterministe comporte néanmoins des limites, comme en atteste la présence de lotissements à Villepinte sur la bordure nord de la plaine, déjà en 1933.
Géologiquement, la zone non construite repose sur des poches de gypse dont la dissolution dans l’eau peut faire craindre l’apparition de trous et donc d’affaissements. Le risque d’effondrement localisé est cependant « faible » à Montceleux, quand d’autres quartiers de Sevran sont classés en risque « moyen » voire « élevé » (centre-ville, Sablons et Freinville). Contrairement à d’autres communes de Seine-Saint-Denis, il ne s’agit pas des conséquences de l’exploitation industrielle de carrières pour faire du plâtre. La composition du sous-sol propre à la nature du Bassin parisien et marquée par la présence il y a 40 millions d’années de l’ancien lit de la Marne est en cause. Ce risque n’a pleinement été identifié qu’en 2015, ce qui a conduit à décréter certaines zones non constructibles (sur une petite partie du terrain) et à contraindre les porteurs de grands projets à supporter « les coûts engendrés par la réalisation d’études géotechniques, de sondages et par la mise en œuvre de techniques de comblement associées à des mesures constructives plus sûresVille de Sevran, communiqué « Le gypse, fauteur de troubles », mars 2016. ». La géologie n’explique cependant pas pourquoi le site a été laissé vacant aussi longtemps.
Un risque d’une autre nature a pu préserver la nature agricole de la plaine Montceleux : celui d’explosion, lié à la présence de la Poudrerie nationale jusqu’à sa fermeture en 1973. Mais les terrains proches des Sablons, qui jouxtent aujourd’hui le parc de la Poudrerie, ont rapidement été investis une fois ce risque écarté, dès le début de la décennie 1980. Il faut donc chercher ailleurs une cause à sa vacance.
Des emprises contre l’enclavement
Lorsque le RER B est en travaux certains week-ends et qu’aucune rame ne quitte la gare du Nord, on roule longtemps pour rejoindre Sevran. On prend surtout conscience d’un enclavement de la ville : aucune grande artère autoroutière ne dessert directement la commune, et plus de la moitié du temps de trajet depuis Paris se fait sur les longues avenues à deux fois une voie (la D115, puis la D44) qui traversent Aulnay-sous-Bois et Sevran, ponctuées de feux de circulation. Cette mauvaise desserte, relativement aux villes voisines, a des conséquences importantes, notamment économiques, sur la vie sevranaise. Aussi, la lutte contre l’enclavement a constitué un objectif primordial, même si souvent contrarié, pour les pouvoirs locaux.
Les projets d’infrastructures de transport sont anciens et sont autant vus comme des opportunités que comme l’objet de craintes. Jean-Pierre Ferrand rappelle par exemple que durant la première moitié du xxe siècle, « Sevran est […] barrée par le tracé de la ligne de chemin de fer d’Aulnay à Rivecourt jamais achevée et dont l’emprise a été recédée aux agriculteurs riverainsJean-Pierre Ferrand, « Vers Sevran ville dortoir ? », Mémoires d’hier et d’aujourd’hui. Journal de la Société de l’Histoire et de la Vie à Sevran, n° 17, 2008. ». Ce projet d’une seconde ligne de chemin de fer vers l’Oise a été l’objet de luttes concernant la desserte : la mairie a d’abord demandé la bifurcation des voies depuis Paris en gare de Sevran puis, suite à un premier refus survenu en 1902, demande au moins une halte sur le territoire de la commune, sans plus de succèsArchives municipales de Sevran et Romain Ribeiro, « Projet de ligne ferroviaire », Sevran le Journal, mars 2017.. La Grande Guerre et le manque de financement conduisent finalement à l’abandon de ce projet qui traversait Sevran sans la desservir, et les terres de Montceleux acquises par la Compagnie du Nord (légèrement à l’ouest du champ actuel) sont restituées en 1928.
L’échec d’un autre grand projet à Sevran a déjà été mentionné : la zone à urbaniser en priorité (ZUP), présentée en 1964, qui s’étale sur Aulnay-sous-Bois, Sevran et Villepinte. Si cette dernière a rapidement été écartée au profit de plusieurs ZAC à l’échelle des communes, l’infrastructure routière qui l’accompagnait reste d’actualité durant les années 1970, en lien avec le projet d’A87. L’A87 est un projet de troisième rocade autoroutière parisienne en grande couronne, sur le tracé de l’ARISO (autoroute) interurbaine de Seine-et-Oise, dessinée en 1965 pour connecter des zones encore faiblement urbanisées et relier les autoroutes radiales (qui rayonnent à partir de Paris). Mais alors que le bâti s’étend, il faut, pour permettre le projet, figer les terres encore vierges. À Sevran par exemple, le tracé de l’autoroute traverse le quartier historique du Pont-Blanc sur lequel elle empiète, avant de s’enfoncer dans les lotissements de Villepinte. Pour construire un nœud autoroutier à proximité directe du projet de grand ensemble des cités d’urgence Logirep, l’État acquiert le champ de la plaine Montceleux, qui reste en fermage.
