Dans le rapport de présentation de la révision du plan local d’urbanisme de Sevran de 2015Mairie de Sevran, Rapport de présentation de la révision du PLU de la commune de Sevran, 2015. Les citations du paragraphe sont respectivement tirées des sections : n° 2 p. 33, n° 2 p. 12, n° 1c p. 16, n° 1a p. 251, n° 1e p. 12, n° 1a p. 69, n° 1b p. 35, n° 1a p. 69 et n° 1c p. 37., la plaine Montceleux est désignée comme un « important gisement foncier », un site « susceptible d’accueillir des activités innovantes » ou encore une zone présentant de précieuses « réserves foncières » qui offre « l’occasion de créer de nouveaux équipements innovants ». Table rase, espace vacant, zone à planifier dans le cadre de stratégies territoriales élaborées à différentes échelles, elle est pourtant également identifiée dans le même document comme un lieu non dénué d’une histoire – « ancienne emprise autoroutière désaffectée » et « dernier avatar rural sur le territoire » – et de qualités environnementales – un « espace à caractère écologique » et un « élément de liaison vers le parc de la Poudrerie » faisant office d’« espace relais ». Ces multiples qualifications, parfois contradictoires, nous apprennent que les activités de planification s’appuient tout autant sur la description de différents existants – les sols, les végétaux, les animaux et bien sûr les humain·es et leurs activités – que sur la projection de transformations envisagées dans le futur.
Lorsque l’on parle des « plans » portant sur la plaine Montceleux, on entend par là une série d’objectifs à atteindre, un projet à réaliser ou un aménagement urbain que l’on aimerait voir advenir. La ZAC Sevran Terre d’Avenir est l’un de ces nombreux plans. Le terme de plan s’entend également dans le sens d’une procédure planifiée. On passe alors du nom au verbe, du plan à la planification, qui consiste à définir un ensemble d’étapes échelonnées dans le temps afin d’atteindre un objectif. L’entrée « planification » du Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement de Pierre Merlin et Françoise Choay recouvre chacun de ces deux sens – l’objectif et la procédure. Elle la définit comme un « ensemble d’études, de démarches ou de procédures juridiques, qui permettent aux acteurs publics de connaître l’évolution des milieux urbains, puis de définir des hypothèses d’aménagement, enfin d’intervenir dans la mise en œuvre des options retenuesPierre Merlin et Françoise Choay (dir.), Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement, 4e éd. entièrement refondue et mise à jour, Paris, PUF, 2015, p. 580. ».
Faire un plan n’est cependant pas une opération intellectuelle désincarnée. Bien qu’il soit caractérisé par sa virtualité – le fait qu’il porte sur ce qui n’est pas encore –, tout plan existe à travers une constellation de médiations matérielles : textes d’intention, schémas explicatifs, règlements de construction, tableaux prévisionnels, cartes. Ces dernières sont des objets graphiques représentant l’espace existant, passé ou à venir. Les documents de planification de la plaine Montceleux permettent ainsi tout autant de « voir » la projection souhaitée que de décrire le lieu qui leur préexiste : comment le représentent-ils ? Avec quels instruments produisent-ils leurs descriptions ? Et comment les orientent-ils ?
Un plan doit également convaincre de la pertinence d’opérer des aménagements, notamment à partir du diagnostic présent et des besoins du territoire visé. Les plans posent alors des problèmes de représentation, à plusieurs titres. Tout d’abord un problème de représentation graphique et spatiale, au sens où dessiner un plan implique le choix d’un cadrage et d’un code graphique qui manifestent la position de ses concepteur·ices. Mais aussi un problème de représentation scientifique, dans la mesure où les décisions urbanistiques s’appuient aujourd’hui quasi systématiquement sur un ensemble d’études se réclamant des sciences (sociales et naturelles) pour fonder et justifier le choix (politique) des orientations d’aménagement. Enfin, un problème de représentation politique, puisque les élu·es qui décident des plans d’aménagement sont censé·es se faire les porte-paroles des habitant·es et citoyen·nes qui les mandatent. Étudier les plans qui portent sur la plaine Montceleux revient alors à se demander dans quelle mesure ils traduisent la variété des intérêts et des conflits qui affectent le lieu.
