Une friche dans la métropole

Juin 2022. Nous retrouvons Benoît sur les 32 hectares. Benoît est designer de recherche, il collabore avec des collectifs dont il observe et soutient le travail en situation. Nous nous sommes donné rendez-vous sur ce que nous avons fini par appeler, entre nous, « l’oasis » – cette zone arborée à l’est de la plaine Montceleux, qui tranche avec le champ nu au repos. Cela fait maintenant plusieurs mois que nous arpentons la zone, à l’écoute des oiseaux, à l’affût de sa végétation qui se transforme, cherchant à trouver des indices de son histoire dans son sol ou ce qui l’entoure. Toujours dans l’intention de la décrire au plus près, sensibles à la manière dont notre perception de l’espace se transforme au fil du temps passé sur le terrain. Aujourd’hui, nous nous prêtons à des exercices d’attention pour appréhender autrement les 32 hectares et cherchons à solliciter d’autres sens que notre vue : « En tant qu’humains, nous mobilisons beaucoup le regard, nous observons avec les yeux – un peu avec les oreilles pour certains d’entre nous. Le paysage est de l’ordre de l’image. Nous allons aujourd’hui observer les effets des formes d’abstractionCet atelier emprunte aux reprises des propositions du philosophe Alfred North Whitehead par le philosophe belge Didier Debaise, notamment dans Didier Debaise, L’Appât des possibles. Reprise de Whitehead, Dijon, Les Presses du réel, 2015.. » Benoît précise : « Quand c’est abstrait, c’est distant, a-t-on l’habitude de dire. L’abstraction nous semble être un geste évolué, exceptionnel. Pour se réapproprier l’abstraction, les philosophes pragmatistes proposent de la mettre partout. Ce geste a pour effet de réduire une partie de ce que l’on peut percevoir pour en amplifier une autre. C’est une manière de filtrer. Pendant que vous [lisez ce texte], vous faites abstraction de la perception de vos pieds sur le sol, vous n’y pensez pas. »

Privilégier une abstraction plutôt qu’une autre produit des effets sur notre manière d’aborder la plaine Montceleux. Aujourd’hui, nous sommes invité·es à l’habiter avec notre corps, au présent, et non pas à l’observer depuis une perspective aérienne, tel l’aménageur projetant un futur qui la transforme, ni depuis sa lisière, tel un promeneur qui en ferait le tour. Prêter attention à l’expérience que l’on fait d’un lieu est une tout autre manière de le comprendre. Cela pourrait peut-être nous permettre de saisir ce que l’histoire urbaine ne dit pas du territoire où nous nous trouvons – qu’elle le taise ou qu’elle cherche à ne pas le valoriser. Une observation minutieuse et prolongée de ce qui est au ras du sol et à hauteur du regard, à portée de main et à l’horizon, « rend chaque entité digne d’intérêt, permet de se lier lucidement à des environnements quotidiens et de les transformer par notre présenceg.u.i. (Nicolas Couturier, Benoît Verjat et Tanguy Wermelinger) (dir.), « Des écotones », La Navette n° 2, Biennale Internationale Design de Saint-Étienne 2022, sous le commissariat d’Ernesto Oroza. ».

Un refuge de biodiversité

Le champ de la plaine Montceleux en friche : vue sur le quartier Pont-Blanc. Photo : Clémence Seurat (2022).

Le champ de la plaine Montceleux en friche : vue sur le quartier Pont-Blanc. Photo : Clémence Seurat (2022).

L'est de la friche Montceleux et sa végétation étagée. Photo : Clémence Seurat (2022).

L’est de la friche Montceleux et sa végétation étagée. Photo : Clémence Seurat (2022).

Rendre remarquable ce que nous observons

Nous démarrons par un exercice d’écouteCes exercices de perception sont empruntés aux pratiques (éco)somatiques comme celle du Deep listening développée par la musicienne Pauline Oliveros.. Il consiste à distinguer un maximum de sons autour de nous, à les identifier et à les nommer : du plus proche au plus lointain, de notre propre respiration aux bruits de fond. Ce matin-là à Sevran, nous entendons la fauvette à tête noire, des corneilles, l’aboiement d’un chien, quatorze voitures et trois vélos, des avions proches qui paraissent très distants, le bourdonnement incessant d’insectes, l’alouette des champs, des pies, le RER B, le vent dans les arbres, une fermeture éclair qui voulait se faire discrète sans y parvenir, nos micromouvements, des voix humaines, une toux. Benoît propose ensuite un nouvel exercice qui mobilise encore notre écoute : il s’agit à présent de percevoir notre environnement sonore comme s’il ne formait qu’un seul son. C’est très difficile, presque impossible. Nous cherchons à sentir ce que cela fait de ne pas découper le réel en choses que l’on connaît. Autrement dit, de s’exercer à reconnaître nos manières d’abstraire.

Ces exercices, que complètent des balades silencieuses puis commentées en petits groupes, invitent à d’autres manières de sentir et de se relier à son environnement immédiat. Soudainement, la friche paraît bien plus peuplée qu’auparavant : les oiseaux que l’œil non expérimenté repère mal se sont fait entendre, les plantes se sont manifestées dans toute leur diversité, le bruit des insectes s’est mêlé à celui des avions. « Qu’est-ce qu’on décide de rendre remarquable dans ce qu’on observe ? », se demande la philosophe Vinciane DespretVinciane Despret, Habiter en oiseau, Arles, Actes Sud, 2019, p. 154. à propos des oiseaux. Cette question peut littéralement nous habiter dans l’exploration d’un terrain qui est loin d’être un vide, ou une succession de plans plus ou moins agissants, ou un simple champ. Car « accorder de l’attention […], c’est une autre façon de déclarer des importancesIbid., p. 15. ». Cette posture nous invite à laisser exister des choses que d’ordinaire nous ignorons, « de rompre avec certaines routines », « pour rendre possibles d’autres histoires »Ibid.. Cela nous permet d’écrire une version plus riche de la plaine Montceleux, son portrait fragmenté en de multiples facettes.