Cette emprise explique l’absence de développement urbain durant les années 1970 sur la trentaine d’hectares concernée. Le projet d’A87 est cependant lui aussi enterré assez vite, dès 1982. Il connaît une contestation locale, portée par les Amis du parc de la Poudrerie, une association qui œuvre pour la préservation de cet ensemble forestier et son classement. Il est en fait remis en question un peu partout et notamment en Essonne – l’A86, plus aboutie et suscitant moins d’oppositions, lui sera préférée. Ce projet non réalisé n’est pas tout à fait fantôme : un certain nombre de tronçons ont été construits, comme l’A104 à Villepinte le long du parc départemental du Sausset et, surtout, l’État conserve les nombreuses emprises, dont la plaine Montceleux.
Durant les dernières décennies du xxe siècle, des projets de voirie fleurissent sur tout le tracé de l’ancienne A87 et font l’objet de luttes locales. Sur la plaine Montceleux, une « route des trois forêts », appelée à longer le parc, donne aux Amis de la Poudrerie l’occasion d’une nouvelle lutte. Cette infrastructure routière n’est pas la seule à inquiéter les riverain·es engagé·es dans la protection environnementale : leur détermination conduit au classement du site de l’ancienne Poudrerie par la signature d’un décret le 21 avril 1994, avec pour corollaire l’abandon du tracé d’une « voie de désenclavement est », le chemin départemental 40 qui rognait sur la forêt.
Que dessinent les ruines du projet abandonné de l’A87 ? L’artiste Guillaume Barnavon, qui documente la continuité de friches sur cette large ceinture francilienne dans son projet Lost Highway, suggère :
Notre projet propose une vision alternative au scénario d’effacement inexorable de cet étonnant espace vert linéaire. Nous faisons l’hypothèse que l’A87 existe déjà bel et bien sous nos pieds, mais plutôt en qualité d’infrastructure piétonne résiliente. Dans un territoire périphérique dense et constitué, celle-ci préfigure un chaînage d’espaces naturels et de sites en projets capables de constituer un couloir écologique structurant pour les communes qu’il traverse. Il nous appartient alors de spéculer sur les qualités de cet état brut du paysage et – pourquoi pas – de faire prévaloir sur l’ensemble de ce site la présence d’un jardin métropolitain en puissance.
La parcelle isolée de la plaine Montceleux, par la singularité de son absence de bâti, témoigne de ce projet abandonné. Mais d’autres interprétations sont moins enthousiastes. Les contributeurs du blog WikiSara, qui se définit comme « l’encyclopédie des amoureux de la route et des transports », lient le devenir de l’A87 à celui des grands ensembles. Pour eux, cette autoroute constituait « une colonne vertébrale pour ces nouveaux quartiers », mise en avant par les promoteurs privés. Le retard puis l’abandon du projet d’A87, isolant les grands ensembles construits des réseaux routiers et de transport, expliqueraient, malgré une densification urbaine exponentielle, une croissance inférieure à celle prévue initialement. Les appartements non vendus ont fini loués, ce qui se répercute sur le montant des charges de copropriété :
Les charges augmentent en conséquence, et celles-ci se retrouvent malheureusement très rapidement déphasées au vu des prestations fournies. Comme dans les autres grandes copropriétés construites pendant les Trente Glorieuses, les ménages les plus aisés quittent alors les grands ensembles, pour laisser place à une population le plus souvent précaire, attirée par les faibles loyers. […] Sans pour autant se cacher derrière cet unique argument, […] la non-réalisation de l’A87 a été un facteur aggravant de l’échec de certains grands ensemblesCommunauté WikiSara, « Autoroute française A87 (Ancien numéro) », L’encyclopédie des amoureux de la route et des transports, WikiSara (blog), mars 2020..