Alors que la plaine Montceleux est l’objet de nouveaux plans d’aménagement et que s’écrit un nouveau plan local d’urbanisme intercommunalL’entrée en vigueur de ce PLUi est planifiée pour 2024 au moment de l’écriture de ce texte., ce chapitre étudie les documents de planification urbanistique qui ont représenté et investi la plaine à différentes échelles, avant 2017 et la controverse suscitée par le projet Terre d’Eaux et de CultureDans ce cadre, ce chapitre visite de manière récurrente les savoirs et les pratiques qui relèvent de la discipline de l’urbanisme. Il ne s’agit pas ici d’opérer une « critique » du travail des professionnel·les de l’urbanisme qui ont travaillé sur la plaine Montceleux, mais plutôt de comprendre ce que les visions issues de cette discipline font aux pratiques et aux sensibilités relatives à ce lieu.. Pour ce faire, nous décrivons d’abord l’ensemble des cadres réglementaires dans lesquels s’inscrivent les plans qui occupent la plaine durant cette période, en les replaçant dans le contexte historique de l’aménagement de la métropole parisienne. Nous nous arrêtons ensuite sur le plan local d’urbanisme de la ville de Sevran, révisé en 2015 dans le cadre de l’avènement de la loi Grand Paris, pour analyser les outils et modalités de description de la plaine Montceleux qu’il met en œuvre. Nous enquêtons plus particulièrement sur le rôle des cartes dans une telle description et leur mobilisation équivoque au service de logiques d’aménagement semblant parfois concurrentes. Nous revenons enfin sur les problématiques de coordination et de gouvernement à l’œuvre dans les différentes stratégies de planification relatives à l’aménagement de la plaine Montceleux.
L’enchâssement des échelles
Un mille-feuille politique et réglementaire
Les documents de planification urbaine qui portent sur la plaine Montceleux relèvent de plusieurs échelles politiques et administratives : nationale, régionale, métropolitaine, intercommunale et communale. En 2015, le destin de la plaine Montceleux est principalement gouverné par trois ensembles de documents stratégiques :
- au niveau national : un ensemble de lois réunies dans le code de l’urbanisme, dont les plus significatives ici sont la loi Solidarité et renouvellement urbain (SRU), promulguée en 2000, et la loi Grand Paris, entrée en vigueur en 2010 ;
- au niveau régional : le schéma directeur de la région Île-de-France (SDRIF) et le schéma régional de cohérence écologique (SRCE), respectivement révisé et publié en 2013 ;
- au niveau local : le plan local d’urbanisme (PLU) de la ville de Sevran, révisé en 2015 suite à la loi Grand Paris et aux multiples partenariats et projets qu’elle implique. Le PLU est associé également au contrat de développement territorial (CDT) Est Seine-Saint-Denis, un dispositif de développement intercommunal mis en place par la loi Grand Paris entre Sevran et quatre autres communesÀ ces trois niveaux s’ajoute celui du schéma de cohérence et d’orientation territoriale (SCoT), qui a complété en 2017 les documents existants à l’échelle de la métropole du Grand Paris, mais ne rentre pas dans la fenêtre temporelle fixée pour ce chapitre. Il a été définitivement adopté le 13 juillet 2023..
Ces documents correspondent à un urbanisme dit d’orientation ou de réglementation qui entend diriger le développement de la ville par la réglementation des emplacements et caractéristiques des bâtiments autorisés à être construits (en contraignant par exemple leur fonction, hauteur, distance à la voirie, etc., via l’attribution ou le refus de permis de construire). Ils s’accompagnent de documents relevant d’un urbanisme dit d’opération qui s’appuie sur l’intervention directe d’acteurs publics pour aménager le territoire, comme celui portant sur la ZAC en 2015.
