Au sein du projet de nouvelle mobilité, d’urbanisme et d’investissement immobilier de la ZAC Sevran Terre d’Avenir, ce sont les 32 hectares de terres agricoles de la plaine Montceleux qui concentrent les débats depuis plusieurs années. Une controverse a porté sur la construction d’une piscine à vagues pour la pratique du surf, aujourd’hui abandonnée. Ce bassin a fait l’objet de critiques sur ses dimensions sociale et écologique, et a été décrit comme un symbole de gentrification et d’exclusion dans une ville où plus de 30 % des habitant·es vivent sous le seuil de pauvreté.
C’est à l’issue de la concertation citoyenne organisée au printemps 2021, sous l’impulsion de la ville de Sevran, que le projet a été enterré. Cette concertation a fait suite à d’autres dispositifs réglementaires (enquête publique, concertation préalable) visant à mettre en communication et en débat le projet d’aménagement. Ce qui aurait pu être vu comme un point d’aboutissement – l’abandon à la suite de la controverse – a constitué l’amorce d’un processus de « concernement », c’est-à-dire de préoccupation active et d’intérêt sensible de la part des habitant·es sur le devenir de leur ville. C’est dans cette perspective qu’a été initié le dispositif de recherche participative Controverses en action, sous la forme d’une série d’ateliers menés par le médialab de Sciences Po et La Poudrerie – Théâtre des Habitants avec des Sevranais·es. Si son échelle reste modeste, l’expérimentation a cherché à faire des habitant·es des co-enquêteur·ices plutôt que des enquêté·es, pour s’orienter vers le partage d’un terrain d’enquête commun à saisir sous le prisme de multiples disciplines. Elle a aussi contribué par son processus de mise au travail à susciter un collectif, lié à la plaine Montceleux, alors appréhendée comme un commun à prendre en considération et à habiter.
Une vague dans la ville
En 2016, les terrains Montceleux sont sélectionnés pour être intégrés à l’appel à projets « Inventons la Métropole du Grand Paris » (IMGP). C’est le projet Terre d’Eaux, porté par le promoteur immobilier Linkcity, une filiale du groupe Bouygues, qui est lauréat en 2017 : il s’agit d’une base de loisirs, de logements et de commerce, présentant des « innovations environnementalesAnnoncées dans la vidéo de présentation des projets lauréats d’IMGP1, elles ne sont pas détaillées. », dotée d’un fort potentiel en cas d’inscription du surf comme discipline olympique et en vue des JOP 2024Le surf est au programme des Jeux olympiques et paralympiques (JOP) d’été depuis 2020. Les épreuves de surf des JOP Paris 2024 se déroulent à Tahiti.. Le projet est présenté par Linkcity et son partenaire Crescendo comme « résolument tourné vers un objectif de réconciliation de l’espace urbain et de la nature ». Voulant faire de Sevran une « nouvelle place forte de la glisse », le promoteur met en avant « une wavepool de classe mondiale » – un vocabulaire visant à placer la ville dans la compétition urbaine planétaire chère au marketing territorialVoir Guillaume Faburel, Les Métropoles barbares, Lyon, Le Passager clandestin, 2018.. Une annonce un objectif de fréquentation de 500 000 visiteur·ses par an, sur 33 millions de client·es potentiel·les, grâce à l’emplacement du site à 20 minutes de l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle et à 30 minutes « du cœur de Paris ». Ces chiffres défilent sur des images montrant un surfeur la planche sous le bras, qui marche devant la tour Eiffel, s’engouffre dans le métro, prend les escalators et monte dans une rame, tandis que d’autres personnes sortent de l’aéroport, portant elles aussi leur planche de surf. Ce projet est financé à hauteur de 40 millions d’euros privés pour les équipements sportifs, 40 millions d’euros par Linkcity pour les aménagements écologiques, paysagers et de promenade, et 170 millions d’euros par des investisseurs privés pour la partie immobilière du projet.
Ce projet d’aménagement a fait l’objet d’une controverse, liée aux évolutions urbaines et environnementales du territoire. Par controverseVoir Clémence Seurat et Thomas Tari (dir.), Controverses mode d’emploi, Paris, Presses de Sciences Po, 2021., nous entendons une lutte de problématisations, une lutte autour de l’avenir de la plaine Montceleux. Ici, la controverse est locale et implique des points de vue divergents quant aux transformations du territoire : quelle ville les Sevranais·es souhaitent-ils et elles pour demain ? Quelle place laisser aux autres espèces vivantes et à l’agriculture ? La controverse adresse également la question suivante : à qui le projet d’aménagement porté par Linkcity, visant à faire de Sevran « une terre de destination », s’adresse-t-il ? Ce qui est mis en tension ici, ce sont, d’un côté, les objectifs de densification urbaine affichés par la métropole du Grand Paris et, de l’autre, le souhait des habitant·es d’améliorer leur cadre de vie en Seine-Saint-Denis. En cela, la controverse déborde la seule plaine Montceleux et vient questionner le monde que les Sevranais·es veulent habiter. Mais si la piscine à vagues de surf cristallise les critiques, le projet comporte certains éléments de programmation mieux accueillis, comme l’instauration d’un corridor écologique entre les parcs de la Poudrerie et du Sausset, souhaitable à l’échelle de la ville pour ses effets directs (bien-être, fraîcheur, biodiversité), comme à celle du département (circulation des espèces et maintien de la biodiversité). Si les acteur·ices se disputent sur le rôle que doivent jouer ces 32 hectares dans le Sevran de demain, tou·tes semblent s’accorder sur le besoin de mieux insérer cette zone dans la ville et d’en « faire quelque chose ».
La morphologie de la controverse est intéressante car elle nous permet de suivre les évolutions du projet à travers le temps, depuis sa sélection à son passage par différentes étapes réglementaires : le nombre de logements, la répartition des espaces entre les activités sportives et de nature, le tracé du corridor écologique, l’emplacement des plans d’eau, ont ainsi été revus. Une des arènes importantes de la controverse a été la concertation menée au printemps 2021 : elle a mis en scène et en débat les sujets d’accord et de dispute, a fait travailler les participant·es à une formulation collective de problèmes et de préconisations pour amender le projet. Ce dispositif a entraîné l’abandon, d’un commun accord entre toutes les parties prenantes, de la piscine à vagues de surf : à la fois en tant qu’équipement sportif non adapté aux besoins locaux, qu’aberration écologique du fait de sa consommation, que symbole d’une gentrification non souhaitée par la population.