Si certaines villes, telle Chilly-Mazarin en Essonne, parviennent à reprendre possession des emprises de l’État, ce n’est pas le cas de Sevran, malgré la volonté municipale. Le 16 janvier 2018, l’État vend finalement le terrain à Grand Paris Aménagement pour 13 193 400 euros. Mais il a entre-temps, depuis les années 2000, fait l’objet de nombreuses projections qui lui ont à chaque fois dessiné un avenir différent.
Une cité d'urgence
Comment les premier·es habitant·es des grands ensembles sevranais ont-ils et elles perçu le logement et l’environnement qui leur étaient proposés ? Répondre à cette question n’est pas aisé, d’autant qu’une source amplement mobilisée dans ce chapitre pour la qualité de son travail archivistique, Mémoires d’hier et d’aujourd’hui, le journal de la Société de l’Histoire et de la Vie à Sevran, a tendance à comparer, implicitement mais assez systématiquement, les ressentis d’alors avec ceux de l’époque actuelle, dans un discours empreint de nostalgie. Écoutons cependant ces témoignages que nous retrouvons également dans la vidéo Souvenirs de Montceleux Pont-Blanc, 1923-2010, ou les entretiens menés avec l’historien sevranais Jacques DufourEntretiens avec Jacques Dufour réalisés par Clémence Seurat en février et mars 2022.. Les logements du Pont-Blanc sont décrits comme « spacieux, avec de la moquette et des glaces dans les ascenseurs », même si les habitant·es se plaignent des grands panaches de fumée de la cheminée de la chaufferie voisine, qui noircit tout, ou de certaines réglementations un peu trop strictes pour les jeux d’enfants.
Les récents et futurs projets d’aménagement de la ZAC Sevran Terre d’Avenir doivent être inscrits dans cette histoire au long cours de l’urbanisation sevranaise qui a petit à petit fait disparaître sa vocation agricole. La ville, durant ses deux périodes intenses de développement urbain, s’est radicalement transformée avant de connaître une stabilité démographique alors que ses habitant·es étaient confronté·es aux conséquences d’un développement urbain épars, où les intérêts des acteur·ices de l’aménagement, de la promotion immobilière, de l’action publique et des citoyen·nes ne s’alignaient que rarement.
Au cours des années 1990, vingt ans après la fermeture de la Poudrerie nationale, Sevran perd ses deux dernières grandes usines : Kodak-Pathé en 1995 puis Westinghouse en 1998Kodak-Pathé produit des films tandis que l’usine Westinghouse fabrique des freins ferroviaires.. La ville retire l’objectif photographique évoquant Kodak et les foudres rappelant la production de poudre des armes de son blason. Sevran a toujours davantage été un point de départ qu’une destination des mobilités quotidiennes, mais elle se transforme davantage encore en cité-dortoir. Malgré l’ampleur de la croissance urbaine qu’a connue la ville, celle-ci a été en deçà, ou en décalage de plus d’une décennie, avec les prévisions des grands plans des années 1960. Les difficultés s’accumulent dans des cités construites dans l’urgence, pour répondre à des objectifs transitoires. La rénovation urbaine est problématique et les destructions engendrent des tensions, sont souvent retardées, comme ce fut le cas pour une tour de la Belle Aurore en 2015, ou celles de la cité RougemontVoir à ce sujet
le documentaire Trois petites tours et puis s’en vont d’Éric Nivot (2012).. La même année, les locataires Logirep défilent pour protester contre les pannes à répétition des ascenseurs dans la cité du Pont-Blanc et le mépris de leur bailleur social. Les cités d’urgence durent.
Aujourd’hui, Montceleux Pont-Blanc fait référence au quartier prioritaire de la politique de la ville (QPV) en lisière de la plaine. Ce quartier est même inscrit sur « la liste des quartiers prioritaires de la politique de la ville présentant les dysfonctionnements urbains les plus importants et visés en priorité par le nouveau programme national de renouvellement urbainArrêté du 29 avril 2015. ». Notre enquête de terrain, en multipliant les perspectives et les descriptions qualitatives, se distingue d’approches trop descendantes qui prétendent saisir la réalité d’une situation et son vécu à travers quelques chiffres. Les données statistiques contribuent cependant également à une représentation en mosaïque du territoire et de ses habitant·es, et permettent d’identifier des spécificités dans la comparaison à d’autres espaces. En 2018, le quartier compte 7 063 personnes. La singularité de ces habitant·es au regard de la commune de Sevran réside d’abord dans leur jeunesse : 46 % ont moins de 25 ans (38 % à Sevran, 30 % en France hexagonaleLe 23 mai 2023, l’Assemblée nationale adopte à l’unanimité cet adjectif pour remplacer celui de « métropolitaine », jugé colonial.). Le taux de pauvreté s’élève à 39 % des ménages (32 % à Sevran, 14 % en France hexagonale), signe d’une discrimination territoriale importante. Seuls 22 % des ménages sont propriétaires de leur domicile (48 % à Sevran, 58 % en France hexagonale). Cela s’explique notamment par le fait que 70 % des résidences principales de Montceleux Pont-Blanc sont des logements sociaux (38 % à Sevran, 16 % en France hexagonale).