Les plans qui habitent la plaine Montceleux s’inscrivent dans l’histoire plus générale de l’aménagement du territoire français d’après-guerre. Dans le contexte de la reconstruction et du développement urbain rapide des Trente Glorieuses, les opérations d’aménagement de type ZUP et ZAC sont d’abord favorisées afin de prendre en charge l’équipement de nouveaux territoires en vue de leur urbanisation rapide, comme à SevranVoir le chapitre « Un vide urbain ».. En parallèle de ces grandes opérations d’aménagement public, un urbanisme d’orientation et de réglementation se développe grâce à de nouveaux outils administratifs : l’État met en place un ensemble de schémas directeurs (alors appelés SDAU) qui visent à fixer des politiques générales d’aménagement de l’espace à l’échelle intercommunale, déclinés dans les communes sous la forme de documents réglementaires (alors appelés plans d’occupation des sols ou POS) qui définissent de manière plus précise (et opposable au tribunal administratif) les conditions d’occupation des sols.
Les années 1980 sont marquées par la décentralisation progressive des procédures d’élaboration (SDAU, POS), parachevée par la loi solidarité et renouvellement urbain (SRU) de 2000 qui dote le document local (alors renommé plan local d’urbanisme ou PLU) d’une vocation politique d’orientation du développement urbain. Le PLU offre aux municipalités des moyens d’action réelle sur leur développement urbain, sans les exempter d’un devoir de conformité à la loi et de compatibilité avec les schémas de plus grande échelle. La superposition des cadres de planification s’inscrit donc dans l’histoire plus générale de la décentralisation politique, qui a conduit à des stratégies d’aménagement urbain articulant plusieurs échelles administratives et politiques de planification du territoire, dans une tension constante entre la nécessité de cohérence et la prise en compte des besoins de toutes les parties prenantes.
Les spécificités de l’urbanisation de l’Île-de-France
Au sein de l’histoire urbaine française, l’Île-de-France occupe une place d’exception du fait de la taille de la métropole parisienne et de la superposition géographique entre pouvoirs nationaux et locaux. Le problème de l’extension de Paris au-delà de ses limites historiques n’est pas nouveau et se pose depuis l’Ancien Régime. Au début du xxe siècle, un projet de reconfiguration institutionnelle est déjà explicitement formulé pour fusionner la commune de Paris et le département de la Seine qui l’inclut alors, afin de s’adapter aux nouvelles frontières de la métropole.
Dès 1919, une série d’initiatives entend provoquer la mise en place d’un « Grand Paris » via la création de villes nouvelles connectées à la capitale par de nouveaux moyens de transportEnrico Chapel, « Le rapport de la Commission d’extension de Paris. Un écrit inaugural ? » [en ligne], dans Inventer le Grand Paris. Relectures des travaux de la Commission d’extension de Paris. Rapport et concours 1911-1919. Actes du colloque des 5 et 6 décembre 2013, Cité de l’Architecture et du Patrimoine, Paris, Bordeaux, Éditions Biére, 2016, p. 72-97.. La région Île-de-France dans son ensemble fait quant à elle progressivement l’objet d’une planification cohérente à partir de l’entre-deux-guerres. Après la Seconde Guerre mondiale, le général de Gaulle prescrit en 1960 le plan d’aménagement et d’organisation générale de la région parisienne (PADOG) pour contrôler la croissance urbaine de l’agglomération et moderniser son équipement, qui sera suivi en 1965 par le schéma d’aménagement et d’urbanisme de la région de Paris (SDAURP) ou « plan Delouvrier ». Ce dernier entreprend la création de villes nouvelles pour desserrer Paris et développe l’infrastructure des transports de la région en la pensant comme un canevas pour définir une nouvelle échelle d’agglomération. À partir de 1976, la planification de la métropole s’opère aussi à l’échelle de la région et l’Île-de-France est dotée d’un SDRIF, révisé à plusieurs reprisesVoir à ce propos la chronologie proposée sur le site du projet
de recherche collectif « Inventer le Grand Paris. Histoires croisées des métropoles »., et d’un SRCE en 2013.