L'imaginaire du Grand Paris
À la suite de la sélection du projet de Linkcity, et dans le cadre de l’établissement de la ZAC Sevran Terre d’Avenir, une enquête publique et une concertation préalable ont été menées à Sevran. Le droit de la participation du public au processus décisionnel s’applique lorsqu’un projet est susceptible d’avoir des effets sur l’environnement, entendu comme « cadre de vie des riverains, enjeux de santé, protection des espèces non-humainesJean-Marc Dziedzicki, « Quelles réponses aux conflits d’aménagement ? De la participation publique à la concertation », Participations, n° 13, 2015. ». Cette participation est organisée en amont (débat public, concertation, conciliation) ou en aval (enquête publique, consultation en ligne). Ce principe de la participation du public en matière environnementale a été consacré par l’article 7Cet article comprend quatre objectifs (améliorer la qualité et la légitimité de la décision publique, assurer la préservation d’un environnement sain, sensibiliser et éduquer, améliorer et diversifier l’information) et quatre droits (accéder aux informations pertinentes, demander la mise en œuvre d’une procédure préalable, bénéficier de délais suffisants, être informé·e de la manière dont les contributions du public ont été prises en compte) de la charte constitutionnelle de l’environnement promulguée en 2005.
Depuis les années 1970 apparaît une « véritable offre de participation publiqueGuillaume Gourgues, « La participation publique, nouvelle servitude volontaire ? », Hermès, vol. 73, n° 3, 2015. ». Elle intègre des dispositifs juridiques venant répondre aux controverses et aux violences suscitées par des projets d’aménagement et « permettant (et imposant) [leur] mise en débatIbid. » : enquête publique, Commission nationale du débat public (CNDP), Charte de l’environnement, conférence citoyenne (qui est moins encadrée). Pour autant, ils offrent peu d’espace et de prise aux citoyen·nes, dont l’influence sur les projets reste très marginale. Le chercheur en sciences politiques Guillaume Gourgues note que les dispositifs reposant sur l’initiative citoyenne sont, de manière paradoxale, de plus en plus rares au sein de cette offre croissante. Prenons le cas de l’enquête publique. Elle est, selon l’historien de l’environnement Frédéric Graber, une formalité qui fait partie intégrante d’une « culture de l’enregistrement », bien éloignée de la participation citoyenne qu’elle prétend incarner depuis un demi-siècle. Inspirée des enquêtes de commodité de l’Ancien Régime qui visaient à justifier la redistribution de droits, liés à l’exploitation d’une terre par exemple, l’enquête publique ne donne pas lieu à l’échange ou à la confrontation d’arguments sur un projet et son bien-fondé mais se contente de les enregistrer, dans un « curieux exercice de neutralisation argumentaire ». Elle est un outil administratif, et non pas démocratique, qui examine les dossiers à l’aune de la procédure et non sur le fond, « appel[ant] des participants à se prononcer sur un projet dont l’essentiel du dossier est constitué d’études indiscutables »Frédéric Graber, Inutilité publique. Histoire d’une culture politique française, Paris, Éditions Amsterdam, 2022, p. 49.. Il existe une confusion entre participation et démocratie entretenue au fil des réformes et des discours qui les accompagnent, alors que la nature de dispositifs comme l’enquête publique est juridique et non politique. Avec la loi de 2018 pour un État au service d’une société de confiance (ESSOC), « le ministère confirme que la participation est un droit, mais il réduit celui-ci à deux objets – l’accès à l’information et le droit de s’exprimer –, et passe totalement sous silence l’impact des observations des participants, comment il faudrait en tenir compte, quelle influence ils pourraient avoirIbid., p. 167. ».
En octobre 2016, la toute nouvelle métropole du Grand Paris (MGP), intercommunalité regroupant Paris avec 131 communes créée dix mois plus tôt en vertu des lois Maptam (2014) et NOTRe (2015), organise un appel à projets innovants (API) intitulé « Inventons la Métropole du Grand Paris » (IMGP). Ce dernier, inspiré de l’API « Réinventer Paris » organisé par la capitale en 2014, vise à identifier et investir de nouveaux sites dans la métropole, situés dans des zones prioritaires en matière de densification et de construction, proches des futures gares du Grand Paris Express mais peu valorisables d’un point de vue foncier. Pour ce faire, le « plus grand appel à projets d’architecture et d’urbanisme d’Europe » invite des groupements d’entreprises à faire des propositions urbanistiques en échange d’une part de financements publics (fournis par la Caisse des dépôts et consignations et le Commissariat général à l’investissement) ainsi que la promesse d’une facilitation par les pouvoirs publics d’une mise en œuvre accélérée des projets.
Le procédé des API s’inscrit dans la logique d’un urbanisme négocié entre pouvoirs publics et acteurs privés et intervient à la croisée entre de multiples problématiques politiques. Il permet d’abord de donner une légitimité à la toute nouvelle institution que constitue la MGP, investie de missions ambitieuses mais de moyens plutôt limités. En effet, elle manque d’outils pour agir de manière opérationnelle et ne peut pas délivrer de permis de construire (qui demeurent la prérogative des communes qui la constituent). Le lancement de l’appel à projets intervient alors comme l’opportunité pour la métropole de s’affirmer politiquement par l’énonciation de projets sur des zones limitées mais stratégiques de son territoire, représentant une superficie de 2,6 millions de m2 à construire. D’un autre côté, pour les communes, l’API est la promesse d’une valorisation à moindres frais de sites mutables.
