Un vide urbain

Lorsque nous rencontrons pour la première fois le maire de Sevran, Stéphane Blanchet, pour parler de la piscine à vagues de surf qui fait controverse, un projet hérité de son prédécesseur Stéphane Gatignon qu’il s’apprête à soumettre à une concertation citoyenne, il se désole que les médias et les débats se concentrent sur ce seul emblème aquatique. « On ne parle que de ça, sans voir le reste. C’est presque fait exprès, l’arbre qui cache la forêtRéunion entre le maire de Sevran, son équipe et deux chercheur·es du médialab de Sciences Po, le 4 novembre 2020. ». Or, les 2 hectares de vagues artificielles et les 32 hectares de Terre d’Eaux et de Culture « ne se feront jamais si on ne fait pas la ZAC [zone d’aménagement concerté] qui s’étend de Villepinte à [la gare RER B de] Sevran-Livry », précise-t-il. Le projet de ZAC comprend, outre ce que l’on nomme aussi la Vague Grand Paris, des logements, des équipements sportifs et culturels, des parcelles consacrées aux jardins partagés et à l’agriculture urbaine, l’intégration d’une nouvelle filière universitaire et un corridor écologique reliant les parcs de la Poudrerie et du Sausset. Ces projets, ajoute le maire, « ne sont pas déconnectés d’autres échelles, temporelles et spatiales ». L’échelle spatiale dans laquelle ils s’inscrivent est celle de la métropole du Grand Paris. Les opérations urbaines entreprises autour des deux gares de Sevran-Beaudottes et Sevran-Livry que vient connecter la nouvelle ligne 16 du Grand Paris ExpressLe futur métro porté par la Société du Grand Paris., ainsi que la ZAC Sevran Terre d’Avenir, sont pilotées et encadrées par un établissement public, Grand Paris Aménagement. Pour cette institution, la ZAC « répond à des besoins identifiés à l’échelle de l’agglomération, à travers la création de 3 200 logements neufs, ainsi que par la création de 500 nouveaux emplois […] et générera l’arrivée de nouvelles populations, 8 000 habitantsGrand Paris Aménagement, « Étude d’impact de la Zone d’aménagement concerté Sevran Terre d’Avenir Centre-Ville – Montceleux », 2019. » d’ici 2033. Elle contribuerait à atteindre les objectifs définis par le contrat de développement territorial (CDT) Est Seine-Saint-Denis, qui prévoit d’ici 2028 « la réalisation de 1 565 logements annuels » entre cinq communes : Aulnay-sous-Bois, Clichy-sous-Bois, Livry-Gargan, Montfermeil et Sevran. Le maire de Sevran se projette à plus long terme encore et s’inquiète d’une bétonisation qui transformerait profondément sa ville en portant son nombre d’habitant·es de 50 000 aujourd’hui à 70 000 voire 80 000 à l’horizon 2050.

Dans ce contexte, qui suscite les intérêts économiques de promoteurs immobiliers privés, dénicher dans la densité du tissu urbain francilien un terrain vierge de 32 hectares, non construit et non protégé par la réglementation environnementale, relève de l’aubaine : il apparaît comme un espace à remplir. Si la plaine Montceleux est avant tout définie comme un vide urbain, c’est pour mieux l’investir. Ce vide est le produit d’une construction sociale et un outil de l’urbanisme qui a tendance à nier les qualités matérielles d’un territoire pour mieux le transformer. Plutôt que de nous interroger sur son devenir et les projets qui pourraient l’occuper, nous questionnons ici les effets d’une telle représentation, à la fois cartographique et conceptuelle, avant de revenir sur l’histoire du lieu pour comprendre le rôle qu’il joue dans la vie de Sevran aujourd’hui.

La forme géométrique blanche sur la carte est la plaine Montceleux située au nord-est de Sevran, à la lisière avec Villepinte. Les données sont issues de OpenStreetMaps, les tuiles de Stamen Design (CC BY 3.0).

La forme géométrique blanche sur la carte est la plaine Montceleux située au nord-est de Sevran, à la lisière avec Villepinte. Les données sont issues de OpenStreetMap et les tuiles de Stamen Design (CC BY 3.0).

De la carte au territoire

Lorsque l’on regarde une carte de Sevran, une forme géométrique se détache au nord-est de la ville, à la lisière de Villepinte. Un triangle ou un polygone aux bords tranchés, dont le tracé n’évoque rien de familier. Ni hachures, ni stries, ni couleurs ne le caractérisent, c’est une zone blanche. L’absence de remplissage évoque un espace sans qualités. Est-il vide, inoccupé, vacant ? Un terrain vague ? Il ressemble à un trou dans la trame de la ville. Une enclave entourée de quartiers quadrillés par les rues et les habitations : les Sablons, Bellevue, Montceleux Pont-Blanc. Plus loin, à l’ouest, Les Beaudottes.

L’expansion de la ville semble s’être arrêtée aux abords de cette zone que l’on appelle la plaine Montceleux, les 32 hectares, la ZACEn réalité, les 32 hectares de la plaine Montceleux ne représentent qu’une partie de la ZAC Sevran Terre d’Avenir, d’une superficie d’environ 52 hectares., les terrains Montceleux ou encore le triangle Montceleux. Le lieu ne se laisse pas simplement nommer. Ses multiples dénominations évoquent une identité trouble ou instable. On hésite, on lui tourne autour, on tâtonne, on cherche le meilleur qualificatif. Les images satellitaires ne racontent pas autre chose : vue du ciel, c’est une forme brune qui ressort, un grand triangle de terre nue.

Que trouve-t-on sur cet espace ? Est-il réellement aussi vide que le suggèrent les cartes ? Qu’y a-t-il de trop vague ou de trop complexeVoir Philippe Vasset, Un livre blanc, Paris, Fayard, 2007. pour être représenté ? Quelle est l’histoire du lieu ? De quelles matières est-il fait ? Et comment a-t-il pu déjouer le puissant processus d’urbanisation du territoire francilien ?