Durant toute la seconde moitié du xx(sup: siècle, la commune de Sevran est soumise aux opérations d’aménagement permises par les ZUP et les ZAC, pilotées par l’État. Ce n’est qu’en 2006 qu’elle se dote de son propre document d’orientation stratégique, avec le PLU.
Comme un jeu de cartes rebattu à chaque tour, l’histoire de l’aménagement de Sevran est celle d’une succession et d’une superposition de plans, mis au point au fil des années par des interlocuteur·ices aux relations parfois conflictuelles et souvent inégalitaires. À ce titre, le rapport de présentation de la révision du PLU en 2015 atteste la conscience des acteur·ices locaux et locales de la saturation du territoire sevranais en matière de planification, dans un contexte de pression immobilière très forte :
La multiplication des projets, parfois concurrents, une surconsommation d’espaces liée aux zones d’activités et au développement désorganisé de la logistique menacent les espaces ouvertsMairie de Sevran, op. cit., « Diagnostic » (1a), p. 11..
L’enchevêtrement d’échelons et de projets parfois contradictoires, ou aveugles les uns aux autres, fait ainsi peser l’ombre des multiples formes de spéculation sur les espaces de respiration ayant survécu à l’urbanisation.
La problématisation de l'espace par sa représentation
La multiplication de projets et de plans traduit des préoccupations de nature différente, que reflète la diversité des cartes produites pour penser le futur de Sevran et de la plaine Montceleux. Ainsi, la pièce « État initial de l’environnement » (1b) du rapport de présentation du PLU de 2015, dédiée à la biodiversité, présente une série de trois cartes (ci-contre) nous permettant d’appréhender cet enchâssement complexe d’enjeux et d’échelles : les deux premières concernent les continuités écologiques (SRCE) et l’évolution stratégique du territoire (SDRIF), à l’échelle régionale, tandis que la dernière porte sur l’arc paysager à l’échelle intercommunale (CDT). Toutes trois centrées sur Sevran, elles représentent la ville de manière très différente.
Elles diffèrent tout d’abord du point de vue de leur échelle originale de projection. Les cartes tirées du SRCE et du SDRIF sont des zooms sur Sevran, extraits de cartes beaucoup plus importantes. C’est pour cette raison que les symboles graphiques représentant les éléments de diagnostic ou de projection de chacun des plans (tracés, pointillés, pictogrammes) paraissent énormes et disproportionnés. La carte issue du CDT Est Seine-Saint-Denis est par comparaison beaucoup plus précise, et rend compte de manière fine du tracé des axes et des espaces naturels existants, en accord avec son échelle. Les différents cadrages initiaux de projection entraînent des représentations cartographiques de Sevran plus ou moins précises, et donc plus ou moins opérationnelles, influant sur la prise en charge du territoire avec différents degrés de sensibilité et d’attention.
Ces cartes diffèrent également par le type d’abstraction qu’elles produisent de l’espace en fonction de leurs objectifs respectifs. La carte du SDRIF traduit l’espace en une trame de points colorés selon le degré d’urbanisation envisagé pour le futur de la région. Dans cette trame, des tracés représentent les voies de communication et des pictogrammes de plantes indiquent les espaces verts de la zone – dont la plaine Montceleux –, pensés comme des points de respiration dans la densité du tissu urbain.
Toujours sur la carte du SDRIF, un tracé parcourt Sevran du nord vers le sud : il représente une continuité écologique censée relier différents réservoirs de biodiversité prochesVoir le chapitre « Une friche dans la métropole ».. Ce tracé nord-sud se retrouve sur la carte intercommunale du CDT où il prend la forme d’un « arc paysager » qui traverse l’est de la Seine-Saint-Denis pour constituer un « espace ouvert aux pratiques de loisirs » accueillant des « programmes bâtis pour lier ville et natureÉtat français, communes d’Aulnay-sous-Bois, de Sevran, de Livry-Gargan, de Clichy-sous-Bois et de Montfermeil, communautés d’agglomération de Clichy-Montfermeil et de Terres-de-France, Contrat de développement territorial Est Seine-Saint-Denis 2015-2030, 2014, p. 46. ».