Cela fait également avancer notre enquête, en soulevant des détails qui suscitent questionnements et recherches. Il s’agit d’aiguiser nos sens pour intensifier l’expérience du lieu puis d’enrichir nos mémoires, personnelles et collectives, partagées et oubliées, cognitives et physiques. Cela contribue à faire vivre le lieu dans différentes temporalités : l’affûtage des sens au présent réactive des souvenirs qui rendent de nouvelles projections possibles. Aïcha s’est souvenue des parties de cache-cache dans les hautes herbes vertes du champ. Travailler, enquêter de cette manière nous attache à cette plaine (en particulier l’oasis !), plus intensément et autrement, nous fait nous rendre compte de l’importance de l’ordinaire et le dote de qualités. Ces pratiques d’attention pourraient nous aider à remédier à ce que l’écologue Audrey Muratet nomme « la cécité écologique » des urbain·es. Elles font en tout cas surgir de nombreuses questions, invitant à de nouveaux scénarios. Souvenons-nous, comme l’écrit Isabelle Stengers dans Réactiver le sens commun, que « l’enjeu de la question n’est pas la réponse qui sera donnée mais une transformation affective ou existentielle – un élargissement de l’imaginationIsabelle Stengers, Réactiver le sens commun. Lecture de Whitehead en temps de débâcle, Paris, La Découverte, 2020, p. 82.».

Liste des questions posées par les participant·es à l'issue des exercices d'attention proposés lors de l'atelier avec Benoît Verjat en juin 2022.

Liste des questions posées par les participant·es à l’issue des exercices d’attention proposés lors de l’atelier avec Benoît Verjat en juin 2022.

Vue sur « l’oasis », l'espace arboré situé à l'est de la plaine Montceleux le long du chemin du milieu. Photo : Clémence Seurat (2022).

Vue sur « l’oasis », l’espace arboré situé à l’est de la plaine Montceleux le long du chemin du milieu.
Photo : Clémence Seurat (2022).

Ce dont une friche est le nom

Dans la récalcitrance de la plaine Montceleux à se laisser aisément catégoriser, une hypothèse est de la qualifier de « friche », comme nous l’a soufflé Cécile qui, dans son travail personnel et au sein du collectif Inter-friches, en a fait son objet de recherche et d’intérêt. Au premier abord, on a souvent l’impression qu’il n’y a rien dans les friches – ou plus exactement, que rien ne vaut d’y être remarqué. La friche est encore souvent perçue comme synonyme d’une absence de vie, où seules les broussailles pousseraient, étouffant tout, lui conférant un caractère mal aimable. Au contraire, elle présente les milieux écologiques les plus divers dans la ville, nous disent les écologues. Sur une seule friche, selon sa taille, on compte jusqu’à 200 plantes différentes – nous en avons dénombré près de 30 en une matinée sur notre site – et on observe la présence d’animaux – comme le renard aperçu avant l’un de nos ateliers. Le rôle joué par les friches dans le maintien de la biodiversité urbaine est bien connu et largement documentéSébastien Bonthoux, Sabine Greulich, Sabine Bouché-Pillon et Francesca Di Pietro, « Le rôle des friches dans le maintien de la biodiversité en ville : une revue bibliographique », Colloque urbanités et biodiversité, 2013. L’article se réfère notamment à Erik Öckinger, Åse Dannestam et Henrik G. Smith, « The Importance of Fragmentation and Habitat Quality of Urban Grasslands for Butterfly Diversity », Landscape and Urban Planning, vol. 93, n° 1, 2009. : elles présentent un nombre d’espèces plus élevé que les autres espaces verts urbainsSébastien Bonthoux et al., « Le rôle des friches dans le maintien de la biodiversité en ville », art. cité.. De par leur absence de gestion, on dit des friches qu’elles évoluent librement, c’est-à-dire qu’elles se développent à leur propre rythme, selon leurs propres règles, sans intervention humaine. Cette libre évolution permet aux écosystèmes de se reconstituer, notamment dans des environnements abîmés. Les friches abritent ainsi une diversité d’habitats pour les espèces animales et végétales, dont le nombre augmente avec leur superficie. L’hétérogénéité des paysages que contient la friche est aussi une succession temporelle, écrit Audrey Muratet :

les […] végétations [des friches urbaines] sont dynamiques, évoluent dans le temps, se succédant en une séquence toujours identique. Le processus commence par une communauté d’espèces pionnières, les premières à coloniser des sols fraîchement perturbés qui seront progressivement remplacées par une autre communauté végétale plus dense, composée d’espèces sociales. Puis croissent les premiers arbustes, à l’ombre desquels se développent les arbres – les « adultes ». La succession se caractérise notamment par la hauteur du couvert végétal qui augmente au cours du tempsAudrey Muratet, Myr Muratet et Marie Pellaton, Flore des friches urbaines, Paris, Xavier Barral, 2017, p. 19..

Si on laisse évoluer librement une friche dans un climat tempéré comme celui de l’Île-de-France, elle tend naturellement à se « recouvrir » et à devenir une forêt.

Ce qu'une lecture écologique de la plaine nous apprend

Nos exercices d’attention et nos arpentages nous ont enseigné que la plaine Montceleux est un espace composite, dont les sols changent de nature et de qualité parfois d’un mètre à l’autre. La variété de ses paysages et de ses végétations nous invite à la considérer comme un écotone, qui est une lisière ou un espace de transition entre deux milieux écologiquement différents, représentant plus que la somme des deux milieux qu’il lie. Ces « espaces limites, lieux d’interfaces […] obligent à complexifier les classifications de milieux et rend caduques les binarités de nature et culture, les différences entres milieux naturels et milieux artificielsg.u.i. (Nicolas Couturier, Benoît Verjat et Tanguy Wermelinger) (dir.), « Des écotones », op. cit. ». L’écotone Montceleux se présente comme un milieu socio-écologique riche et hybride, où se mêlent traces de vie humaines et non humaines, plus ou moins discrètes. L’écologie urbaine, qui étudie la ville comme un écosystème dans une perspective naturaliste, sociologique, géographique et philosophique, est un outil précieux pour comprendre ces écotones. L’histoire d’un lieu se lit dans sa végétation, qui résulte de facteurs à la fois environnementaux et anthropiques : quand un champ au printemps présente une dominance de rouge, c’est de l’oseille attestant un sol épuisé par l’agriculture. Dans des espaces anciennement pollués, on observe une végétation vert fluo ou violet foncé. Plus un sol a été traité, dégradé, occupé ou potentiellement pollué, moins la végétation est importante et variée.