55 sites sont retenus dans le cadre du concours, dont un tiers est localisé à proximité d’une future gare du Grand Paris Express. En octobre 2017, 51 projets lauréats sont dévoilés. Le géographe Guillaume Faburel observe que « les grands promoteurs de l’immobilier comme Nexity [se sont associés] aux grands groupes de la construction et au secteur bancaire pour déployer des stratégies d’investissement et de spéculation de grande ampleur et, ce faisant, exercer une influence considérable sur la production de l’espace urbainGuillaume Faburel, Les Métropoles barbares, op. cit., p. 80. ». En effet, selon une enquête de la chercheure en urbanisme Sonia Guelton, 51% des lauréats sont des grandes entreprises de la promotion immobilière qui se sont groupées avec leurs différentes filiales ou se sont associées à de grands acteurs du logement social ou du bâtiment, là où d’autres lauréats sont des groupements de promoteurs et de structures spécialisées ou d’entreprises indépendantes liées aux spécificités techniques de certains sites. 20 de ces projets sont pilotés par les seuls Bouygues et Vinci. « C’est d’ailleurs Bouygues Construction, avec sa filiale de développement immobilier Linkcity, qui l’emporte, en décrochant 450 000 m2 de surface constructible, soit 13% du total des projets retenus pour “inventer” la métropoleIbid.. »
L’appel à projets IMGP « innove » d’abord par l’ampleur de la marge de manœuvre qu’il laisse aux groupements candidats, puisqu’il leur permet de se faire force de proposition sur la programmation même des portions de ville concernées, en définissant la destination et les usages des bâtiments à réaliser. Ainsi que le font remarquer les chercheur·es Lucille Greco, Vincent Josso et Nicolas RioLucille Greco, Vincent Josso et Nicolas Rio, « Les “Réinventer” : un concours de programmation… sans programmiste ? », Métropolitiques, 2018., cette liberté marque un changement radical dans la distribution des rôles entre les aménageurs et les promoteurs, mais conduit dans une certaine mesure à un changement de logique dans les projets immobiliers soumis à la compétition. En effet, « le contenu des projets n’est plus structuré par une estimation de la demande mais plutôt par la recherche de l’offre la plus attractiveIbid. » qu’on peut supposer moins attentive aux besoins et paroles des habitant·es qu’aux multiples enjeux politiques, communicationnels et économiques qui occupent notamment les membres du jury. Cependant, ce même jury étant constitué d’élu·es pour une grande part, les chercheur·es remarquent que les réponses des opérateurs ont tout de même été souvent fortement orientées par les projets en cours et les expectatives des collectivités. C’est bien le cas pour la plaine Montceleux, puisque le PLU de la commune Sevran révisé en 2015 prévoyait déjà la réalisation d’un « potentiel centre nautique » et la ZAC Sevran Terre d’Avenir était mise en chantier depuis cette date, influençant de manière assez directe les propositions de programmation du groupement représenté par Linkcity.
La démarche d’IMGP présente aussi une tentative d’innovation dans la temporalité de l’évolution de la ville, correspondant à la multiplication d’initiatives sur un temps court. Cependant, comme le font remarquer les géographes Daniel Béhar et Aurélien Delpirou, « les impasses initiales faites sur les procédures réglementaires (conformité aux documents d’urbanisme, modalités des enquêtes publiques et plus largement de la concertation citoyenne) sont susceptibles d’entraîner de nombreux conflits juridiques et sociauxDaniel Béhar et Aurélien Delpirou, « Des projets sans boussole ? Quelle place pour “Inventons la Métropole” dans le chantier du Grand Paris ? », Métropolitiques, 2018. ». Ce risque, découlant peut-être d’une primauté donnée à des enjeux institutionnels et politiques au détriment de l’écoute des attentes et des voix multiples habitant la métropole, n’a pas manqué de se concrétiser dans la controverse portant sur la plaine Montceleux.
En parallèle du concours IMGP, une concertation publique réglementaire est lancée à Sevran pour valider la création de la ZAC Sevran Terre d’Avenir. De mars à décembre 2017, quelque 450 habitant·es sont informé·es des orientations du projet Terre d’Avenir et expriment leurs questions et leurs attentes. Le projet est ensuite modifié et présenté dans sa nouvelle version fin 2018, lors de la réunion publique de clôture de cette concertation préalable. Le processus prend fin avec le recueil en ligne des observations du public du 6 novembre au 7 décembre 2019 suite à la mise à disposition de différents documents : le dossier de création de la ZAC Sevran Terre d’Avenir, l’étude d’impact, les avis émis sur ce dossier, le bilan de la concertation légale et l’avis de l’autorité environnementale et le mémoire en réponse de Grand Paris Aménagement (GPA). Parmi ces ressources, l’avis de la Mission régionale d’autorité environnementale d’Île-de-France liste les enjeux environnementaux du projet d’aménagement de la ZACCes enjeux sont les suivants : la préservation du cycle de l’eau, la préservation et le développement de la trame verte, la transformation du paysage, les conditions de déplacements, l’exposition aux risques et nuisances, la consommation de ressources en eau et en énergie, la consommation d’espaces agricoles et les incidences du chantier. et alerte sur le fait que « la justification du projet doit être mieux fondée, compte-tenu des impacts notables susceptibles de se manifester : perturbation des écoulements souterrains, artificialisation des sols, fermeture et morcellement du paysage, destruction d’habitats naturels et d’espaces agricoles, augmentation du trafic, consommation d’eau et d’énergie, ampleur du chantier et nuisances associées ». Cet avis semble avoir alimenté nombre des interrogations et des inquiétudes qui ont surgi des discussions tenues lors de la concertation citoyenne.
Le projet d’aménagement Sevran Terre d’Eaux a ainsi évolué pour devenir Sevran Terre d’Eaux et de Culture et être soumis à concertation citoyenne au printemps 2021, retardée à cause de la pandémie de Covid-19 et des confinements successifs. Sevran Terre d’Eaux et de Culture revoyait à la baisse le nombre des logements (passés de 3 000 à 800), comprenait des équipements sportifs (notamment aquatiques) et culturels, des parcelles consacrées aux jardins partagés et à l’agriculture urbaine, l’intégration d’une nouvelle filière universitaire et un corridor écologique reliant les parcs de la Poudrerie et du Sausset.
L'épreuve de la concertation citoyenne
La mise en place du dispositif participatif
Au printemps 2021, la Ville de Sevran, Grand Paris Aménagement et Linkcity ont initié un processus de concertation afin d’interroger et d’améliorer le projet Terre d’Eaux et de Culture. Le dispositif a réuni, avec les organisateur·ices, un conseil participatif constitué de 28 personnes, organisé en quatre collèges (citoyen·nes, futur·es usager·es, associations et élu·es) et chargé de formuler des propositions sur la programmation de la ZAC. Le collège citoyen a été recruté à l’issue d’un tirage au sort parmi les répondant·es à un questionnaire soumis aux Sevranais·es lors de rencontres dans la ville et en ligne sur Facebook. Le cadre de l’événement a été conçu par l’agence de conseil et de communication Rouge Vif, spécialisée dans la mise au point et l’accompagnement de démarches participatives : il prévoyait six réunions publiques, alternant prises de parole et ateliers, de mars à avril 2021.
Si la concertation citoyenne sevranaise s’est révélée fructueuse, ce n’est souvent pas le cas des nombreux dispositifs participatifs qui se multiplient en France depuis les années 1970. L’historien de l’environnement Frédéric Graber remarque à cet égard que « l’histoire de la participation en France depuis les années 1970 semble reproduire sans cesse le même schéma : une participation décevante, voire frustrante, incapable de résoudre les conflits, au moins dans un certain nombre de cas emblématiques, appellerait plus de participation, selon une surenchère qui se donne toujours comme objectif de produire du silence et qui donc contribue à renforcer la frustration qu’elle prétend atténuerFrédéric Graber, Inutilité publique. Histoire d’une culture politique française, op. cit., p. 186-187. ».