Lorsqu’on les observe dans le monde physique, la définition de ce qui est nul, vacant ou vide s’évanouit car nous sommes confrontés à quelque chose qui, quel que soit son degré d’inoccupation, offre toujours quelque chose à voir ou à discernerDimitrios Panayotopoulos-Tsiros, « From “void” to “voidness” : a trans-scalar and relational approach to urban voids in post-industrial cities. Learning from Eleonas, Athens, Greece », 2020, PhD, The Bartlett School of Planning, p. 51..

Novembre 2021. Nous nous rendons pour la première fois sur place. Avec, dans la tête, toutes les discussions qui portent sur le site et le font exister à travers le projet Terre d’Eaux et de Culture qu’il doit accueillir. Nous arrivons en voiture du centre-ville de Sevran. Après avoir traversé le quartier Montceleux Pont-Blanc, nous longeons des jardins partagés que l’on distingue à travers le grillage. Chloé gare la voiture. C’est un cul-de-sac. « Ici, au bout de cette impasse, on brûle des voitures. » On voit des traces de pneus et de plastique fondu. Il y a une dizaine d’années, des camions de CRS restaient postés ici, en face des Jardins biologiques de l’association Aurore. Le quartier connaît un important trafic de drogues.

Nous avançons vers la grille d’entrée des Jardins d’Aurore, qui s’étalent sur deux hectares au sud de la plaine Montceleux, et empruntons un petit chemin de terre vers la gauche. Un champ en jachère s’ouvre devant nous. C’est une grande étendue de terre brune et sèche, creusée de sillons réguliers qui témoignent d’une activité agricole récente, parsemée de broussailles. Nous éprouvons une sensation d’immensité. Il est rare de voir l’horizon en région parisienne. Mais avec ce ciel bas et gris, le lieu nous paraît quelque peu désolé. Rien n’accroche le regard ni ne retient l’attention. La saison n’aide pas. Nous ressentons de l’inquiétude à l’idée que cette surface désertique soit notre terrain d’enquête pour les deux années à venir. L’estomac noué, l’esprit perplexe, nous pensons aux modélisations qui veulent faire de Sevran une « terre de destination » pour les touristes et les surfeur·ses. Elles paraissent complètement déconnectées de la réalité, hors-sol.

Nous continuons sur le chemin et croisons un groupe de collégiens qui fait le tour de la plaine. Au sol, un panneau de la Ville de Sevran et de Grand Paris Aménagement, accroché à une barrière. On y lit que l’accès est interdit au public car des diagnostics des terrains ont eu lieu au début de l’année 2021. Nous ne traverserons pas la plaine, du moins pas cette fois-ci. En remontant par le chemin du milieu vers Villepinte, nous approchons d’une zone arborée, dont la hauteur et la végétation contrastent avec le dénuement du champ. Son entrée est marquée par un portique limiteur de hauteur. Au sol, le bitume transparaît sous les herbes et on remarque un carton abandonné, rempli de panais au beau milieu desquels se trouve une pochette en cuir. Plus loin, une poussette en tissu sale, jetée dans les ronces, un gros pot de peinture vide, des sacs en plastique. Le lieu sert de dépotoir sauvage, mais peut-être aussi de refuge, comme le suggèrent certaines traces de vie laissées ici. De l’autre côté de la route bordée de platanes se trouve une parcelle beaucoup plus petite, quelques hectares seulement. Non cultivée elle aussi. En attente. En suspens.

Juin 2022. La rue Paul Lafargue marque la frontière entre Sevran et Villepinte. Nous avançons. De ce côté-là, la vue est tout autre. « Un paysage, c’est avant tout regarder le monde qui nous entoure. On ouvre ses yeux, on capte. On collecte des vues et des regards. Le paysage, c’est d’abord décrire, c’est observer », nous dit Cécile pour démarrer l’atelier. Derrière nous, les quartiers pavillonnaires de Villepinte et des Sablons. Au-delà du champ, la cité basse et les tours de Montceleux Pont-Blanc se détachent sur le ciel bleu. À leur droite, le collège La Pléiade et les tours Belle Aurore en arrière-plan. Directement face à nous, de l’autre côté, les serres des Jardins d’Aurore brillent à la lumière du soleil. À leur gauche, le stade Jean-Guimier et ses projecteurs. De ce versant nord, nous avons pris un peu de hauteur et sentons le dénivelé de la topographie vers le sud. La descente est provoquée par la rivière La Morée, qui prend sa source sur la place centrale de Villepinte et traverse les souterrains de Sevran. Au loin, on observe une première couche de végétation, le parc de la Poudrerie, puis le relief monte vers les coteaux de l’Aulnoye et la ligne d’arbres de la forêt de Bondy à l’horizon.

La rue Paul Lafargue à Villepinte au printemps. Elle longe la plaine Montceleux au nord. Photo : Clémence Seurat (2022).

La rue Paul Lafargue à Villepinte au printemps. Elle longe la plaine Montceleux au nord.
Photo : Clémence Seurat (2022).

« Pour commencer, nous allons nous enfoncer dans le site. Un paysage, on l’observe de l’intérieur, et non de l’extérieur », poursuit Cécile. Dans le champ caillouteux, asséché par le manque de pluie, nos chevilles se tordent sur les mottes de terre parsemées de chardons. Nous entendons des oiseaux – une alouette des champs, un hypolaïs polyglotte – mais aussi les avions qui traversent le ciel. Ils volent parfois très bas. Le lieu paraît bien plus habité en cette fin de printemps. Peuplé de sons, de traces, d’êtres et d’histoires.