Le grand espace agricole de la plaine Montceleux accueillait sur 27 hectares des cultures céréalières jusqu’en 2019. Il est maintenant au repos, en jachère – en friche, littéralement. Lors d’un premier repérage effectué au printemps 2022 en compagnie de l’écologue Marion Brun, nous avons pu constater la diversité de milieux et de végétations du site, en cela caractéristique des friches. Le champ était recouvert de rosettes, ces plantes dont les feuilles s’étalent en cercle au sol : cette famille de chardons et de pissenlits est le signe d’une terre cultivée qui n’est pas mauvaiseLes analyses du sol conduites par la mairie de Sevran ont cependant montré un sol très appauvri.. Sur sa partie est, à la lisière du chemin bordé de platanes, un espace ouvert et non géré présente un milieu très différent. La présence du compagnon blanc, parmi des trèfles très hauts, indique que le sol n’y a jamais été tassé et paraît même de bonne qualité. Nous y observons l’armoise commune, la carotte sauvage, la vergerette, le gaillet gratteron, la laitue et la vesce, toutes appartenant à la végétation des friches qui succède aux milieux pionniers. On retrouve également des espèces prairiales (spécifiques aux prairies), homogènes et très sociales, comme le dactyle et le pâturin commun, qui font disparaître le sol sous leur densité. Il s’agit d’herbes intermédiaires, se situant en dessous du regard humain. Les différentes strates de végétation indiquent que l’espace évolue librement depuis longtemps, sans coupe : de petits peupliers, des arbres rudéraux, c’est-à-dire une espèce pionnière, commencent à « fermer » l’espace en inaugurant le stade arboré. Attenant à cette zone, sur ce que l’on nomme « technosol » ou « anthroposol » à cause du macadam qui le recouvre, poussent des ronces et des mûriers de manière foisonnante, typiques des friches urbaines et industrielles. On y trouve le pâturin comprimé, spécifique aux interstices minéralisés dont la « flore assez discrète […] a su s’adapter […] [aux] faibles quantités de terre et d’eau disponibles dans les fentes et les recoins du sol ». Non loin poussent le mouron rouge et la moutarde des champs, végétation caractéristique des milieux pionniers et des sols remodelés, « la première qui va croître suite à une perturbation ayant mis le sol à nu ». Enfin, le long du fossé, en bord de route, on distingue une bande de zone humide – une noue permet de récupérer l’eau qui ruisselle. À certains endroits, elle devient arborée : elle va agir comme une haie et permettre la circulation d’espèces animales. Sur le pourtour de la plaine, au niveau de la route, se développe la prêle des champs, propre aux berges et aux zones humides, ainsi que des roseaux. Toute cette biodiversité qu’abrite la plaine Montceleux est en de nombreux points similaire à celle des friches de la petite couronne parisienne.

Une friche est un lieu d’émergence du vivant, où pousse ce qui veut pousser, même discrètement. Mais si les friches apparaissent comme des refuges de biodiversité dans une écologie urbaine contrainte, c’est aussi parce que les villes sont à l’origine d’une perte importante de biodiversité (en nombre d’espèces comme en taille de populations). En effet, elles entraînent un « processus d’homogénéisation biotique », qui « désigne le gain des espèces ubiquistes [colonisant différents types de milieux, comme le pigeon biset ou le pâturin annuel] et la perte d’espèces localesAudrey Muratet et François Chiron, Manuel d’écologie urbaine, Dijon, Les Presses du réel, 2019, epub. ». Les faunes et les flores ont tendance à s’uniformiser à travers le monde et ce, d’autant plus que l’évolution génétique est rapide en ville. La richesse observée localement sur une friche va de pair avec l’érosion de la biodiversité globale.

Le sol est une banque de graines et, au moment où l’activité humaine faiblit ou cesse sur un site, sort ce qui a envie de sortir. C’est aussi vrai pour les animaux et les humain·es : viennent sur la friche celles et ceux qui en ont envie. Comme nous par exemple. Sans autorisation, nous sommes entré·es, avons traversé, farfouiné, collecté. Nous avons trouvé des herbes affaissées, des déchets abandonnés, suivi des chemins de désir à travers le champ et les herbes. Le nord de la plaine a parfois des airs de décharge. La friche s’inscrit dans des « paysages urbains [qui] peuvent être appréhendés comme des systèmes socio-écologiques complexes, dans lesquels les décisions et les choix de gestion humains créent des mosaïques spatio-temporelles de différents types d’habitatsSébastien Bonthoux et al., « Le rôle des friches dans le maintien de la biodiversité en ville », art. cité. ». Un bel exemple illustre cette intrication : le chant des oiseaux dans les villes. Dans leur Manuel d’écologie urbaine, Audrey Muratet et François Chiron nous apprennent que le son produit par les villes a un impact sur les comportements des oiseaux : en émettant des sons graves, à basse fréquence, l’espace urbain favorise les oiseaux qui chantent dans les hautes fréquences et contraint certaines espèces à s’adapter, en montant dans les aigus, pour se maintenir dans leur environnement.

De nécessaires continuités écologiques

Un paysage urbain fragmenté

Par leur fragmentation, les paysages urbains limitent et modifient les déplacements, journaliers comme saisonniers, des espèces animales et végétales. Cela est vrai également pour les humain·es, en particulier les personnes vivant dans des quartiers enclavés comme celui de Montceleux Pont-Blanc. Cette fragmentation est double : horizontale, lorsqu’elle est produite par les infrastructures de transport, et verticale, lorsqu’elle est engendrée par des bâtiments dont la hauteur entraîne un effet d’isolement. La matrice urbaine, qui artificialise et imperméabilise les sols, sépare ainsi les espèces les unes des autres.

Le couvert végétal dans la ville est très important pour toutes les populations qui l’habitent. Audrey Muratet et François Chiron écrivent que « le maintien du fonctionnement des écosystèmes urbains dépend aussi bien des surfaces qu’ils occupent que de leur répartition spatiale à l’échelle d’une agglomération ». Les auteur·es estiment qu’un minimum de 30 % de zones couvertes par de la végétation ou de l’eau est nécessaire pour assurer le bien-être des citadin·es et limiter le déclin de la biodiversité. Il est par ailleurs fondamental que ces espaces végétalisés offrent une continuité aux espèces : « une surface continue de quatre hectares est le minimum nécessaire au fonctionnement d’une nature ordinaire adaptée au milieu urbainAudrey Muratet et François Chiron, Manuel d’écologie urbaine, op. cit. ».