Face aux critiques nombreuses des associations environnementales et des habitant·es, il a semblé nécessaire d’initier un espace d’écoute et de débat sur le projet Terre d’Eaux et de Culture. On peut aussi supposer qu’il s’agissait de répondre à la crainte de voir une mobilisation citoyenne émerger à Sevran, en écho à la résistance organisée contre le projet EuropaCity sur le Triangle de Gonesse situé à quelques kilomètres. Notons également le changement à la mairie de Sevran : si le projet de piscine à vagues de surf était vivement soutenu par l’ancien maire Stéphane Gatignon, l’actuel maire de Sevran, Stéphane Blanchet, s’est montré nettement plus réservé, sans toutefois le rejeter. Et ce d’autant qu’une partie de la majorité avec laquelle il a été élu en 2020 s’était prononcée pour la réorientation profonde du projet d’aménagement. La concertation peut être ici comprise comme une forme de gouvernementalité, c’est-à-dire comme un instrument de résolution des conflits ou de pacification, dans le sens que lui donne Guillaume Gourgues qui propose même de considérer la participation publique comme une « servitude volontaireGuillaume Gourgues, « La participation publique, nouvelle servitude volontaire ? », art. cité. ». La concertation, en tant que « moyen d’action pour anticiper et/ou résoudre les situations de conflit dans l’action publique […] entre acteurs publics, professionnels et citoyens ordinaires dans la sociologie des controversesCharlotte Halpern, « Concertation/délibération/négociation », dans Laurie Boussaguet, Sophie Jacquot et Pauline Ravinet (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2019, p. 157. », est alors apparue comme un dispositif apte à ouvrir et pacifier le débat.
Le déroulé des débats
Le programme mis au point par l’agence Rouge Vif prévoit trois premiers ateliers thématiques (ville et nature, services et espaces de proximité, vivre et se loger à Montceleux) et un quatrième de synthèse. Un forum de restitution des discussions et des préconisations du conseil participatif au conseil municipal clôt la concertation. La séance inaugurale du 13 mars 2021 commence par présenter le projet d’aménagement, son modèle et ses premières évolutions. Comme le rappelle Grand Paris Aménagement, le projet se doit d’être à l’équilibre budgétaire grâce à des recettes d’exploitation, tout en intégrant des équipements « gratuits ou à tarifs maîtrisés » : « Tout l’enjeu […] est de limiter le nombre d’équipements qui sont en gestion communale. » Le ton est donné : « Si le programme d’activités doit évoluer à l’initiative de ce conseil, l’enjeu est d’arriver à trouver autre chose. C’est que, dans le projet, il faut qu’il y ait toujours un élément qui vienne distinguer l’opération ». Et l’issue semble ouverte : « Si on décide collectivement que la vague n’est pas souhaitable, il faut, à la place de la vague, proposer quelque chose qui soit intéressant pour les Sevranais et à l’échelle métropolitaine. » Le défi est de taille car, comme le rappelle une membre du collège citoyen : « On parle des Sevranais, mais je ne vois pas les Sevranais… en tout cas en termes de logements, je ne me vois pas dessus. » Cette ouverture est aussi l’occasion pour un élu de l’opposition, qui se retire ensuite de la concertation, la rejetant par principe, de critiquer vertement le dispositif comme « le symbole flagrant d’un autisme politique et surtout d’une pratique hasardeuse […] de la démocratie ». Ce type de remise en cause est courant dans un tel exercice car « les dispositifs participatifs sont implicitement chargés d’une revendication de monopole démocratiqueGuillaume Gourgues, « La participation publique, nouvelle servitude volontaire ? », art. cité. ».
Au cours des discussions, le conseil participatif se montre favorable aux activités liées à l’eau, mais la vague de surf suscite des débats, avant tout à cause de ses conséquences en matière d’environnement mais aussi de circulation et de stationnement, de financement et de cohabitation avec les autres activités et le quartier. Dès le premier atelier, les membres des différents collèges s’interrogent sur la réalisation de la continuité écologique et sur la gestion de l’eau. Le projet présenté par Linkcity matérialise un corridor écologique au tracé vague qui ne correspond pas à celui de l’arc paysager du contrat de développement territorial (CDT) Est Seine-Saint-Denis. Par ailleurs, le promoteur affirme que les eaux pluviales sont suffisantes pour alimenter les bassins de la vague Grand Paris grâce à la récupération de 220 000 m3 d’eau de pluie sur les 32 hectares. Ce calcul s’appuie sur un volume de précipitations de 700 mm/an alors que les données de Météo France indiquent des moyennes annuelles d’environ 600 mm/an et alors que les précipitations sont plus basses en période estivale, au moment où la recharge des bassins est la plus nécessaire, à cause du phénomène d’évaporation. Les chiffres avancés par Linkcity se doivent encore d’être nuancés en fonction du « coefficient de ruissellement » des différentes zones des 32 hectares. Dans ces conditions, Francis Redon de l’association Environnement 93 avance que ce ne sont que « 126 000 m3 sinon même 100 000 m3 qui seraient collectés sur le site ». À ce rythme, le bassin mettrait alors deux à trois ans à se remplir ! Le conseil souligne encore que les recommandations de l’Agence régionale de santé (vider les bassins deux fois par an pour éviter la prolifération de bactéries et utiliser de l’eau potable) ne semblent pas être suivies par le promoteur.
Aucune indication n’est fournie sur la viabilité économique du projet, ni sur le réalisme des chiffres de fréquentation affichés, ni sur la typologie des 500 000 visiteur·ses attendu·es chaque année. « Si c’est un lieu de destination, ça veut dire que les gens vont venir de partout. Il n’y aura pas que des Sevranais. Je me demande d’ailleurs combien de Sevranais vont profiter de ce que vous allez mettre en place », s’interrogent des participant·es. Des élu·es et des associations évoquent aussi les problèmes sociaux et de mixité sociale que le projet est susceptible d’engendrer avec des prix compris entre 40 € et 50 € pour le pôle surf, 15 € et 20 € pour le pôle aqualudique, 20 € et 25 € pour la vague indoor.
Des questions plus techniques émergent concernant le fonctionnement de l’équipement, l’étanchéité des bassins et sa neutralité carbone. Mais la question du remplissage de la piscine par les eaux pluviales continue de cristalliser les débats : face aux informations imprécises et contradictoires apportées par Linkcity, le conseil participatif se met à douter des chiffres avancés par les expert·es invité·es. Linkcity a beau affirmer vouloir « minimiser au maximum [les] impacts environnementaux [de la vague de surf] tout en ayant une infrastructure qui puisse avoir une pérennité et une viabilité économique », la confiance semble rompue.