Les paysages varient très vite autour de nous, en fonction de la direction vers laquelle se pose notre regard et de ce qu’il attrape. Ils se composent de plusieurs strates : champ, routes, immeubles, végétation, ciel. Un mille-feuille de paysages se dessine. Nous nous trouvons à la croisée de différents « pays », c’est-à-dire de régions naturelles distinctes : le bassin bas de la Seine d’un côté et le pays de France qui remonte de l’autre. La ville se situe aux confins du Grand Paris, « sur les bords de la métropoleRémi Eliçabe, Amandine Guilbert et Yannis Lemery – Groupe Recherche Action, Quartiers vivants, Liège, D’une Certaine Gaieté, « Enquêtes sauvages », 2020. ». Elle délimite le passage de la banlieue, un milieu urbain dense et bétonné, marqué par des lignes verticales et l’architecture tranchée des grands ensembles, au périurbain, avec des résidences pavillonnaires, plus basses et arborées. Ce champ est une lisière.

La forme géométrique vide qui se détache sur les cartes de la ville correspond en réalité à un lieu hétérogène, certes non bâti et sans activité explicite, mais discrètement habité et traversé. Il se compose de deux parcelles, d’un chemin, de fossés, d’un champ en jachère et d’une friche urbaine qui pousse sur un « anthroposol », un sol anthropisé fait de macadam. L’arpenter nous rappelle que la carte n’est pas le territoire. Elle le représente, c’est-à-dire le présente d’une certaine manière. Selon la vision de celles et ceux qui la produisent, à partir d’un ensemble d’informations retenues pour caractériser le territoire. En cela, la carte est aussi un récitVoir Benjamin Roux, « La puissance narrative des cartes », note de l’éditeur à Ceci n’est pas un Atlas, Rennes, Éditions du commun, 2023.. Elle propose, voire impose, une version de la réalité, une histoire de (dis)continuités passées, présentes et futures.

Appréhender le vide

Un vide relatif

Selon le dictionnaire, un vide « ne contient rien de concret, par extension, [il] est dépourvu de son contenu », « inoccupé par la matière ». Qu’est-ce qu’alors un vide dans la ville ? C’est un espace vide de bâti. On parle plus volontiers de vides urbains au pluriel car ils forment une famille imprécise et hétérogène qui recouvre des morphologies, des histoires et des surfaces diverses. Ils ont en commun d’être des interruptions dans le tissu de la ville, des espaces non fléchés, souvent difficiles à traverser, que l’on doit contourner. Ils peuvent être les résultats de processus urbains (les délaissés urbains) ou les moteurs du changement dans la ville (un espace dont on fait « table rase » pour de nouveaux projets immobiliers par exemple), et en cela des outils précieux de l’urbanisme.

L’architecte, urbaniste et chercheur Dimitrios Panayotopoulos-TsirosVoir sa thèse déjà
citée « From “void” to “voidness”… ».
distingue les vides urbains en fonction des processus qui les produisent et leur succèdent. Si son travail montre rapidement les limites de cette grille d’analyse, cette dernière permet de rendre compte des multiples réalités que le concept recouvre. Ainsi, un vide urbain peut être intentionnel et résulter d’arrangements architecturaux) (une place publique par exemple), ou d’une mauvaise conception urbaine et être alors accidentel (tels des interstices entre les bâtiments). Provoqué par la disparition d’une activité qui maintenait une zone urbaine en vie, le vide est en délabrement. Lié à un blocage administratif ou un problème de gouvernance, il est en suspens. Un vide est encore transgressif lorsqu’il laisse place à des pratiques informelles ou non conventionnelles. Si l’on suit cette classification, la plaine Montceleux à Sevran s’appréhende comme un vide en suspens, créé par une succession de projets avortésVoir le chapitre « Une terre de projets »., tandis qu’une petite parcelle de ces 32 hectares pourrait relever du vide transgressif, car accueillant une aire de repos et de pique-nique, une décharge sauvage.

Si elle est utile pour cerner la diversité des logiques à l’œuvre dans la fabrique de la ville, cette catégorisation présente l’inconvénient de voir les vides urbains comme des territoires fixes et isolés. « Pour réfléchir aux vides urbains », écrit Dimitrios Panayotopoulos-Tsiros, « il faut prendre en compte leur espace et leur forme, leur activité et les flux urbains, leur temporalité et le contexte socio-économique« From “void” to “voidness”… », thèse citée, p. 57. ». La plaine Montceleux ne peut se penser en dehors de la ville de Sevran, dont elle représente 5 % de la superficie, ni du Grand Paris, dans le cadre duquel elle doit être transformée.

L’idée du vide est donc relative : un espace est qualifié de vide par rapport à ce qui l’entoure et à un moment donné, et non pour des attributs spécifiques comme sa taille, sa matérialité ou une activité. Le vide se pense par son milieu et existe dans une ville moderne fragmentée et zonée spatialement. La notion d’échelle est aussi importante. Si les 32 hectares de la plaine Montceleux représentent un vide à l’échelle de la ville et de la métropole, ils changent de nature lorsque l’on s’en approche : en zoomant, on y distingue des milieux écologiques hétérogènes. Le contexte et la temporalité permettent d’« explorer le fait que le vide ne décrit pas l’état d’un espace mais plutôt sa connexion avec des processus qui ont ou pourraient avoir lieu Ibid., p. 31. ». D’où l’importance d’interroger le vide des 32 hectares au regard de l’histoire de la plaine.