Améliorer la connectivité territoriale

Si les espaces végétalisés doivent être suffisamment grands et bien distribués sur le territoire, ils doivent également être reliés entre eux : on parle alors de la connectivité d’un paysage, que l’on dit fonctionnelle lorsque sa morphologie permet aux espèces de se disperser et de se déplacer. Bien sûr, un même territoire n’est pas fonctionnel de la même manière pour toutes les espèces. Par exemple, pour les plantes et les oiseaux, les espaces de nature ne doivent pas être éloignés de plus de 300 mètres d’un autre habitat favorable ou d’un espace de circulationIbid..

La connectivité d’un territoire dépend de ses continuités écologiques, c’est-à-dire de son réseau d’espaces naturels terrestres et aquatiques reliés les uns aux autres. Ces continuités sont constituées de « réservoirs de biodiversité » et de « corridors écologiques » les raccordant selon le chemin le plus rapide et le plus aisé à emprunter. Les continuités se pensent à différentes échelles du territoire et, une fois de plus, selon les espèces : plus on considère un territoire à une échelle locale, plus des éléments petits vont prendre de l’importance, comme par exemple un réseau de mares pour des batraciens, ou un bosquet pour des papillons. On dénombre trois types de corridors écologiques : le corridor paysager (une large bande paysagère, comme des haies dans une prairie, un bois ou un fleuve), le corridor en « pas japonais » (un réseau d’îlots favorables comme des jardins ou des buissons au sein d’une matrice moins favorable) et le corridor linéaire (une bande étroite, comme un fossé ou une rivière).

Pour préserver et restaurer les continuités écologiques sur le territoire français, un outil a vu le jour : la trame verte et bleue (TVB). Elle doit permettre la cohabitation, cruciale dans un territoire urbanisé comme le Grand Paris, entre les vivants et les activités humaines. La trame verte et bleue est déclinée à l’échelle de la région Île-de-France à travers des documents (SRCE, DRIF) qui ont vocation à rendre le territoire perméable au vivant. La plaine Montceleux y est identifiée comme un corridor de la sous-trame herbacée : elle joue le rôle de relais entre les vastes parcs de la Poudrerie et du SaussetRespectivement de 140 et de 202 hectares. (labellisés ZNIEFF/Natura 2000) pour les espèces animales et végétales caractéristiques des milieux ouverts (prairies), semi-ouverts (haies et bocages) et arborés (vergers). Ce rôle doit être renforcé et amélioré par les futurs aménagements du site, qui remplit également une fonction stratégique au niveau départemental en permettant les déplacements du nord au sudVoir le CDT Est Seine-Saint-Denis.. Enfin, parcourue dans ses souterrains par la rivière la Morée, recouverte depuis la moitié du xxe siècle, la plaine Montceleux, dont la zone sud est facilement inondableLe site est vulnérable au ruissellement et au phénomène de remontée de nappes., joue un rôle qui pourrait être amplifié dans la gestion de la trame bleue et des eaux pluviales.

Des chercheur·es préconisent aujourd’hui d’enrichir la trame verte et bleue d’une nouvelle couleur, le noir, afin de mesurer la pollution lumineuse et prévenir ses nombreuses conséquences sur la santé humaine (obésité, cancer, etc.) et les espèces animales. Les espèces nocturnes, qui en sont les premières victimes, représentent, à l’échelle mondiale, 30 % des vertébrés et 60 % des invertébrés. Le « dôme luminescent » que produisent les villes peut s’étendre sur des centaines de kilomètres autour d’elles, constituant une entrave écologique majeure aux déplacements d’oiseaux migrateurs notamment.

Suivre les oiseaux

L’un de nos ateliers nous a permis de saisir sur le terrain la double fonction de réservoir et de corridor écologiques de la plaine Montceleux : nous avons suivi Dauren, qui a contribué à la réalisation de l’Atlas des oiseaux nicheurs du Grand Paris, publié par la Ligue de protection des oiseaux (LPO), pour une balade ornithologique sur la plaine Montceleux. De 2015 à 2018, Dauren a prospecté cette zone de manière méthodique. Sur une carte IGN, il a découpé sa zone d’observation en un maillage de transects, sur un carroyage de 2 x 2 kmCette chaîne de traductions nécessaires pour transformer le foisonnement du réel en inscriptions scientifiques fait écho aux processus dont est témoin Bruno Latour quand il accompagne botanistes et pédologues en forêt amazonienne : « Je me croyais dans la forêt, or, par l’effet de cette pancarte, nous nous trouvons dans un laboratoire, certes minimaliste, balisé par la grille de coordonnées. La forêt, quadrillée, se prête déjà au recueil des informations sur du papier également quadrillé. » Bruno Latour, « Le topofil de Boa Vista ou la référence scientifique, montage photo-philosophique », Raison Pratique, n° 4, 1993.. Il la parcourait à deux reprises dans l’année, pour tenir compte de la phénologie des espèces, sur 3 kilomètres sans s’arrêter, à différentes heures du jour, au fil des saisons, et notait tout ce qu’il entendait et voyait, où et à quelle distance. Il a suivi deux protocoles pour déterminer – de manière probable, possible ou certaine, selon la fiabilité de ses observations – les lieux de nidification d’oiseaux à partir d’indices sur le terrain, et la densité de leur population – faible, moyenne ou forte –, une fois leur présence avérée. Les données ainsi collectées ont ensuite été vérifiées et modérées par des scientifiques pour établir des grilles de densité et des cartes de présence des oiseaux dans l’atlas.