C’est ensuite le dispositif de concertation lui-même que le conseil participatif remet en cause : des recommandations sont formulées pour allonger les temps d’échange, améliorer le déroulé des ateliers, jugés trop scolaires, et leurs supports de travail (comme les « cartes approximatives » et les « documents sommaires »), et des critiques sont émises sur le choix des interventions. Francis Redon le résume ainsi :
L’appellation « marketing » est particulièrement adaptée à quelques aspects caricaturaux du projet, tels qu’un « corridor écologique fantôme » de 15 à 20 mètres de largeur imposé comme une autoroute là où il reste un minimum d’espaces verts, de même que l’affirmation d’un lieu de destination, par définition inadapté aux habitants du territoire.
La remise en cause est telle que les quatre collèges décident de se retrouver à huis clos, sans Linkcity, Grand Paris Aménagement et Rouge Vif, afin de débattre et de rendre des recommandations sur sa redirection. Les critiques ne se limitent pas seulement au fonctionnement de la consultation mais adressent également la question de l’expertise : « Comment est-il possible d’inviter encore des experts qui livrent de fausses informations au conseil participatif ? », demande une citoyenne. Le processus de délibération a tourné en dispute avec Linkcity – « la vague a bien empoisonné les débats », regrette l’un des membres du conseil participatif.
La nouvelle phase est l’occasion de consulter 19 expert·es et d’auditionner 8 « éclaireur·ses » afin d’évaluer le projet d’aménagement sous les angles économique, social et environnemental. Aline Girard du SAGE (Schéma d’aménagement et de gestion des eaux sur le territoire Croult-Enghien-Vieille Mer auquel Sevran appartient) produit une contre-expertise sur le sujet crucial de l’eau. Selon elle, ni une grande étendue d’eau ni la bétonisation ne sont de bonnes pistes, et elle estime que le plan d’eau de 3,5 hectares risque d’engendrer un bilan négatif, c’est-à-dire que la quantité d’eau évaporée serait supérieure à celle retenue. Des projets alternatifs sont également présentés comme Cycle Terre qui souhaite porter une nouvelle filière artisanale à Sevran autour de la terre crue produite à partir des déblais de chantiers dans la métropole. La trop grande place de la marchandisation et la trop grande absence de services et d’espaces publics dans le projet sont encore discutées : « Après la vague, pourquoi pas du ski ? On n’est pas à Dubaï ». La marge de manœuvre du conseil municipal face à Linkcity est interrogée, car il est difficile de se repérer dans les multiples procédures qui encadrent le projet d’aménagement et les possibilités de l’amender.
L’émancipation du conseil participatif du dispositif pensé en amont s’est révélée fructueuse, l’aidant à formuler des préconisations qui ont été entendues par le promoteur et l’aménageur et ont permis de susciter un consensus – fait rare dans ce type d’exercice ! Ainsi, le 15 juin 2021, l’abandon de la vague de surf est officiellement annoncé lors de la conférence de presse clôturant le processus. Dans son communiqué, Linkcity écrit :
Si La Vague Grand Paris, parc de loisirs privé à forte attractivité, dédié aux sports de glisse comme le surf, a été largement enrichie au cours des trois dernières années, en renforçant son utilité sociale et en maîtrisant ses enjeux environnementaux, elle ne sera pas développée à Sevran. […] Afin de prendre en compte au mieux les recommandations [du conseil participatif], Sevran terre d’eaux et de culture va tourner encore davantage sa programmation autour de la santé, du bien-être, de la nourriture saine en renforçant le projet agricole structuré autour d’un pôle d’agriculture urbaine et d’une ferme pédagogique. Il sera également donné davantage de place aux continuités écologiques favorisant le lien avec la nature. La place des loisirs et des activités sportives, qui sera retravaillée, sera envisagée sous un angle plus local et apaisé.
La concertation a prouvé, par des débats de qualité, que « les citoyens sont des experts », selon les mots de Francis Redon. De manière inédite et exceptionnelle, l’association Environnement 93 a retiré le recours administratif déposé contre le projet d’aménagement, maintenant qu’il ne comporte plus la vague de surf.
La portée de la concertation
Les 32 hectares ont été et sont toujours l’objet de discussions entre différents acteur·ices quant à leur devenir : aménageur, promoteur, investisseurs, élu·es, habitant·es, associations. La concertation semble avoir entraîné un intérêt et une implication citoyenne autour du devenir de la ville. Le sociologue Jean-Michel Fourniau analyse la « portée » de la participation du public en démocratie, c’est-à-dire la manière dont « les acteurs explorent eux-mêmes la “cartographie des effets possibles”Jean-Michel Fourniau et al., La Portée de la concertation. Modélisation sociologique des effets de la participation du public aux processus décisionnels, vol .1, 2008. ». Il s’intéresse tout d’abord à l’impact sur la décision, indiscutable ici, car l’objet de la controverse, la piscine à vagues de surf, a été abandonné à l’issue de la concertation. Depuis son annonce, un processus de négociation est engagé entre la ville, le promoteur et l’aménageur pour concevoir un nouveau projet, prenant en compte les préconisations du conseil participatif et les contraintes économiques des exploitants. À l’heure où nous écrivons ces lignes, ces négociations sont toujours en cours et sur le point d’aboutir. Le dispositif de la concertation tel qu’imaginé par des professionnel·les de la participation a montré ses limites, le conseil participatif ayant choisi de se réunir selon ses propres règles. Pour autant, il est sorti renforcé d’un conflit entre les parties prenantes au débat : les réunions tenues à huis clos ont débouché sur un consensus entre tou·tes les participant·es. Le dispositif a su faire preuve de la souplesse nécessaire pour laisser ses membres revoir son cadre. Ce changement de trajectoire a redéfini l’expertise avec de nouveaux et nouvelles invité·es, souvent à l’initiative et sur proposition de la mairie dont le rôle structurant ne doit pas être sous-estimé.
Un terrain partagé
À l’invitation de La Poudrerie – Théâtre des Habitants, deux expérimentations ont été menées à Sevran afin de prolonger et de donner forme à l’élan citoyen et politique suscité par la concertation citoyenne : les ateliers Où atterrir ? portés par le collectif éponyme et l’enquête Controverses en action initiée par le médialab de Sciences Po.
Les ateliers Où atterrir ?