Un lieu peuplé par de multiples absences

Un vide urbain est le fruit de décisions et de projets passés, tout comme il est un territoire de développements potentiels. Alors que la plaine Montceleux est le dernier témoin de l’histoire agricole de la ville, il est l’un des sites que la métropole du Grand Paris aménage. Le lieu est pris dans un état transitoire et suscite de nombreuses projectionsVoir les chapitres « Une terre de projets » et « Une zone à planifier ».. Proche d’une frontière administrative, à la lisière entre deux communes, il a été mis à l’écart des processus d’urbanisation locaux. Il est aussi un vide produit par l’accaparement du terrain par l’État durant les années 1970 pour un projet d’autoroute ensuite annulé. Les projets que la plaine Montceleux devait accueillir ont été avortés à cause de résistances locales, ou bien à la suite de changements d’orientation politiques décidés à d’autres échelles que celle de la ville. Ainsi, il est à la fois un espace laissé de côté et déconnecté du reste de Sevran (par les constructions avoisinantes) et réservé (pour des aménagements futurs). C’est aujourd’hui son devenir social, écologique et urbain qui est source de débats, voire de disputes autour du « meilleur » projet à accueillir. Les 32 hectares sont en effet appelés à jouer des rôles importants : l’ouverture du quartier Montceleux Pont-Blanc sur la ville, un corridor écologique entre les parcs de la Poudrerie et du Sausset, un pôle d’agriculture urbaine dans le cadre du projet alimentaire territorial (PAT) de la Seine-Saint-Denis, un pôle d’équipements sportifs et de loisirs pour les Sevranais·es, l’accueil de nouveaux et nouvelles habitant·es. Analyser ainsi le vide urbain de la plaine Montceleux comme un objet dynamique et transitoire permet d’identifier les disputes qu’ils cristallisent. Le chercheur en urbanisme Giorgio Talocci a étudié les vides urbains de la ville d’Istanbul comme des champs de lutte, des entités résultant du conflit entre des forces agissant depuis leur intérieur et leur extérieur. Il écrit :

Résultant de processus d’urbanisation, les vides urbains sont souvent des zones de friction et de ségrégation sociale, économique et infrastructurelle. Leur statut incertain, non permanent, leur utilisation informelle, non réglementée et non contrôlée sont autant d’attributs propices aux conflits socio-environnementaux. C’est pour cela qu’il faut envisager leur avenir avec beaucoup de prudence, car leur état géographique et social « d’entre-deux » est susceptible de favoriser une plus grande cohésion urbaine et sociale, soit au contraire de générer de nouvelles formes de conflits politiques)« From ‘’void’’ to ‘’voidness’’… », thèse citée, p. 64..

Qualifier un lieu de « vide » n’est pas anodin et produit des effets. Cela entraîne tout d’abord un effet de dénigrement, une perspective négative, comme si on ne lui concédait aucune qualité : « vide » comme « désolé », « délaissé ». Cela offre une version appauvrie de la réalité et invisibilise certaines propriétés du lieu (par exemple, la zone arborée qui offre un refuge à la biodiversité et favorise les déplacements d’espèces). Le vide devient alors une anomalie à rectifier. Le deuxième effet que nous identifions est un effet d’opportunité : qualifier un lieu de « vide » n’offre pas d’autre alternative que le remplissage et il ne peut être laissé tel quel dans le tissu urbain, a fortiori métropolitain, où les enjeux économiques liés à l’occupation foncière sont importants et incitent à distinguer les territoires les uns des autres, du point de vue de cet étonnant domaine qu’est le marketing territorial. Le vide devient ici un instrument dans la fabrique de la ville, un moteur du changement. Cela entraîne également un effet de projection : le lieu n’existe plus en tant que tel mais en tant que surface pour des projets. Il ne vit alors pas dans le présent mais dans des futurs encore non réalisés qui l’influencent déjà. Enfin, le vide peut avoir un effet bénéfique et procurer un espace de liberté, de repos et de soulagement.

Les perceptions sur le vide sont divergentes : s’il est souvent vu comme un manque de qualités, correspondant à une déficience (celle de ne pas contenir quelque chose), il peut aussi être appréhendé de manière positive en fonction de son environnement direct. Ainsi, en Seine-Saint-Denis, l’un des départements les plus urbanisés et peuplés de France, le vide de la plaine Montceleux devient un espace de respiration. C’est « un vide qui remplit », dit Jean-Luc, un vide qui ouvre l’horizon et l’esprit des habitant·es qui le contemplent. Il n’est plus une nuisance. C’est en se concentrant sur l’absence même que présente le vide et en faisant abstraction de ce qui l’entoure qu’il se dote de qualités nouvelles lui conférant une présence. La perception des 32 hectares diffère en fonction des acteur·ices et peut avoir des conséquences sur leur devenir. Si l’on interroge les habitant·es, qui ne forment pas un tout homogène, les réponses ne sont pas les mêmes selon qu’ils et elles viennent de Montceleux Pont-Blanc ou du centre-ville de Sevran. Les premier·es sont plus directement concerné·es car il s’agit de leur cadre de vie : ils et elles entretiennent un rapport ambivalent à la plaine, tantôt désolé, tantôt méditatif. La concertation publique du printemps 2021 a souligné le décalage entre les habitant·es et les élu·es, d’une part, le promoteur et l’aménageur, Linkcity et Grand Paris Aménagement, de l’autre. Le rejet du projet de piscine à vagues de surf a montré deux visions très différentes du vide de la plaine Montceleux : d’un côté, un milieu à écologiser davantage pour rendre la vi(ll)e plus durable et soutenable, répondant aux enjeux environnementaux et climatiques actuels (stress hydrique, îlots de chaleur urbains, perte de la biodiversité, artificialisation des sols) ; de l’autre, un territoire à démarquer et à affirmer dans une stratégie de marketing territorial au sein de la métropole du Grand Paris, pour faire (enfin) de Sevran « une terre de destination ».