Lors de ses arpentages réguliers, Dauren a observé que les sternes survolant régulièrement les Jardins d’Aurore viennent du Sausset. Elles vont pêcher dans le canal de l’Ourcq, au niveau de l’écluse de Sevran, puis repartent dans l’autre sens, avec leur poisson dans le bec. Il a aussi découvert une colonie de choucas des tours, de petits corvidés que l’on croise souvent à la campagne, sur les églises. Elle niche à l’hôpital Robert Ballanger, dans les trous du vieux bâtiment central en briques rouges. Il a encore repéré la linotte mélodieuse, un petit oiseau granivore qui vit dans une friche juste au sud de la plaine Montceleux. Il s’agit de la tribu la plus proche de Paris de cette espèce. Il a ainsi constaté que la plaine et les quelques friches qui l’entourent, en plus d’être empruntées par les oiseaux pour leurs déplacements, sont des réservoirs de biodiversité abritant une dizaine d’espèces d’oiseaux nicheurs, distinctes de la trentaine d’espèces recensées dans le parc de la Poudrerie. Les friches abandonnées et broussailleuses présentent une biodiversité spécifique : il importe en ce sens de les préserver, d’autant que ce sont des milieux complexes à reproduireUne tentative de répliquer un milieu de
friche a été entreprise au parc du Sausset, pour attirer les espèces qui lui sont caractéristiques, mais
sans succès.
.

Carte des déplacements de cinq espèces d'oiseaux nichant à Sevran. Crédit : Atelier de cartographie de Sciences Po (2023).

En travaillant sur une durée de quatre années, Dauren a aussi noté des évolutions au sein des populations présentes : le pic noir, venu de la forêt de Bondy, est réapparu au parc de la Poudrerie et les faucons hobereaux sont revenus. La proximité de Sevran avec la Seine-et-Marne, un département moins urbanisé et plus boisé, la destruction de nombreux habitats naturels dans la région et le réchauffement climatiqueLe réchauffement a fait rester à Sevran les fauvettes à tête noire et les pouillots véloces. Dans leur Manuel d’écologie urbaine, Audrey Muratet et François Chiron écrivent que les animaux et les végétaux doivent migrer vers le nord, de 212 km pour les oiseaux, pour retrouver les mêmes conditions de vie qu’auparavant. On parle de « dette climatique ». ont favorisé le retour de certaines espèces d’oiseaux dans la ville.

Durant l’atelier avec Dauren, nous avons observé 15 espèces d’oiseaux, par identification visuelle ou auditive : le chardonneret élégant, l’épervier d’Europe, l’étourneau sansonnet, le faucon crécerelle, le faucon hobereau, la fauvette grisette, l’hypolaïs polyglotte, la linotte mélodieuse, le martinet noir, le moineau domestique, le pic vert, la pie bavarde, le pigeon biset, le pigeon ramier (ou palombe) et le tarier pâtre. La cartographie qui précède reproduit les migrations et déplacements de cinq espèces repérées autour de la plaine Montceleux, aux profils variés : elles nichent dans des friches, dans la campagne et dans la forêt, et se déplacent de manière journalière ou saisonnière. Cette carte montre que la plaine Montceleux s’inscrit dans une vaste géographie.

Politiques des friches

L’observation des oiseaux qui nichent et traversent la plaine Montceleux, la lecture de sa végétation étagée, l’arpentage de ses terrains, le décryptage de cartes et autres documents techniques, nous montrent que le site est un territoire habité et traversé, reliant des quartiers et des paysages. Dernier champ de Sevran, il est aussi le témoin de la déprise agricole de la ville et, en cela, « marque la fin d’une territorialité spécifique, la disparition de relations et d’interrelationsVoir Claude Raffestin, « Une société de la friche ou une société en friche », Collage, n° 4, 1997, cité dans Claude Janin et Lauren Andres, « Les friches : espaces en marge ou marges de manœuvre pour l’aménagement des territoires ? », Annales de géographie, vol. 663, n° 5, 2008. », notamment l’entrelacement de la vie rurale et de la banlieue étudié précédemment. La friche se montre comme « un indicateur de changement, un indicateur du passage de l’ancien à l’actuel, du passé au futur par un présent de criseIbid. ». Le champ en friche est ainsi devenu une friche aux rôles multiples.

La notion de « friche » est poreuse. À l’origine, elle vient du monde agricole, elle est synonyme de jachère et désigne un soin apporté à la terre dans la rotation des cultures. Était en friche ce que l’on voulait protéger, préserver. Avec le temps, l’évolution des pensées, laisser se reposer est devenu délaisser, mettre de côté, perdre quelque chose. Cette perception négative remonte à loin et, déjà au xviie siècle, le Dictionnaire universel de Furetière définissait la friche comme « un champ négligé et inculte ». Si les « friches frondeuses […] n’ont pas bonne presseSarah Petitbon, Vercors, Vie Sauvage, Cognac, 369 éditions, 2021. », c’est parce que leur paysage est synonyme d’un passé révolu, d’une déprise industrielle ou agricole par exemple. Depuis les années 1970, la perception des friches s’est modifiée. Laisser à l’abandon signifie laisser le lieu se régénérer. La pression foncière a ensuite réinséré les friches dans les dynamiques urbaines et elles ont commencé à être vues comme des espaces d’opportunité, notamment économique. Comme l’écrivent les architectes Manon Bélec et Cécile Mattoug :

La fabrique de la ville se révèle productrice de la vacance. Elle rend possible la disponibilité des espaces pour le spontané. Résidus, marges, interstices, ces espaces sont mis à l’écart par la fabrique de la ville et c’est justement cette mise à l’écart qui permet l’expression spontanée de la végétation et des pratiques habitantes. L’effacement involontaire de ces espaces vacants du tissu urbain leur confère un rôle de page blanche, permet leur transformation en espace de ressource, tout en les rendant disponiblesCécile Mattoug et Manon Bélec, « Ressource et épuisement des espaces spontanés dans la fabrique de la ville », dans Manola Antonioli et al. (dir.), Saturations. Individus, collectifs, organisations et territoires à l’épreuve, Grenoble, Elya éditions, 2020, p. 160..

Les caractéristiques de la friche Montceleux

La plaine Montceleux se caractérise par son importante superficie – elle représente près de 5 % de la ville – et sa situation à la frontière administrative entre les deux communes de Sevran et Villepinte, c’est-à-dire, comme de nombreuses friches, aux confins d’une entité administrative. Elle fait la jonction – ou la séparation selon les points de vue – entre les quartiers pavillonnaires des Sablons et de Villepinte et les grands ensembles de Montceleux Pont-Blanc. Sa localisation en périphérie de Sevran a tendance à nourrir une représentation plus négative auprès des habitant·esDans l’article « Usages
et représentations des délaissés urbains, supports de services écosystémiques culturels en ville » (Environnement urbain, vol. 11, 2017), les auteur·es Marion Brun, Lucy Vaseux, Denis Martouzet et Francesca Di Pietro s’interrogent « sur l’éventualité d’un impact de la localisation du délaissé dans le gradient urbain sur les représentations qu’en ont les habitants riverains ».
que si elle était située en centre-ville. Cette perception est confortée par l’existence de la friche Kodak, au sud de la ville, qui connaît un tout autre sort : reconnue comme friche, elle a fait l’objet d’une dépollution partielle et a été réhabilitée afin de constituer un réservoir de biodiversité.