À l’aube du xxie siècle, la ville et le quartier Montceleux ont mauvaise presse, accumulant les faits divers sordides. La découverte d’un cadavre nu dans le parc de la butte Montceleux en février 2000, les fréquents tirs d’armes à feu et l’omniprésence du trafic de drogue dans le quartier Pont-Blanc conduisent le maire Stéphane Gatignon à solliciter publiquement « l’envoi de Casques bleus » en 2011. Le ministre de l’Intérieur Claude Guéant décide de faire stationner des CRS en bas des tours durant plus d’une année. Le meurtre par balles d’un père de famille de 33 ans lors d’un barbecue géant sauvage dans le quartier en juin 2017 suscite encore une grande émotion.
Dans ce contexte naissent d’autres initiatives, avec pour objectif de faire de la ville « un territoire de destination », une gageure ! Des « aménagements écologiques » ont vu le jour au cours des dernières décennies, comme celui du parc de la ferme de la butte de Montceleux, ou la friche Kodak pour la biodiversité créée sur l’ancien site industriel de l’usine, après sa dépollutionL’affaire des cancers pédiatriques de Vincennes ayant incité Kodak à être exemplaire à Sevran.. La plaine Montceleux est au cœur de nouveaux grands projets d’aménagement à Sevran, qui depuis les années 2010 sont explicitement labellisés suivant une dénomination qui tourne autant le dos au passé qu’au présent : Terre d’Avenir.
Une Terre d'Avenir
En 2000 émerge le projet d’un multiplex méga Circuit Georges-Raymond (CGR), « ce super-cinéma, qui viendra s’élever sur la dernière réserve foncière agricole de la ville, en limite de Villepinte« La présentation du multiplexe promet d’être houleuse », Le Parisien, 25 juin 2000. ». Ses 12 salles et 2 256 fauteuils hérissent les élu·es écologistes de la ville, inquiet·es à « la perspective de voir 1,2 million de spectateurs converger annuellement vers une zone qui n’est pas desservie par les transports collectifs à l’heure où le plan de déplacement urbain annonce une réduction de 5 % de la circulation ». La proximité immédiate du multiplex avec le collège de la Pléiade, qui a ouvert ses portes en septembre 1997, est aussi jugée « particulièrement inadéquate ». L’alternance politique qui voit Sevran se doter en mars 2001 d’un nouveau maire communiste, Stéphane Gatignon (ultérieurement affilié aux Verts), ne met pas un terme aux grandes ambitions infrastructurelles pour ce site.
Le vide de la plaine Montceleux constitue l’opportunité d’y imaginer un avenir plus optimiste, dans une logique de marketing territorial où le nouveau quartier s’organise autour d’une infrastructure unique et distincte. C’est aussi une manière d’empêcher de purs projets immobiliers, une perspective que la désignation des deux gares de Sevran, Sevran-Livry et Sevran-Beaudottes, comme des futures stations de métro de la ligne 16 du Grand Paris Express, vient renforcer. Les voisin·es de la zone pavillonnaire de Villepinte s’inquiètent alors des transferts de population depuis la cité du Pont-Blanc vers ce nouveau quartier appelé à jouxter leurs propriétés, et rencontrent à ce sujet le maire de Sevran en décembre 2011. En dix ans, Terre d’Avenir à Sevran se décline sous diverses appellations, au gré des projets successifs : Terre de Sport, Terre d’Eaux, Terre d’Eaux et de Culture…
Ce sont d’abord des projets d’infrastructures sportives qui sont imaginés et plébiscités. Ainsi, le stade Jean-Guimier « devait être entouré d’un grand parc des sports de remplacement aménagé dans les espaces inconstructibles traversés par l’ancien projet […] A87Jean-Pierre Ferrand, « Vers Sevran ville dortoir ? », art. cité. ». Cette initiative se précise en se muant en juillet 2011 en projet de grand stade pour la Fédération française de rugby (FFR) :
La Fédération souhaite en effet construire un stade de 82 000 places, une sorte de grand stade version rugby, qui pourrait aussi être utilisé pour des concerts et d’autres manifestations de grande ampleur. « Ce serait évidemment une chance formidable pour le développement de la commune », commente-t-on à la mairie. Il y a quelques semaines, la Fédération a contacté le maire (Europe Écologie-les Verts), Stéphane Gatignon, et lui a proposé de candidater. En ligne de mire : la zone dite des 32 hectares, située à côté du quartier Montceleux-Pont-Blanc « Sevran rêve d’accueillir le grand stade du rugby », Le Parisien, 20 juillet 2011..