La matérialité du vide de la plaine

Au-delà de la manière de percevoir le vide de la plaine Montceleux, quelle est sa matérialité ? Quelle est sa densité ? La qualité d’un espace, au sens de sa texture, ne se représente pas aisément sur une carte. Un espace est désigné comme vide à cause des absences ou des déficiences qu’il présente : absence d’activité ou de planification, vide spatial, cognitif ou vide politique, zone de non-droit… Les terrains Montceleux, occupés depuis des millénaires et exploités depuis des siècles, sont en grande partie un champ en jachère. Des processus biologiques sont à l’œuvre dans le sol : auparavant travaillée en agriculture conventionnelle, l’exploitation aujourd’hui au repos pourrait faire l’objet d’une conversion en agriculture biologique. Mais ce vide visuel est récent, et il n’est pas absolu, car les chardons et les ailantes poussent un peu partout. Avant, on observait du maïs au printemps et il y a plus longtemps encore, il y avait des coquelicots. Le lieu n’est pas construit mais le sol de la zone arborée est bétonné. L’absence de bâti ne signifie pas une absence d’habitant·es, si l’on prête attention aux nombreuses formes de vie qui peuplent et traversent la plaine (oiseaux, renards, hérissons, insectesVoir le chapitre « Une friche dans la métropole ».…). « Avant la construction des Érables, il y avait des chasseurs ici. On traversait le champ, les gens se baladaient avec leurs chiens », se souvient Claudine.

Le vide nul de la carte correspond donc à un espace vacant. La plaine Montceleux hérite de deux histoires enchevêtrées : l’urbanisation et la déprise agricole. Espace résiduel à la jonction de ces deux dynamiques toujours à l’œuvre, elle se retrouve coincée entre des projections qui la font exister dans des temps hétérogènes, des futurs potentiels et des futurs antérieurs, telle une zone indécisePierre Sansot, Poétique de la ville, Paris, Payot & Rivages, 2004.. Le vide de la plaine Montceleux se définit ainsi en creux d’un progressif remplissage tout autour de lui. Pour comprendre son existence, il faut maintenant revenir sur le progressif grignotage des terres agricoles alentour, provoqué par l’intense phénomène d’urbanisation qu’a connu la ville de Sevran au xxe siècle, en particulier entre 1920 et 1990.

Investir le vide

Les premiers vestiges découverts sur la butte Montceleux datent de l’âge de bronzeDaniel Mougin, « Découvertes sur la butte Montceleux », Mémoires d’hier et d’aujourd’hui. Journal de la Société de l’Histoire et de la Vie à Sevran, n° 5, 1996. et la première mention de la ville dans un testament remonte à l’époque mérovingienneArchives nationales, Testament d’Erminethrudis, K4, vol. 1, 700.. Depuis le Moyen Âge, Sevran est un bourg entouré de terres agricoles, en lisière de la forêt de Bondy. Sur la carte de Cassini dont le feuillet concernant la ville est publié en 1780, comme sur les représentations cadastrales suivantes, un petit centre-ville est entouré de vastes champs organisés autour de quatre fermes : Fontenay, la Fossée, Montceleux et RougemontArchives municipales de Sevran et Romain Ribeiro, « Sevran la rurale : le temps des fermes », Sevran le Journal, décembre 2017.. La courbe démographique reste relativement constante de la Révolution jusqu’à la seconde moitié du xixe siècle : 300 habitant·es peuplent le village. C’est alors que la nature purement agricole de Sevran commence à se transformerGilles Boudin et Jacques Mortureux, « 1873-1893 », Mémoires d’hier et d’aujourd’hui. Journal de la Société de l’Histoire et de la Vie à Sevran, n° 6, 1997..

Un développement infrastructurel et industriel
(1870-1920)

Le bourg de Sevran croît au sortir de la guerre de 1870 et durant les premières décennies du nouveau siècle, pour atteindre 2 000 personnes à la veille de la Première Guerre mondialeLe recensement de 1911 enregistre 1 923 habitant·es à Sevran, contre 365 en 1872.. Dévastée par l’invasion prussienne, désertée par ses habitant·es, Sevran connaît une première phase mesurée d’urbanisation à la fin du xixe siècle, que les historien·nes Virginie et Jean-Pierre Ferrand décrivent comme un « accroissement de la population [qui] s’est fait par à-coups avec la création de la voie ferrée et l’installation des différentes usines et des premiers lotissementsVirginie Ferrand et Jean-Pierre Ferrand, « Un siècle d’urbanisation sevranaise », Mémoires d’hier et d’aujourd’hui. Journal de la Société de l’Histoire et de la Vie à Sevran, n° 9, 2000. ». Si le canal de l’Ourcq coupe la ville depuis 1803 et constitue une voie navigable dès 1822, c’est la construction de la gare de Sevran-Livry en 1860 par la Compagnie des chemins de fer du Nord qui connecte la ville à Paris. L’interdépendance entre le réseau ferroviaire et le développement industriel est forte et de nombreuses industries fleurissent autour du chemin de fer : la Marine y établit la Poudrerie impériale puis nationale en 1873, ainsi qu’un laboratoire et un champ de tir au canon. Alfred Nobel, à l’étroit dans son hôtel particulier parisien qu’il continue d’habiter, installe aussi en 1881 son laboratoire à Sevran et, travailleur pendulaire, y mène ses recherches sur la poudre balistite jusqu’en 1890Daniel Mougin, « Nobel à Sevran », Mémoires d’hier et d’aujourd’hui. Journal de la Société de l’Histoire et de la Vie à Sevran, n° 5, 1996..