Nous l’avons vu précédemment, les sols des 32 hectares sont composés d’alluvions tandis que ceux de la corne sont formés de limons de plateaux. Les sous-sols du site sont quant à eux marqués par une forte présence de gypse, présentant un risque naturel de dissolution. L’urbanisation et les activités anthropiques multiples qu’a accueillies la région parisienne depuis le xixe siècle font de la plaine Montceleux un site sensible à la pollution des sols. Si elle n’est pas répertoriée dans les bases de données BASOL (recensant les sites et sols pollués) et BASIAS (inventaire national historique de tous les sites industriels et d’activités de services, abandonnés ou non, susceptibles d’engendrer une pollution de l’environnement), elle a fait l’objet d’une étudeÉtude hydrogéologique réalisée par FONDASOL pour le compte de l’établissement public d’aménagement (EPA) de la Plaine de France. en 2015. Cette dernière a mis en évidence la présence de remblais hétérogènes, ainsi que des sulfates en concentration supérieure à la valeur de référence pour l’eau potable sur certains points du siteVoir l’étude d’impact réalisée par Grand Paris Aménagement.. Les sols ont aussi été infiltrés par des années de traitement aux pesticides.

Et pourtant, la plaine Montceleux est une ressource importante pour Sevran. Au cœur de grands chantiers rêvés, abandonnés ou à venir, elle présente des enjeux écologique, agricole, territorial et économique. Espace composite, réservoir de biodiversité et corridor écologique, elle est une alliée pour atténuer les effets du réchauffement climatique et joue un rôle de régulateur thermique, dans un département très urbanisé comme la Seine-Saint-Denis, où les îlots de chaleur urbains (ICU) sont un phénomène de plus en plus fréquent. À l’avenir, elle pourrait accueillir des projets d’agriculture urbaine, dans la continuité des Jardins d’Aurore qui la jouxtent, sur une superficie de plusieurs hectaresÀ l’heure où nous écrivons ces lignes, le projet d’aménagement de la ZAC n’a pas encore été arrêté. D’après des sources officieuses, plusieurs hectares pourraient être dédiés à l’agriculture.. Le développement de la métropole parisienne, dont la logique de densification se fait au détriment de terres arables, rend la dépendance alimentaire d’une population grandissante de plus en plus préoccupante, surtout dans un contexte de réchauffement climatique. Citoyen·nes, élu·es et entrepreneur·ses sont nombreux·sesVoir la consultation citoyenne de 2021 documentée dans le chapitre « Un commun à habiter ». à vouloir laisser de la place à des projets agricoles qui, s’ils ne peuvent rendre les villes de la métropole souveraines d’un point de vue alimentaire, réinscrivent la pratique de la terre et l’alimentation au cœur de la cité. La plaine est encore stratégique pour désenclaver le quartier Montceleux Pont-Blanc et l’ouvrir au reste de la ville. Enfin, l’intérêt est aussi économique car le terrain est une réserve foncière non négligeable, permettant la réalisation de nouvelles habitations, même si seule une petite partie est constructible. Les aménagements qu’il doit accueillir s’inscrivent dans une politique de densification urbaine portée par la métropole du Grand Paris.

Une urbanité non planifiée

En marge du développement de la ville de Sevran, et pourtant sans cesse au cœur de projets à venir, la plaine Montceleux présente donc des caractéristiques et des enjeux propres aux friches urbaines. Elle ne figure néanmoins pas parmi les 2 700 friches recenséesDont presque 800 à Paris et en petite couronne. La typologie établie par le recensement est la suivante : habitat, activités, équipements, loisirs, infrastructures, carrières, transports, agriculture et espaces ouverts. par l’Observatoire des friches franciliennes, que l’Institut Paris Région a créé dans le cadre du plan régional « Reconquérir les friches franciliennesVoté en 2019, ce plan s’est traduit en 2021 par un appel à manifestation d’intérêt (AMI) dont l’objectif était de « limiter concrètement l’étalement urbain et préserver les terres naturelles et agricoles ». 100 projets de « requalification » de friches ont été soutenus. », et qui ne prend pas en compte les parcelles agricoles ou en jachère. Pourtant, l’activité agricole est aujourd’hui stoppée et la partie du terrain que nous appelons l’oasis n’est plus cultivée depuis très longtemps – depuis un demi-siècle d’après les images d’archives. Les 32 hectares ne sont pas non plus répertoriés dans l’inventaire national CartofrichesLe Cerema utilise les données de BASIAS et BASOL, ainsi que des lots de données nationaux comme les candidatures aux appels à projets, et s’appuie sur des acteur·ices localement (observatoires, études) pour consolider son recensement national. mis en place par le Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema). La plateforme recense 336 friches franciliennesSite consulté le 13 mai 2023. parmi 8 358 friches en France, soit une estimation bien en deçà de celle de l’Observatoire des friches franciliennes. Cet écart souligne l’importance et la variabilité de la méthodologie et des critères retenus pour identifier ces espaces.

Si on distingue couramment les friches selon leur usage antérieur (industriel, militaire, commercial, urbain, agricole), si elles présentent des caractéristiques diverses, c’est avant tout leur potentiel de transformation qui suscite l’intérêt de différents acteur·ices, des habitant·es aux aménageurs, des entreprises aux autorités. Comme le souligne le collectif Inter-friches :

dans le champ de l’urbanisme, les friches sont surtout considérées en fonction de leurs potentialités futures, en tant qu’espaces à bâtir, supports de densification et rarement en fonction de la complexité de leur état présent. De l’échelle communale jusqu’aux textes nationaux, voire européens, la friche urbaine est une catégorie qui n’existe que rarement dans le droit de l’urbanisme ; les friches sont d’ailleurs généralement figurées en blanc sur les cartes et plans d’aménagement. Elles représentent toutefois des lieux à fort potentiel dans le mouvement de l’urbanisme tactique ou éphémèreCollectif Inter-friches, « “Bye-bye les friches !” Densifier la ville sur les friches, une panacée ? », Métropolitiques, 15 novembre 2021..