La question des échelles d’aménagement et leur expression dans des représentations graphiques est ici cruciale. Comme le traduisent les différences entre les cartes présentées précédemment, changer d’échelle, c’est bien sûr opérer une réduction quantitative de la dimension de papier ou d’écran utilisée pour représenter une portion d’espace donné (c’est le changement représenté par les fractions utilisées pour légender l’échelle des projections cartographiques : 1/1 000e, 1/10 000e…), mais c’est aussi opérer une série de sélections et de transformations qui impliquent de choisir ce qui importe dans le plan. Il faut ainsi se garder, écrivent Michel Lussault et Jacques Lévy dans leur dictionnaire de géographie, de « prendre le continuum de la mesure pour une continuité du réelJacques Lévy et Michel Lussault (dir.), Dictionnaire de la géographie, Paris,
Belin, 2003, p. 285. ». Comme le fait remarquer Bruno Latour, changer d’échelle ne revient alors pas à produire « une version moins précise des informations contenues dans la première, mais d’autres informations qui reprennent ou non les premièresBruno Latour, « L’anti-zoom », dans Fondation Louis Vuitton, Olafur Eliasson. Contact, Paris, Flammarion-Fondation Louis Vuitton, 2014, p. 121. ». Choisir une échelle, c’est donc construire un point de vue original et situé qui traduit ce à quoi nous tenons dans les lieux.
En ce sens, ces cartes de Sevran expriment bien la diversité des visées attachées à chaque représentation, mais aussi leur capacité à « problématiser » l’espace différemment, c’est-à-dire à poser un cadre aux discussions sur ce qui est en jeu dans l’aménagement de la ville et de la plaine Montceleux : le SDRIF problématise l’espace sevranais en matière de densité et de répartition de quantités de population, le SRCE problématise Sevran comme un réseau de réservoirs et de passages pour la biodiversité, menacés par le bâti, enfin la carte du CDT Est Seine-Saint-Denis, qui adopte une perspective à la fois paysagère et communicationnelle, le problématise comme un agglomérat administratif auquel donner un sens et des qualités reconnaissables.
Ces différentes problématisations graphiques sont fortement liées à des enjeux et des choix politiques, techniques et administratifs. Elles sont le produit de dynamiques de coordination entre les différents échelons, comme le SDRIF qui vise, selon les mots du président de la région Jean-Paul Huchon en 2006, à résoudre « la question de la convergence de stratégies territoriales de chaque niveau de collectivités ». Mais la cohabitation de différentes échelles est aussi parfois le résultat de conflits et de rapports de force politiques. Ainsi, l’avènement du Grand Paris s’inscrit dans le contexte d’une confrontation entre le pouvoir du président de la République Nicolas Sarkozy et le conseil régional d’Île-de-France, alors socialiste, qui conduit le gouvernement à outrepasser les projets locaux en faisant voter une nouvelle loi qui permet d’imposer le Grand Paris aux échelons régionaux et municipaux en vertu de la hiérarchie des normes. Les documents d’urbanisme locaux sont révisés quasiment simultanément et en lien avec une série de partenariats public-privé visant à mettre en place les nouvelles gares du Grand Paris Express et d’autres opérations d’aménagement.
Dans ce contexte, le rapport de présentation de la révision du PLU de Sevran en 2015 est un objet d’étude précieuxLe PLU, comme on l’a montré, n’est que l’un des cadres et documents
qui gouvernent alors l’aménagement de la plaine.. Tenu de prendre en compte un ensemble de documents, il témoigne de l’entremêlement des enjeux pesant sur l’aménagement de la plaine Montceleux et permet d’analyser comment les plans l’investissent et la décrivent.