Cette première phase d’urbanisation résulte du « mitage urbain », qui désigne un développement épars du bâti en zone rurale. À Sevran, « les quartiers de pavillons qui, de Drancy à Aulnay enserrent la voie ferrée, semblent s’y éparpiller. Les champs isolent de la voie les îlots de quartiers résidentiels et prennent à mesure qu’on s’éloigne de Paris de plus en plus de placeVirginie Ferrand et Jean-Pierre Ferrand, « Un siècle d’urbanisation sevranaise », art. cité. ». Mais certains nouveaux quartiers émergent également sous une forme plus concentrée, comme celui de Freinville, nommé ainsi en lien avec la production de freins à air comprimé et signaux ferroviaires à l’usine Westinghouse. Les ouvrier·es s’installent progressivement autour de ce nouveau centre économique et démographique inauguré en 1892, dont la florissante activité conduit à la création d’une nouvelle halte ferroviaireArchives municipales de Sevran et Romain Ribeiro, « Westinghouse, une nouvelle entrée de ville », Sevran le Journal, avril 2018.. Petit à petit, Sevran s’intègre au continuum de la banlieue parisienne, mais c’est au sortir de la Première Guerre mondiale que la ville connaît pour la première fois une croissance intensive.

Plan du Pont-Blanc, l'un des premiers lotissements de Sevran, présenté par la société Pharos en 1924. On peut noter à l'ouest la présence de la ferme de Montceleux. Source : Archives municipales de Sevran.

Plan du Pont-Blanc, l’un des premiers lotissements de Sevran, présenté par la société Pharos en 1924.
On peut noter à l’ouest la présence de la ferme de Montceleux. Source : Archives municipales de Sevran.

Une première croissance aussi intense que brève (1920-1950)

La population de la ville de Sevran a quadruplé durant la décennie 1920 (2 691 habitant·es en 1921 et 10 071 en 1931) et stagne ensuite. Il serait erroné d’attribuer la totalité de la croissance démographique à la seule mobilité vers la commune, puisque l’évolution des taux de natalité et de mortalité doit être prise en compte. Mais qui sont ces nouveaux et nouvelles Sevranais·es et comment expliquer leur arrivée en masse ?

Les premiers lotissements apparaissent à Sevran dès la fin du xixe siècle mais se multiplient durant les années 1920. Ils suscitent une opportunité de logement accessible au moins autant qu’ils répondent à un besoin préexistant. De très vastes terrains deviennent l’objet d’investissements par des sociétés d’opérations immobilières, telle la compagnie Pharos qui en 1924 lotit 24 000 m2 au Pont-Blanc, le quartier à la lisière de l’actuelle plaine Montceleux. Si ces nouveaux quartiers grignotent progressivement les champs, leur peuplement ne relève pas pour autant directement du phénomène d’exode rural. La résistante Denise Albert témoigne dans le film Souvenirs de Montceleux Pont-Blanc Souvenirs de Montceleux Pont-Blanc, 1923-2010 est un documentaire réalisé en 2010 par les habitant·es de Montceleux Pont-Blanc et Karus Productions, avec le concours financier de la Ville de Sevran, de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) et des bailleurs Logirep et Batigère. : « c’étaient que des Parisiens, le Pont-Blanc ». Elle l’attribue au faible nombre de logements disponibles à Paris après la Première Guerre mondiale, ce que corrobore le recensement de 1926 : les deux tiers des nouveaux ménages arrivés durant les cinq dernières années sont des Parisiens, principalement issus des quartiers ouvriers du nord-est de la capitale, ou encore des proches banlieuesJacques Mortureux, « Évocation du quartier du Pont-Blanc », Mémoires d’hier et d’aujourd’hui. Journal de la Société de l’Histoire et de la Vie à Sevran, n° 9, 2000.. Cette nouvelle population fréquente les cinq boutiques du quartier qui font à la fois bal, restaurant et bar, ainsi que le cinéma Le Kursaal qui s’installe en centre-villeIl s’agit de l’actuelle salle des fêtes. en 1928, peu après qu’une troisième grande usine, Kodak-Pathé, a ouvert au sud de la ville en 1924. Cette migration a aussi des conséquences politiques : les Sevranais·es élisent pour la première fois des maires qui portent l’étiquette d’un parti, en l’occurrence communiste. Le passé montmartrois des habitant·es du Pont-Blanc se traduit également par la création en 1936 d’une festive « Commune libre du Pont-Blanc ».

Population de Sevran et des communes limitrophes (1876-2020)
Évolution du nombre de logements construits à Sevran (1800-2022)

La folle accélération des années 1920 est éphémère. La population de Sevran se stabilise autour de 10 000 habitant·es et la croissance urbaine de la ville connaît une crise durant les années 1930. La désillusion des nouveaux et nouvelles venu·es, insatisfait·es des conditions matérielles de vie, n’y est pas étrangèreVirginie Ferrand et Jean-Pierre Ferrand, « Un siècle d’urbanisation sevranaise », art. cité.. Les lotisseurs ont en théorie la charge du développement d’un premier réseau viaire et de canalisations, mais les conditions de vie au Pont-Blanc demeurent en réalité précaires. Denise Albert évoque la seule présence d’ornières en guise de routes, l’absence de trottoirs et des « maisons de bois ». L’eau potable semble également faire défaut, comme en atteste la demande d’un conseiller de quartier en 1929 de poser une borne-fontaineJacques Mortureux, « Hygiène, santé, urbanisme », Mémoires d’hier et d’aujourd’hui. Journal de la Société de l’Histoire et de la Vie à Sevran, n° 7, 1998.. Les délibérations des conseils municipaux de l’époque soulignent les nouveaux besoins en matière d’écoles, de recrutement d’agents de police. Dans des pétitions adressées au maire de Sevran, les « propriétaires au Pont-Blanc » se déclarent « très gravement lésés » par la compagnie Pharos en ce qui concerne les canalisations d’eau, de gaz et l’électricitéClaudine Parisy, « Quartier Montceleux Pont-Blanc », Mémoires d’hier et d’aujourd’hui. Journal de la Société de l’Histoire et de la Vie à Sevran, n° 16, 2007.. Progressivement, les habitant·es et la municipalité pallient les manquements des lotisseurs et autres conglomérats tenus responsables de cette piètre qualité de vie ; la mairie finit par régler les litiges continus qu’elle entretient avec la Compagnie des chemins de fer du Nord au sujet de la desserte, mais aussi de la construction d’une passerelle ou d’un pont pour permettre aux piéton·nes de traverser la voie ferrée qui scinde la ville en deux, ou la « balafre » selon Jacques MortureuxJacques Mortureux, « La ligne du Nord », Mémoires d’hier et d’aujourd’hui. Journal de la Société de l’Histoire et de la Vie à Sevran, n° 12, 2003..