Si la friche est aujourd’hui pleinement inscrite dans la fabrique de la ville, elle n’est pas un espace reconnu pour lui-même et ses fonctions environnementale, sociale et territoriale.

Espaces en marge ou marges de manœuvre ?

La plupart des définitions de la friche soulignent la nécessaire « intervention préalable » à son « réemploi »Voir la définition de la friche retenue par le Lifti, l’Assemblée nationale et en particulier celle de la loi Climat et Résilience (art. 222) : « Au sens du présent code, on entend
par “friche” tout bien ou droit immobilier, bâti ou non bâti, inutilisé et dont l’état, la configuration ou l’occupation totale ou partielle ne permet pas un réemploi sans un aménagement ou des travaux préalables. »
, l’inscrivant ainsi au cœur des politiques de développement et d’aménagement des villes. Sa mutabilité, c’est-à-dire sa capacité à se résorber ou se transformer, induit des perceptions et des imaginaires très différents selon qui l’observe. Les friches sont souvent vues comme des espaces abandonnés, sources de gaspillage foncier, entraînant à la baisse la valeur foncière du quartier où elles se situent. Au contraire, elles peuvent être considérées comme des espaces de respirationLa circulaire française de 1973 relative à la politique d’espaces verts préconise 10 m² d’espaces verts de proximité ouverts au public par habitant à l’échelle communale. Et plus récemment, le « Plan Vert de l’Île-de-France : la nature pour tous et partout, 2017-2021 » répond au fait que la moitié des Francilien·nes vit dans un environnement urbain carencé en nature. qui améliorent le bien-être des habitant·es, des refuges de biodiversité dont la verdure régule le climat, des lieux d’accueil de populations marginalisées ou encore des espaces de création artistique, culturelle ou associative. La diversité des perspectives sur les friches est le reflet des multiples usages qu’en ont les communautés, humaines et autres qu’humaines, qui les habitent et les traversent.

Les friches sont le miroir de la société qui les regarde, ce que traduit leur mode de gestion qui a évolué « de l’intervention […] s’attaquant aux symptômes dans les années 1970 [à] leur instrumentalisation dans les années 1990, puis leur anticipation dans la dernière décennie [2000]Claude Janin et Lauren Andres, « Les friches… », art. cité. ». Selon Lauren Andres et Claude Janin, ce passage des friches autrefois subies à des friches aujourd’hui instrumentalisées traduit « l’évolution de la société contemporaine qui se complexifie tant dans les processus de dématérialisation des systèmes de valeurs que dans la financiarisation et la déspatialisation de ses dynamiquesIbid. ». On parle même de « friche spéculative » pour souligner l’intérêt financier que représente la requalification d’une zone agricole en une zone urbanisable, dont la valeur est parfois multipliée par 1000 ! La friche peut encore s’avérer « programmatiquePhilippe Bachimon, « Paradoxales friches urbaines », L’Information géographique, vol. 78, n° 2, 2014. » quand son après est anticipé et l’a provoquée. Cela vient souligner les liens étroits entre ses valeurs symbolique et marchande, faisant de la friche un instrument de gentrification.

En tant que réserves foncières, les friches sont donc devenues un levier incontournable de la planification urbaine et métropolitaine. Leur surface globale a diminué de moitié dans l’agglomération parisienne entre 1982 et 2012, en réponse aux besoins en terrains de l’urbanisation et de l’augmentation de la population. Aujourd’hui, elles représentent un enjeu important de la loi Climat et Résilience de 2021 pour atteindre le double objectif de réduire de moitié le rythme d’artificialisation nouvelle entre 2021 et 2031, par rapport à la décennie précédente, et atteindre d’ici à 2050 une artificialisation nette de 0 %, c’est-à-dire au moins autant de surfaces « renaturées » que de surfaces artificialisées : « Les friches représentent à ce titre un gisement foncier [nous soulignons] dont la mobilisation et la valorisation doivent être préférées à l’artificialisation d’espaces naturels pour développer de nouveaux projets ». C’est pour éviter les dérives d’une telle instrumentalisation économique des friches urbaines que les urbanistes Damien Delaville et Nicolas Laruelle, et le géomaticien Xavier Opigez, membres de l’Observatoire des friches franciliennes, appellent à la prudence : « repérer et cartographier des friches », c’est « aussi et surtout prendre le risque d’attirer les regards d’opérateurs […] et ainsi d’obérer les réflexions qui doivent être menées par les acteurs publics à des échelles plus larges sur le devenir des friches et sur les grands équilibres à trouver entre renaturation, préservation et densification de ces sites stratégiques »Damien Delaville, Nicolas Laruelle et Xavier Opigez, « Requalifier les friches : un enjeu majeur de l’aménagement durable francilien »Note rapide de l’Institut Paris Région, n° 929, décembre 2021..

Ménager plutôt qu’aménager

Les chercheur·es Charles Ambrosino et Lauren Andres parlent à propos des friches d’un « temps de veille », qui « n’est pas un simple temps d’entre-deux, entre l’abandon d’un espace et sa réinsertion dans un projet encadré »Charles Ambrosino et Lauren Andres, « Friches en ville : du temps de veille aux politiques de l’espace », Espaces et sociétés, vol. 134, n° 3, 2008. mais « a une fonction éminemment sociale » dans le sens où il fait surgir les intérêts et les stratégies des différents acteur·ices, tels qu’ils se sont par exemple exprimés à Sevran lors de la concertation citoyenne du printemps 2021. Objet de négociation et de conflits, la plaine Montceleux a illustré à quel point « l’espace est à la fois générateur et support des rapports sociauxIbid. ».