Ce projet représente une emprise d’environ 25 hectares : 15 ha pour le stade et le parvis, 2,3 ha pour le parking et les terrains de sport, 7,4 ha pour l’accès à un parking souterrain. En décembre 2011, Sevran espère fermement faire partie des trois projets finalistes, mais seuls deux autres concurrents sont retenus.
Le projet de grand stade n’est pas pour autant abandonné. En février 2012, un « Clairefontaine de banlieue« Un Clairefontaine de banlieue en projet à Sevran », Le Parisien, 11 février 2012. » est envisagé et apparaît sous la nouvelle signature territoriale « Terre de foot », composée « d’une maison des clubs et d’un institut de formation départemental sur le site du stade Guimier ». Mais celui-ci est vite écarté.
Il faut attendre trois ans pour que de nouvelles propositions voient le jour. Le Groupe pour un Sevran solidaire, rassemblant une opposition municipale constituée du « Front de Gauche, [d’]écologistes et [de] citoyens » autour de Clémentine Autain, dénonce dans le journal de Sevran « la convoitise des promoteurs immobiliersSevran le Journal, n° 137, mai 2015. » dont font l’objet les 32 hectares, entretenue selon les signataires par le Grand Paris, après les projets avortés de grand stade de rugby et de Terre de foot. Ils font une contre-proposition tournée vers la formation : « Nous proposons l’implantation, sur les terrains de Montceleux, d’un pôle universitaire dédié aux langues appliquées, aux nouvelles technologies et aux métiers qui se développent sur la plate-forme aéroportuaire de Roissy ».
C’est la nature aquatique du site qui est finalement mise en avant, dans un projet de « pôle sportif comprenant un lac artificiel […] alimenté par la nappe phréatique », Terre de Sport, qui devient ensuite Terre d’Eaux. Aucun plan d’eau n’est aujourd’hui visible sur le lieu, mais les plus ancien·nes se souviennent de la Morée, cette rivière qui a été enfouie sous la plaine, et qui remonte parfois jusque dans la cave d’Hélène, une participante à nos ateliers. Différents scénarios sont envisagés par l’agence LIN qui dessine le projet, avec des surfaces lacustres et donc des volumes d’eau variables : entre 20 500 et 89 000 m3. Avec le dossier de candidature de Paris pour accueillir les Jeux olympiques et paralympiques de 2024, ce lac se transforme en projet de piscine à vagues de surf, un spot de glisse entouré d’un éco-quartier et d’une base de loisirs avec un bassin de 25 000 m3 programmé pour générer plus de 720 vagues par heure. Le maire Stéphane Gatignon promet :
Avec Terre d’Eaux, on est dans l’innovation, ce ne sera pas de la réparation et de la rénovation urbaine. On ne peut plus avoir des villes où on vient simplement dormir. Sevran sera une ville destination où on trouvera des loisirs, du sport, de la culture, du surfSevran le Journal, n°160, novembre 2017..
La vague est définitivement enterrée en juin 2021Voir le chapitre « Un commun à habiter ».. Ce dernier projet ainsi que la controverse qui l’entoure ont connu un important écho médiatique et ont fait couler beaucoup d’encre, mais nous n’avons trouvé aucune mention de cette généalogie d’initiatives avortées dans laquelle il s’inscrit. Elle permet pourtant d’appréhender avec un peu plus de distance l’injonction à la nécessité impérieuse dont se targue tout nouveau projet, comme ceux aujourd’hui en lien avec la dynamique du Grand Paris.
Alors que, sur le papier, la plaine a déjà maintes fois disparu, que se dessine un nouvel et énième projet d’aménagement, il est intéressant de prendre un instant le temps de regarder en arrière, de ne pas uniquement considérer l’objectif de remplir ce vide, d’y voir une opportunité pour le futur, mais de s’attacher à y lire les traces mémorielles et matérielles laissées par cette impressionnante succession de projets. Cette ambivalence entre la description de l’existant et le dessin du souhaitable se retrouve dans les nombreuses cartes produites dans une visée de planification urbaine.