Au soir du 27 août 1944, après cinq ans d’une occupation allemande qui n’épargne pas Sevran, le quartier du Pont-Blanc et la plaine Montceleux constituent la ligne de front entre les tanks américains du 22e régiment d’infanterie de la IVe division et les forces allemandes. La toute proche butte Montceleux, derrière laquelle s’abritent les Allemands, est pulvérisée par des centaines de tirs de mortierArchives nationales, « Journal du 22e régiment d’infanterie de la IVe division de l’Armée américaine », 1944..

Combler le vide

La croissance démographique de Sevran, certes de même ampleur que celle des communes limitrophes, est impressionnante : entre 1946 et 1990, la ville gagne 40 000 habitant·es, soit 900 par an. L’habitat collectif, sous la forme de grands ensembles, y a significativement contribué : au plus fort du programme de construction de tours et de barres d’immeubles (entre les recensements de 1968 et de 1975), on compte 2 000 nouvelles personnes chaque année.

Dans une étude rétrospective sur les grands ensembles, les géographes Guy Burgel et Jacques Jullien, avec la collaboration de René GayGuy Burgel et Jacques Jullien, « Les grands ensembles, une histoire d’avenir avec trois territoires d’expériences : Marseille ZUP n° 1, Sevran les Beaudottes, Toulouse-Le Mirail », Pour mémoire. Revue des ministères de l’écologie, du développement durable et de l’énergie et du logement, de l’égalité des territoires et de la ruralité, n° 14, hiver 2014., comparent trois terrains distincts – Le Mirail à Toulouse, les quartiers nord de Marseille et Les Beaudottes à Sevran – et invitent à nuancer les jugements que l’on porte aujourd’hui sur les politiques publiques et les théories architecturales sous-jacentes au développement de ces grands ensembles. Les auteurs insistent d’abord sur la profondeur de la crise du logement au sortir de la Seconde Guerre mondiale et rappellent ses causes : il ne s’agissait pas seulement de reconstruire, mais aussi de construire pour pallier le « malthusianisme immobilier de la IIIe République » et prendre en compte la forte fécondité, l’exode rural, les mouvements de population liés à la décolonisation et l’arrivée massive de travailleur·ses migrant·es alors que l’économie s’emballe. Contrairement aux phases d’urbanisation précédentes, l’action publique se coordonne à l’échelle nationale. L’instrument de cette politique du logement du début des années 1960 est la ZUP, pour « zone à urbaniser par/en priorité ». L’historienne Annie Fourcaut décrit les visées et modalités du décret n° 58-1464 relatif aux zones à urbaniser par priorité, paru le 31 décembre 1958 :

Devenues a posteriori le symbole de l’échec de l’urbanisme autoritaire, à leur naissance les ZUP sont porteuses d’un immense espoir. Leur application doit permettre d’humaniser et d’équiper les grands ensembles, de mettre de l’ordre dans l’anarchique tissu des banlieues, de répartir les constructions sous l’égide des préfets. […] Le décret sur les ZUP instaure un nouveau mode d’urbanisation à l’échelle du territoire. […] La déclaration de ZUP entraîne que tout constructeur de plus de 100 logements peut être obligé d’y construire son programme, s’il entraîne de nouveaux équipements d’infrastructure à la charge de la collectivité ; la commune ou la société concessionnaire bénéficient d’un droit de préemption sur les terrains ; elle s’accompagne de l’engagement de mener à bien les équipements communs Annie Fourcaut, « Les grands ensembles ont-ils été conçus comme des villes nouvelles ? », Histoire urbaine, vol. 17, n° 3, 2006..

À Sevran, des réalisations préexistent à ces projets d’ensemble. Guy Burgel et Jacques Jullien écrivent que « la pression était telle dans la région parisienne qu’[…] avant même qu’une conception d’ensemble ait été réellement étudiée, des programmes ont été implantés sur les terrains libres Guy Burgel et Jacques Jullien, « Les grands ensembles, une histoire d’avenir… », art. cité. ». Les premiers immeubles collectifs modernes émergent ainsi dès la fin de la décennie 1950. Le 26 avril 1960, une ZUP est créée sur les cinq communes d’Aulnay-sous-Bois, Sevran, Villepinte, Tremblay-lès-Gonesse et Mitry-Mory, qui couvrent ensemble 36% de la superficie du futur département de la Seine-Saint-Denis. La ZUP initiale se morcelle progressivement et un plan-masse est finalement présenté le 28 avril 1964 ; il ne concerne plus qu’Aulnay, Sevran et Villepinte, mais conserve le même objectif de 18 000 logements, pour 460 hectares, ce qui le rend bien plus dense ! La nouvelle Société d’aménagement économique et social (SAES) est chargée de mener cette opération de grande ampleur. Les sources convergentVoir les articles précédemment cités de Valérie Ferrand et Jean-Pierre Ferrand, et de Guy Burgel et Jacques Jullien. pour indiquer qu’à faible distance du pouvoir central et des problèmes parisiens, le maire SFIO de Sevran André Toutain (de 1959 à 1977) est a minima « respectueux des décisions de l’État », quand on ne le décrit pas comme « écrasé par la technostructure du ministère et la stature envahissante de Robert Ballanger ». Selon un ancien directeur de la SAES, le maire communiste d’Aulnay-sous-Bois Robert Ballanger, élu en 1971, est en effet « un homme remarquable, qui [sait] décider et qui [développe] ses programmes sur sa commune, hors ZUP, en utilisant fort bien tous les textes et appuis existants ».

