Conclusion

Un lieu sans qualités, une controverse rapidement éteinte, une goutte d’eau dans le cours forcé de la métropolisation. Et pourtant, ce champ, ces terres, ce confin de la métropole et ce collectif d’enquête constitué pour l’occasion nous ont rendu·es sensibles au territoire que nous habitons. Loin de se donner à voir de manière homogène et immédiate, celui-ci nous a interpellé·es à travers une myriade de situations dont l’intrigue et les développements ne peuvent pas toujours être anticipés, mais se vivent et s’expérimentent. À l’heure où sont écrites ces lignes, l’extension du Grand Paris bat son plein : les sites proches des futures nouvelles gares sont l’objet de constructions et de spéculations intenses, les concours d’aménagement se succèdent, les documents d’urbanisme aux échelles différentes tentent de s’aligner tandis que la vague de l’urbanisation continue de submerger l’Île-de-France. Dans ce contexte de multiplication des interlocuteur·ices et de complexification des procédures, notre travail d’enquête se veut une pratique citoyenne pour se ressaisir de nos milieux de vie et de leurs enjeux.

Faire enquête est un geste politique parce que le travail de description a toujours une portée pour l’action collective. Décrire un lieu d’une certaine manière a des conséquences. Ainsi, la controverse sur l’aménagement des 32 hectares n’aurait pu émerger sans leur désignation préalable comme « gisement foncier » et « opportunité » de développement, disqualifiant d’autres dimensions du site et le dépouillant par là même de sa puissance sociale, esthétique et politique. L’enquête présentée ici opère une contre-description qui restaure et rend sensibles la complexité et la richesse de ce territoire, tandis qu’elle déjoue les catégorisations dominantes qui maltraitent des lieux comme la plaine Montceleux, en la qualifiant ainsi et pas autrement. Elle cherche à ouvrir des lignes de fuite vers des « aurait pu » et des « pourrait être » qui font vaciller les évidences trop rapidement construites et génèrent de nouvelles possibilités de vie et d’action.  

L’exigence d’un ralentissement et d’un pas de côté qui a soutenu ce travail d’enquête se rapproche peut-être d’un geste « idiot », au sens que lui donne Isabelle Stengers. Selon la philosophe, faire l’idiot est un geste précieux pour résister à la présentation qui nous est faite d’une situation, en faisant valoir qu’il y a « quelque chose de plus important » que ce à quoi s’affairent ceux qui ont la parole. Faire l’idiot ne signifie pas se faire critique, puisque l’idiot ne prétend pas savoir ce qui est vrai ou ne l’est pas. Son action est plus modeste mais également plus radicale : sa présence réclame « que nous ne nous sentions pas autorisés à nous penser détenteurs de la signification de ce que nous savonsIsabelle Stengers, « La proposition cosmopolitique », L’Émergence des cosmopolitiques, Paris, La Découverte, 2007, p. 45-68. ». L’idiot nous rappelle que la carte n’est pas le territoire et que nous pouvons vivre ailleurs que dans les projections de la métropole.

Par la transformation du regard, notre enquête a cherché à élargir le champ des possibles des 32 hectares et à enrichir le répertoire des entités à prendre en compte. Pris ensemble dans cet ouvrage, les plans, les règlements, les inventaires ornithologiques et les relevés de paysage qui font exister la plaine Montceleux nous ont invité·es à prêter attention à des êtres parfois négligés et à en empêcher d’autres d’écraser la diversité du lieu. À l’injonction « que faire de cette plaine ? », nous avons préféré nous demander : « de quoi est-elle faite ? ». Nous pourrions à présent nous poser la question suivante de manière collective : « Que nous fait-elle faire ?»