La mise en carte des futurs
Comment le PLU tel qu’il est révisé en 2015 traite-t-il l’espace de la plaine Montceleux ? Son rapport de présentation présente plusieurs pièces : si les premières proposent un diagnostic de l’existant, les suivantes fournissent un ensemble d’éléments réglementaires pour attribuer des permis de construire, accepter ou refuser la constitution de ZAC. La première partie du PLU présente le diagnostic sur lequel repose la révision et justifie les choix faits ultérieurement. Elle inclut un « Diagnostic territorial » (1a) de Sevran en matière de patrimoine, de transports, d’habitat, d’économie, de contexte administratif et géographique, une étude environnementale et paysagère (« État initial de l’environnement », 1b), listant des éléments à préserver ou transformer, une étude de l’existant décrivant les conséquences en cas de non-application du plan à un horizon de dix à vingt ans (« Évaluation environnementale », 1c), un résumé non technique de la nouvelle réglementation proposée (1d) et la mise en continuité du nouveau PLU avec l’ancien (« Justification de la règle », 1e). La deuxième partie du dossier présente la stratégie d’aménagement de la révision du PLU (le « Projet d’aménagement et de développement durable »), notamment en lien avec le réseau de transport Grand Paris Express. Enfin, les parties 3 et 4 constituent le cœur réglementaire du dossier avec les « orientations d’aménagement et de programmation » (OAP) qui détaillent, pour six secteurs de la commune, des objectifs d’aménagement plus ou moins précis, et un règlement fondé sur un « plan de zonage », coupant la ville en quelques dizaines de zones géographiques auxquelles sont associées des règles interdisant ou autorisant certains types de construction.
À la recherche d’une description graphique de la plaine Montceleux
À l’intérieur du rapport de présentation de la révision du PLU, la plaine Montceleux est désignée par différentes appellations dans les textes et représentée par une multiplicité de médiums et de codes (carto)graphiques, à l’instar de l’ensemble de la commune : parmi les 762 pages figurent 176 cartes thématiques ou programmatiques aux échelles variées, 54 tableaux statistiques, 113 photographies et 56 schémas spécifiques Ces différents éléments graphiques sont extraits d’autres documents (par exemple du SDRIF ou du CDT Est Seine-Saint-Denis) ou spécifiquement produits pour le PLU..
Les moyens graphiques et statistiques tels que les cartes thématiques sont mobilisés à la fois pour la description de l’existant (population, bâti, environnement), des représentations tournées vers la planification de l‘évolution de la ville et sa mise en œuvre réglementaire. Loin de s’exclure l’une l’autre, ces approches se construisent ensemble.
L’étude de la nature des éléments graphiques en fonction des sujets traités dans le PLU est éclairante pour comprendre ce qui fait la ville de Sevran du point de vue de la planification. Là où le bâti et les enjeux énergétiques sont représentés par des cartes, le logement est traité par des graphiques quantitatifs et non spatialisés, et le paysage par la photographie. Cette diversité des modes de représentation traduit la multiplicité des instruments d’observation mobilisés pour faire état de l’existant, mais elle permet aussi d’entrevoir de possibles problèmes de compatibilité dans la prise en compte de cet état des lieux par les plans d’aménagement à venir : ce qui est représenté sur un plan sera plus aisé à planifier, là où ce qui s’appréhende par d’autres moyens visuels, comme le paysage, sera moins évident à prendre en compte.
La plaine Montceleux est représentée à de nombreuses reprises dans le PLU et dans la majorité des cartes de la commune, où elle figure comme la seule zone blanche de la ville, un vide. La plaine brille ainsi par son absence de codification graphique et de qualification. Elle retrouve cependant une existence par d’autres moyens de description, sur une photographie montrant son ouverture paysagèreMairie de Sevran, op. cit., « Résumé non technique » (1d), p. 12., ou un tableau quantitatif de l’évolution de la proportion des zones réglementées entre 2006 et 2015 Ibid., « Projet d’aménagement et de développement durable » (2), p. 27. qui la décrit en termes de surface d’emprise au sol.