Durant une année, le collectif d’artistes et de chercheur·es « Où atterrir ? »« Où atterrir ? » est une expérience artistique, scientifique et politique, inspirée des hypothèses du livre de Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique (Paris, La Découverte, 2017). a accompagné un groupe d’habitant·es de Sevran. Par la pratique artistique, ces dernier·es ont travaillé à identifier ce qui les relie et ce qu’ils et elles mettent en œuvre pour transformer leur environnement. Il s’agissait de répondre aux questions suivantes : quel territoire habitons-nous ? Pouvons-nous le décrire ? Quelles sont les entités indispensables à notre existence ? Ces éléments sont-ils menacés ? De quoi dépend notre subsistance ? Le processus proposait à chacun·e de répondre à ces questions afin de se pencher sur ses conditions de vie, réaliser son auto-description et se définir par ses dépendances.
Les ateliers ont inspiré la création théâtrale et musicale Zone critique présentée à Sevran lors de la Biennale des arts participatifs en octobre 2022. Cette forme artistique participative cherchait à rendre sensibles, par la mise en scène, la découverte d’affects inédits issus du nouveau régime climatique, la multiplicité des perceptions et des interactions présentes dans la « zone critique », la mince pellicule de la planète fabriquée par l’action du vivant. Ainsi, Jean-François, l’un des participant·es, a mené une enquête personnelle durant un an sur les 32 hectares, objet de son concernement. S’ils sont si importants à ses yeux, c’est parce qu’« à mesure que la ville se développe, que les sols s’artificialisent, ce champ [lui] paraît de plus en plus petit, vulnérable, esseulé. Il est en quelque sorte le témoin inquiet de la densification urbaine qu’on connaît tous, car on la vit au quotidien ».
Controverses en action : des excursions disciplinaires
En février 2022 est organisée la réunion d’information sur l’expérimentation Controverses en action à la maison de quartier Edmond-Michelet, à deux pas de la plaine Montceleux dans la cité du Pont-Blanc. Nous préparons la salle en installant une trentaine de chaises en cercle : ce simple geste de prédisposition de l’espace traduit le type de relation horizontale que nous souhaitons construire avec les participant·es, celle d’une enquête au terrain partagé. Une trentaine de personnes arrivent, elles semblent se connaître pour une partie. Plusieurs d’entre elles ont été impliquées de près ou de loin dans la concertation citoyenne. La plupart vivent ou travaillent à Sevran, certaines sont engagées dans des activités associatives en Seine-Saint-Denis ou occupent des positions d’élu·es dans la ville. Seules deux personnes portent une veste et une chemise, elles se lancent durant toute la réunion des regards furtifs. Le premier est le directeur général adjoint aux grands projets et politiques urbaines de la mairie de Sevran et nous apprendrons à l’issue de la réunion que l’autre est une personnalité locale d’opposition très virulente, se livrant notamment à la confection de vidéos caricaturales publiées sur YouTube. Des téléphones portables sont discrètement sortis pendant la rencontre, et des communications invisibles relient manifestement la salle de la maison de quartier, l’espace des 32 hectares et la vie politique locale. Ce premier épisode confirme la potentielle sensibilité de notre enquête vis-à-vis des enjeux locaux. Pour convaincre les habitant·es présent·es de participer à notre projet, nous déminons un certain nombre de craintes et de possibles malentendus repérés lors des rencontres et des entretiens préliminaires déjà conduits par Clémence : non, cette recherche ne vise pas à raviver la polémique autour de la piscine à vagues de surf ; non, elle ne consiste pas non plus à demander aux habitant·es de s’exprimer ou d’imaginer un devenir plus souhaitable pour les 32 hectares ; non enfin, il ne s’agit pas d’une enquête « sur » les habitant·es, réduit·es à des objets d’étude.
Controverses en action est une série de six ateliers destinés à expérimenter la plaine Montceleux selon des perspectives différentes et au moyen de pratiques d’investigation issues de disciplines diverses. La première séance a porté sur l’histoire de la plaine Montceleux et mobilisé à la fois une sélection de documents d’archives et les mémoires et documents apportés par les habitant·es. La deuxième séance a combiné les apports de l’agronomie et de l’anthropologieAux côtés de l’ingénieur agronome Lamri Guenouche et de l’anthropologue des plantes Dusan Kazic. et questionné nos relations avec les plantes. La troisième a été consacrée à la biodiversité, appréhendée par des outils de préservation comme la trame verte et bleueVoir le chapitre « Une friche dans la métropole ». et des observations ornithologiquesAux côtés de l’ornithologue sevranais Dauren Omarov.. La quatrième a été dédiée à la notion de friche et à une initiation à la lecture de paysageAux côtés de l’architecte et géographe Cécile Mattoug.. La cinquième a proposé une approche sensible par des pratiques artistiques, à travers des exercices d’écoute et d’arpentageAux côtés du designer de recherche Benoît Verjat.. La sixième, enfin, a repris et éditorialisé les matériaux d’enquête collectés et réalisés durant les précédents ateliers.
Pour chaque facette de ce portrait kaléidoscopique, nous avons mené une série de recherches et d’entretiens préliminaires, permettant d’identifier puis d’inviter un·e spécialiste capable de partager avec nous ses méthodes d’enquête. À l’occasion de chaque atelier, durant une demi-journée, nous discutions et menions avec les habitant·es des activités d’investigation en intérieur, puis procédions à une visite de la plaine Montceleux, équipé·es d’outils d’écriture et d’observation. Nous avons ainsi étudié le lieu grâce à une multitude d’outils (cartes, textes, relevés, etc.) et l’avons visité par des saisons, conditions météorologiques et parcours de marche variés, de telle sorte que la plaine Montceleux s’est dotée d’une étrange familiarité toujours déjouée pour chacun·e d’entre nous. Chaque atelier a cherché à favoriser la participation active de toutes les personnes en associant la présentation de savoirs et de techniques disciplinaires avec des pratiques collectives d’écriture, d’annotation et de documentation : participer à la construction d’une frise chronologique, enrichir une carte du territoire d’observations ornithologiques, écrire une lettre seul·e ou à plusieurs, etc.
Plutôt que d’ancrer notre démarche dans le champ de nos disciplines de formation – les sciences sociales et politiques, le design –, nous avons choisi de structurer notre terrain partagé autour de la rencontre de savoirs dont nous étions tou·tes plus ou moins éloigné·es. Chaque rencontre nous a conduit·es à décentrer nos points de vue et a cherché à égaliser les positions au sein du collectif, en faisant de nous tou·tes des apprenant·es et des expérimentateur·ices. Cette égalisation a laissé de la place à la connaissance des habitant·es de leur territoire, souvent conjuguée à une diversité d’expertises spécifiques : Claudine est membre de la société d’histoire de la ville de Sevran, Dauren est un ornithologue amateur chevronné, Claude est adjoint au maire en charge notamment du cadre de vie, Jean-Luc est jardinier sur une parcelle de Logirep et a été président de l’amicale des locataires de Pont-Blanc, etc.