En regard, Sevran est décrite « sous tutelle de l’État ». Dans ce contexte singulier, des premiers lotissements voient le jour. Si, dans certaines ZUP, l’architecte en chef qui a dessiné le plan d’ensemble conserve un pouvoir opérationnel, « à Sevran […] ce sont les architectes d’opérations qui mènent véritablement et l’idée et l’action sur le terrain ». La ZUP dessinée par Michel Colle doit suivre un axe nord-sud reliant la gare de Sevran à l’hôpital intercommunal de Villepinte et comprendre « une série de dalles largement perforées s’élevant à 7 mètres au-dessus du sol » selon un « principe de fonctionnement [qui] est la [séparation] stricte de la circulation automobile et piétonne ». Elle n’est que partiellement réalisée dans les quartiers de Perrin et de Rougemont, et au Pont-Blanc à la fin des années 1960 avec la cité du bailleur Logirep qui jouxte l’actuelle plaine Montceleux.

La gouvernance devient de plus en plus difficile entre trois maires aux étiquettes politiques distinctes (socialiste à Sevran, communiste à Aulnay-sous-Bois depuis 1965, de droite, UDR, à Villepinte depuis 1968). Le projet perd peu à peu de son ambition et la ZUP finit par éclater en 1970 en plusieurs zones d’aménagement concerté (ZAC) : deux à Sevran et une à Villepinte.) Un nouveau plan d’aménagement de zone (PAZ) redessine totalement le projet sevranais, comme on peut le constater sur le document ci-contre, qui projette sur le plan initial de la ZUP de 1964 le nouveau réseau viaire de la ZAC de 1970.

Plan de la zone à urbaniser par priorité de 1964, SAES de la ville de Sevran, reproduit dans Burgel et Jullien, art.cité.

Plan de la ZUP de 1964. Les formes géométriques des grands ensembles partent, au sud, de la gare de Sevran-Livry pour s’étendre sur tout le nord de la ville. Le tracé ultérieur, au feutre, du réseau viaire construit durant les années 1970 montre à quel point le plan initial de la ZUP n’a pas été suivi. Source : SAES de la ville de Sevran, reproduction dans Burgel et Jullien, art. cité.

Ce développement urbain empêché puis fait d’initiatives disjointes aboutit à faire de Sevran un territoire fractionné et conduit à l’enclavement de l’actuelle plaine Montceleux. Ce constat est partagé par des historiens comme par des géographes :

Sans nourrir de regrets sur l’image du projet de 1964, on peut noter que ces revirements et modifications du projet initial donnent aux nouveaux quartiers de Sevran un côté inachevé, brouillon. De larges voies s’interrompent, des perspectives imaginées et amorcées sont coupéesJean-Pierre Ferrand, « Vers Sevran ville dortoir ? », Mémoires d’hier et d’aujourd’hui. Journal de la Société de l’Histoire et de la Vie à Sevran, n° 17, 2008..

Au fur et à mesure de la réalisation des différents programmes, cette trame viaire sera en partie abandonnée contribuant à ce que le fonctionnement urbain de Sevran soit tout, sauf facilement lisible pour un « visiteur » extérieurGuy Burgel et Jacques Jullien, « Les grands ensembles, une histoire d’avenir… », art. cité..

Durant les années qui suivent l’abandon de la ZUP, les initiatives immobilières se multiplient sans être coordonnées. Il n’y a plus de plan-masse et ce que l’on nomme plan d’aménagement de zone correspond de fait à un ensemble de zones constructibles où des « zonings » et des voiries s’organisent de manière indépendante. Les nouveaux grands promoteurs sociaux qui proposent des programmes HLM sont plébiscités tant pour ce qui était alors perçu comme une amélioration des conditions de logement et de vie que pour leur gestion financière. Au sud de la plaine Montceleux, la Poudrerie nationale ferme ses portes en 1973, après exactement un siècle de production, libérant les terrains alentour de tout risque de déflagration. Un chantier débute alors aux Sablons en 1976, un nouveau quartier situé entre la plaine et le parc de la Poudrerie. Malgré une politique de renforcement du centre-ville prônée par le nouveau maire communiste Bernard Vergnaud, élu de 1977 à 1995, l’urbanisation de Sevran continue, en particulier dans la ZAC des Beaudottes dites Nouvelles qui s’organisent autour de la nouvelle gare du RER BIAU Île-de-France et Martin Omhovère, « 40 ans d’aménagement aux abords des nouvelles gares », 2018. et du grand centre commercial, respectivement inaugurés en 1976 et 1979. La plaine est alors déjà à cette époque entièrement cernée.

Sur la vue aérienne de 1933 ci-dessus comme sur les plans d’époque, on distingue la forme singulière du quartier du Pont-Blanc, aux contours clairement délimités par les champs qui l’entourent presque intégralement. Sur le cliché de 2013 (présenté ci-dessus), c’est au contraire la plaine agricole qui, visuellement, ressort nettement, plus encore que les espaces verts. Sa non-occupation et son actuel enclavement ont été produits par un développement urbain parcellaire et contrarié. C’est là tout le paradoxe d’un vide qui apparaît alors même qu’au long du xxe siècle, le territoire très agricole de Sevran a été progressivement phagocité au profit d’opérations de densification urbaine. Les projets d’aménagement ne sont pour autant pas finis car, comme nous l’avons vu, le vide urbain opère comme une catégorie de remplissage qui appelle à l’investir et non à le laisser exister. Sans juger des modalités et conditions de félicité des derniers projets et de ceux en cours, que nous allons maintenant étudier, force est de constater qu’ils s’inscrivent pleinement et en continuité avec la logique décrite ici : encore, et toujours, combler le vide.