Pour autant, l’idée même d’un « temps de veille » pose le problème d’instrumentaliser la friche une nouvelle fois et de ne pas la considérer comme un milieu à part entière. À cet égard, le collectif Inter-friches refuse de restreindre les friches à des passages ou des transitions dans l’espace urbain et revendique de les laisser exister pour elles-mêmes. Il met en avant « le temps de vie » des friches, qui paraît encore plus important à défendre depuis la promulgation de la loi ZAN (zéro artificialisation nette) de 2018, et écrit que « la densification des friches est souvent présentée comme la nouvelle panacée du développement territorial, passant sous silence plusieurs de leurs caractéristiques, en particulier leur diversité et leurs fonctionsCollectif Inter-friches, « “Bye-bye les friches !” », art. cité. ». La perspective de « construire la ville sur la ville », si elle paraît cohérente pour limiter l’artificialisation, met en danger les friches qui sont des milieux écologiques et sociaux importants.

Dans un de ses articles, le collectif Inter-friches résumeIbid. les différentes approches des friches en matière de politique publique. La friche peut être préservée en tant que refuge de biodiversité et instrument de régulation environnementale – c’est l’exemple de la friche Kodak au sud de Sevran. Cette préservation peut être temporaire et les friches alors pensées comme des « stocks mouvants d’espèces végétalisées ». L’écologue Marion Brun préconiseVoir sa conférence en ligne « Biodiversité végétale et délaissés dans l’aménagement urbain : contribution potentielle
des délaissés urbains aux continuités écologiques ».
de les préserver durant vingt ans afin de bénéficier de tout ce qu’elles apportent en matière d’écologie, de la circulation des espèces à la régénération des milieux. Cette hypothèse, proche du concept de « conservation temporaire de la biodiversité » développé par Mira Kattwinkel et al.Mira Kattwinkel, Robert Biedermann et Michael Kleyer, « Temporary Conservation for Urban Biodiversity », Biological Conservation, vol. 144, n° 9, 2011., pourrait être un mode opératoire pour une écologie urbaine dynamique, avec des friches apparaissant et disparaissant simultanément dans la ville. La friche peut encore être ménagéeVoir Séréna Vanbutsele, « Concevoir des lisières urbaines pour ménager les sites semi-naturels bruxellois », Urbia, n° 6, 2020., de manière légère, afin de maintenir sa qualité d’espace hybride et indéfini, appropriable par les habitant·es. Enfin, elle peut être partagée, c’est-à-dire accueillir des pratiques et des usages variés, dont la nature peut favoriser la gentrification ou au contraire réguler les prix du foncier dans le quartier. Toutes ces approches soulignent la possible coexistence sur un même lieu de dimensions contradictoires rendant nécessaires l’ouverture de négociations ou un arbitrage politique.

Réhabiliter une écologie ordinaire

Une ailante au milieu de la plaine Montceleux. Il s'agit d'une plante classée « espèce exotique envahissante ». Photo : Clémence Seurat (2022).

Un ailante au milieu de la plaine Montceleux. Il s’agit d’une plante classée « espèce exotique
envahissante ». Photo : Clémence Seurat (2022).

Les exercices d’attention, la lecture écologique du paysage, la balade ornithologique comme l’étude des cartes et des documents officiels montrent que la plaine Montceleux fait coexister un grand nombre d’êtres vivants, humain·es et non humain·es, au sein d’un même territoire fortement touché par le développement métropolitain. Qualifier les 32 hectares de friche souligne leur rôle en tant que milieu socio-écologique complexe, pour la préservation de la biodiversité, le bien-être et la santé des habitant·es, dans un contexte de mutations climatiques sans précédent et de sixième extinction de masse. L’extinction, écrit le philosophe Thom van Dooren, n’est pas quelque chose « qui commence, se produit rapidement, puis se termine », c’est un lent « effilochage de modes de vie intimement enchevêtrés »Thom van Dooren, En plein vol, Marseille, Wildproject, 2021, p. 41.. Même si elle n’abrite pas d’espèces rares, ou presqueLe fraisier vert, une espèce rare et déterminante des ZNIEFF, et l’orpin réfléchi, très rare en Seine-Saint-Denis et assez commun en Île-de-France, ont été repérés dans l’oasis par l’Étude biodiversité –Sevran, Terre d’Avenir réalisée en février 2018
par l’O.G.E. / SAFEGE. Cette étude identifie à Sevran deux zones portant des enjeux écologiques « forts » : la friche Kodak et l’oasis de la plaine Montceleux.
, la plaine Montceleux est habitée et traversée par des espèces qui, aussi ordinaires et peu remarquables soient-elles, composent la trame du vivant et contribuent activement à la maintenir.

Tout comme les friches urbaines, quasi inexistantes dans le code de l’urbanisme, sont rarement considérées comme des lieux ayant suffisamment de valeur pour les laisser exister, la nature ordinaire qu’elles abritent et qui rassemble les espèces abondantes ou communes, ne compte pas comme biodiversité dans les politiques de protection de l’environnement. Elle n’est ainsi pas intégrée à la séquence « éviter-réduire-compenser », dite ERC, qui réduit la biodiversité aux seules espèces protégées et menacées, ni aux études d’impact des cabinets spécialisés qui prévalent à la conception des grands projets d’aménagement tels qu’ils se multiplient dans le Grand Paris.

Dans un quartier populaire de la Seine-Saint-Denis comme celui de Montceleux Pont-Blanc, il importe aussi de préserver une telle biodiversité pour les bienfaits qu’elle apporte dans la vie quotidienne des habitant·es, car son faible niveau est un indicateur d’inégalité sociale et économique, à prendre en compte dans les politiques publiques. Dans leur Manuel d’écologie urbaine, Audrey Muratet et François Chiron écrivent que « la nature ne doit pas […] être imaginée simplement comme une mesure cosmétique qui apporte une plus-value esthétique et financière à certains projets immobiliers ni comme un outil ou une technique d’assainissement de l’environnement urbainAudrey Muratet et François Chiron, Manuel d’écologie urbaine, op. cit. ». En ce sens, les friches peuvent devenir un instrument de justice environnementale et le levier d’une écologie populaire. En tant qu’« espaces caractéristiques d’un entre-deux », elles « peuvent avoir un rôle, une fonction réelle de médiation et être une véritable ressource pour aider les acteurs à partager un point de vue préalable à une territorialité en devenir »Ibid.. Appréhender la plaine Montceleux comme une friche la montre comme un espace habité, traversé et disputé dans son avenir. Au cœur de l’évolution future de la ville de Sevran, elle représente un espace public, un commun à construire et à définir collectivement.