Au fil de l’enquête s’est posée la question de la réalisation de cet ouvrage. L’écriture d’un livre, en tant que compétence spécifique, par le temps qu’elle requiert et la signature qui lui est attachée, fait problème de manière récurrente dans le champ des recherches participativesDaniel Sarna-Wojcicki, Margaret Perret, Melissa Viola Eitzel et Louise Fortmann, « Où sont passé·e·s les coauteurs·trices ? », Revue d’anthropologie des connaissances [en ligne], vol. 12, n° 2, 2018. : jusqu’où une enquête peut-elle être collective ? Nous avons ainsi fait le choix d’écrire cet ouvrage à six mains, en proposant au collectif constitué au cours des ateliers de prolonger l’expérience en tant que « comité de lecture habitante » avec lequel nous avons partagé le manuscrit en train de se faire pour le discuter durant tout son processus d’élaboration. Le terme de « comité de lecture habitante » rend compte à la fois du type de contribution que les participant·es produisent en tant que porteur·ses de savoirs spécifiques, aptes à corriger et enrichir cette monographie de la plaine Montceleux, mais aussi en tant que lecteur·ices situé·es et directement concerné·es par les 32 hectares. Ce processus éditorial a permis de prolonger l’enquête en discutant de nouvelles sources avec les habitant·es, en mobilisant leurs expertises locales qui ne s’étaient pas exprimées au cours des ateliers, et en ajustant notre propre lecture de l’expérience d’enquête au contact des réactions que suscitait auprès du collectif sa mise en forme écrite.
Quelle enquête collective ?
De manière surprenante pour nous au départ, la notion d’enquête fait l’objet d’une connotation négative pour beaucoup de nos interlocuteur·ices à Sevran. Le terme est tantôt rapporté aux enquêtes publiques – et en premier lieu celle associée au projet de la piscine à vagues de surf – qui sont reçues au mieux comme un dispositif inutile et au pire comme une forme de manipulation visant à forcer l’acceptation de décisions prises par avance. Le terme est également perçu négativement du fait des enquêtes sociologiques ou journalistiques qui dépeignent la vie des habitant·es de « cités de banlieue ». Ces dernières sont facilement vues comme excessivement négatives ou misérabilistes et destinées à satisfaire les intérêts des mondes (académiques, médiatiques) d’où sont issu·es ceux et celles qui prennent le RER pour venir les décrire, sans attention pour ce que les habitant·es pourraient tirer d’une description fidèle de leur milieu de vie.
Une approche strictement observationnelle ne convenait pas à notre terrain pour des raisons à la fois épistémologiques et politiques. Sur le plan épistémologique, adopter une approche de l’enquête qui aurait instauré d’un côté des chercheur·es-enquêteur·ices équipé·es de méthodes et savoirs leur permettant de percer les secrets du réel, et de l’autre côté des habitant·es-enquêté·es incapables de décrire les tenants et les aboutissants de leur propre milieu de vie sans l’aide des premier·es, reviendrait à obérer la myriade de savoirs ajustés et situés, développés par les habitant·es au contact du terrain de l’enquête, c’est-à-dire là où ils et elles vivent. Or, ces savoirs et ces expertises étaient une condition indispensable pour mener à bien une investigation sérieuse sur les 32 hectares. Sur le plan politique, l’enjeu de cette recherche était tout autant de comprendre les multiples modes d’existence d’un lieu que de susciter un collectif et de l’équiper pour agir dans un monde incertain et complexe. En ce sens, nous avons été particulièrement sensibles à ne pas reproduire une forme d’« extractivisme académique », selon une expression née de travaux portant sur les modes d’organisation de la production fondés sur l’exploitation massive et destructrice des ressourcesAnna Bednik, Extractivisme. Exploitation industrielle de la nature : logiques, conséquences, résistances, Neuvy-en-Champagne, Le Passager clandestin, 2016.. Parler d’« extractivisme académique » revient à pointer le risque de réduire les terrains de recherche à des ressources porteuses de valeur intellectuelle qu’il s’agirait d’« extraire » puis de « convertir » en livres et en articles scientifiques aptes à augmenter le capital professionnel et le prestige des chercheur·es, sans souci pour leurs implications et conséquences sur les personnes concernées et les milieux de vie qu’elles touchent.
Nous tenons à la pratique de l’enquête dans les termes d’une démarche intrinsèquement collective et transformatrice pour toutes les parties prenantes. Elle doit être collective pour mettre en commun les savoirs hétérogènes des personnes impliquées. Mais aussi parce qu’elle doit s’attacher à prêter une attention égale aux conséquences de l’expérience sur les participant·es, en matière d’apprentissage, de pistes d’action, d’éléments pour la prise de décisions pratiques, mais également de possibles retombées indésirables ou improductives. L’enquête est aussi transformatrice parce qu’elle trouve sa pertinence dans le mouvement de constitution sociale qu’elle implique par sa conduite : au fil des rencontres et de la poursuite commune de l’investigation, elle permet de former un collectif, des assemblages et alliances qui n’auraient pas été prévisibles a priori. Le collectif qui se constitue par la description plurielle des milieux de vie et des préoccupations qui l’habitent expérimente une forme alternative d’assemblée démocratique, certes mineure et située, mais contribuant de manière inventive à la vie collective.
Chaque atelier laissait une place et un temps à l’expression des réactions des participant·es vis-à-vis des sollicitations et des rencontres proposées, ainsi qu’à la formulation de leurs intentions et demandes. Le nécessaire équilibre entre la proposition et l’écoute des intentions de chacun·e est une condition nécessaire pour qu’une enquête intègre le sens et les effets qu’elle peut avoir pour celles et ceux qu’elle affecte. En ce sens, on peut parler avec l’anthropologue Tim Ingold d’un « art de l’enquête » pour désigner cette exigence de disponibilité aux développements souvent inattendus qu’engendre l’engagement impliqué par le fait d’enquêter.
Notre enquête a visé à élaborer de nouvelles formes d’attention à un terrain qui pourrait être sinon réduit à une seule ressource spatiale et foncière. Elle a cherché ainsi à le repeupler de « concernements » et de perspectives possibles. On retrouve ici l’approche du philosophe pragmatiste John Dewey, pour qui l’enquête consiste avant tout à transformer une situation indéterminée et anomique en un tout unifié du point de vue de l’expérience des parties impliquées, car tendu vers des préoccupations et des enjeux communsJohn Dewey, Le Public et ses problèmes, Paris, Gallimard, 1927/2010 ; John Dewey, Logique. La théorie de l’enquête, Paris, PUF, 1938/1993.. Cette transformation de l’expérience s’opère par une investigation collective qui donne une qualité et un sens pratique aux situations de vie en constituant activement ce qu’il nomme des « problèmes », ces préoccupations qui organisent notre expérience en direction d’une multiplicité de possibles à explorer. Les problèmes de Dewey ne sont pas des énigmes à résoudre, mais plutôt des intrigues qu’il s’agit de construire collectivement, qui motivent et font vivre l’enquête. Nous avons été d’autant plus concerné·es par cette dimension construite que nous sommes arrivé·es après la fin de la controverse sur la piscine à vagues de surf, dans un moment d’incertitude quant au devenir des 32 hectares. Personne n’est vraiment satisfait de l’état de ce territoire et personne ne sait exactement ce qu’il va en advenir. Alors que faire, après que la poussière du débat et de la discorde est (temporairement peut-être) retombée ? Comment susciter de nouveaux possibles pour la plaine sans retrouver les écueils prévisionnistes et projectionnistes qui avaient complètement recouvert ses qualités ? Notre réponse a été simple : décrire. Décrire non pas seulement pour inventorier ce qui serait déjà là, grâce à de nouvelles manières de voir et de prêter attention, mais décrire pour épaissir l’existence du lieu et en faire un commun dont se saisir.
Une politique de la description
Dans un paysage politique marqué par une crise de la représentation et une multiplication des dispositifs de participation citoyenne, la pratique de l’enquête telle que nous l’avons mise en œuvre permet peut-être d’élargir le répertoire des ressources traditionnellement admises pour prendre part à la vie démocratique. On pourrait en ce sens qualifier le type d’enquête que nous avons conduite d’« expérimentation civique » avec le chercheur en design Carl DiSalvo : une démarche mue par une approche inventive et tâtonnante de la connaissance et de l’action à propos de la vie collective, qui tente d’appréhender la question démocratique à (très) petite échelle en embrassant le contingent et le situé. Pour définir les conséquences d’une telle expérimentation civique, Carl DiSalvo parle d’un « souci pour les possibles » (care of the possible) et décrit la capacité des démarches de recherche participative à faire s’engager les collectifs dans ce qui les affecte, en le documentant et en l’explorant. Il serait erroné de concevoir la description comme relevant d’une pure entreprise de perception passive ou de connaissance désintéressée. Multiplier les descriptions, c’est faire advenir des mondes pluriels et produire autant de prises sur les problèmes qui nous préoccupent, pour en fin de compte faire croître la diversité et l’étendue de nos moyens d’agir.
Notre dispositif d’investigation et de description collective, en ne visant aucune forme de décision ou de projet, met en œuvre une fabrique discrète de la citoyenneté. Elle est buissonnière dans le sens où elle emprunte « des chemins de traverse parfois perçus comme peu légitimes car non conformes aux normes dominantes quant à la “bonne manière” d’advenir en tant que sujet politiqueCatherine Neveu et Maxime Vanhoenacker, « La participation buissonnière, ou le secret dans l’ordinaire de la citoyenneté », Participations, vol. 19, n° 3, 2017. ». C’est ce qu’on pourrait appeler, avec Didier Debaise et Isabelle Stengers, un « dispositif génératif » qui « présuppos[e] et indui[t] la capacité de celles et ceux qui y participent de faire sens en commun à propos des situations qui les impliquentDidier Debaise et Isabelle Stengers, « Résister à l’amincissement du monde », Multitudes, vol. 85, n° 4, 2021. ». À l’issue du cycle d’ateliers, Hélène nous a confié qu’elle se sentait « pleinement habiter Sevran après y avoir seulement dormi pendant vingt ans ». Cette expérimentation collective a ainsi contribué à une forme d’« épaississement du mondeIbid. ».
Par-delà ses nombreuses matérialités, la plaine Montceleux apparaît comme un vecteur de démocratie, à l’origine d’une série de dispositifs participatifs et de mobilisations locales : une concertation préalable, une concertation citoyenne, les ateliers Où atterrir ? et l’enquête Controverses en action. On ne saurait la réduire aujourd’hui à un territoire disputé et débattu car elle a su agréger, même à des échelles modestes, des collectifs habitants réunis autour de la question éminemment politique et très concrète du vivre ensemble. Les enjeux liés à son devenir sont d’autant plus cruciaux qu’ils se posent dans un espace urbain en profonde reconfiguration et dans un contexte de réchauffement climatique.
En cela, la plaine Montceleux se présente comme un commun, dans la lignée de ces terres communales autrefois à disposition des habitant·es pour leur subsistance, qui ont disparu au moment de l’industrialisation et de la mise en clôture des campagnes. Bien plus qu’un simple bien à partager et qu’il faudrait réapprendre à soigner, le commun, selon les juristes Pierre Dardot et Christian Laval, s’appréhende comme une pratique qui n’est « ni la reconnaissance après coup du déjà existant, ni une “création à partir de rien”, mais [qui] fait exister du nouveau à partir des conditions existantes et par leur transformationPierre Dardot et Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014, p. 232. ». Ce que les 32 hectares font exister de nouveau à Sevran, ce sont des collectifs qui émergent et parfois enquêtent, des citoyen·nes qui s’impliquent dans les choix d’aménagement de leur ville.
La plaine Montceleux apparaît alors comme un territoire agissant dans sa capacité à relier, intéresser et concerner des personnes. Les 32 hectares nous ont fait faire cette enquête collective, sous cette forme horizontale et pluridisciplinaire : utiliser la voix moyenne prend ici tout son sens car elle exprime une action dont le sujet est aussi l’objetCette voix grammaticale à cheval entre les voix passive et active est empruntée à Bruno Latour. Voir Bruno Latour, « Factures/fractures :
de la notion de réseau à celle d’attachement », dans André Micoud et Michel Peroni (dir.), Ce qui nous relie, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2000, p.189-208.. Elle se pratique lorsque nous hésitons sur l’attribution de l’action : non pas que nous ne reconnaissons pas être co-auteur·ices et co-enquêteur·ices du travail partagé au fil de ces pages mais nous reconnaissons notre attachement à ce territoire qui nous a rassemblé·es et tenu·es comme collectif.