La plaine Montceleux est aussi mobilisée dans des cartes statistiques comme celle représentant la densité de la population dans le « Diagnostic » territorial Ibid., « Diagnostic » (1a), p. 132.. Alors qu’il s’agit d’une exploitation agricole, elle est intégrée au quartier Montceleux Pont-Blanc pour le calcul de sa densité, évaluée à 8 442 habitant·es au km2. Le quartier apparaît alors comme une zone moyennement dense, rendant possible sa future densification. L’absorption graphique de la plaine vient alors appuyer les futurs plans d’aménagement de la ville.
Les pouvoirs de la carte urbanistique
Les pratiques associant cartographie et statistiques sont centrales dans la conception mais aussi dans l’effort de persuasion que requiert la formulation d’un plan d’aménagement urbain. Dans L’Œil raisonné. L’invention de l’urbanisme par la carteEnrico Chapel, L’Œil raisonné. L’invention de l’urbanisme par la carte, Genève, MētisPresses, 2010., l’architecte et chercheur Enrico Chapel analyse, dans la France des années 1900-1940, la manière dont l’urbanisme moderne recourt progressivement aux outils statistiques constitués durant le xixe siècle pour compter, localiser et caractériser les populations et leurs activitésVoir le travail de l’historien des statistiques Alain Desrosières et notamment son ouvrage La Politique des grands nombres. Il y démontre comment, dans différents pays, la science statistique et la statistique publique des États se sont co-construites dans un mouvement de légitimation réciproque et d’élaboration conjointe des deux formes d’autorité de la Science et de l’État.. La mobilisation de ces outils permet à l’urbanisme de faire évoluer ses méthodes de conception de l’espace selon des techniques perçues comme davantage rationnelles, et ainsi de se doter d’une légitimité professionnelle renouvelée auprès des décideurs politiques et administratifs grâce à une forme d’objectivité venant justifier les plans d’aménagement proposés.
C’est avec la confection du rapport de la commission d’extension de la ville de Paris de 1919 – préfiguration du Grand Paris un siècle avant sa mise en œuvre contemporaine – que se diffuse cet urbanisme moderne informé par la statistique. Le développement de la métropole parisienne s’inscrit alors déjà dans des rapports de force entre la municipalité et l’État, puisque le portrait de la ville effectué par les cartes a des implications sur la gouvernance de l’ensemble urbain et le choix de l’échelon politique légitime à en prendre la responsabilité. La cartographie statistique de la métropole la problématise non pas en fonction de ses limites administratives historiques, mais en fonction des répartitions et des mouvements de population dans l’espace qui la font vivre.
L’usage des indicateurs statistiques a des conséquences sur l’ancrage des plans dans le passé, le présent et l’avenir : il permet de justifier par la preuve les descriptions effectuées, de produire des explications sur la situation présente (par exemple lier l’évolution de la densité des habitations à l’augmentation de la population) mais aussi de prévoir des tendances à venir. La carte statistique, de par la traduction graphique qu’elle implique, ajoute à ce pouvoir prédictif intrinsèque aux nombres un pouvoir emphatique qui a, selon Enrico Chapel, un effet d’idéalisation : elle conduit à naturaliser les phénomènes et convaincre de leur existence « objective » indépendamment des outils multiples (recensements, mesures, calculs…) qui permettent de les appréhender, et à naturaliser la nécessité d’agir sur ces derniers. Les outils statistiques permettent ainsi de persuader de la croissance démographique inéluctable de la ville de Sevran, de l’évidence des inégalités territoriales entre certains quartiers sur le plan du logement, de l’emploi ou des revenus, ou encore de l’opportunité d’investir la plaine Montceleux pour mieux répartir la densité des logements de la ville.
Les cartes, en représentant graphiquement certaines statistiques portant sur le présent, suggèrent donc des directions pour les aménagements futurs. Mais elles sont aussi un outil de planification en propre, qui permet de représenter les aménagements souhaités d’un espace. Le géo-historien Nicolas Verdier, en retraçant l’histoire de l’utilisation de la cartographie dans les projets immobiliers et sa stabilisation comme outil opérationnel au tournant de l’époque moderneNicolas Verdier, Plans et cartes (France, xviiie siècle), cité dans Frédéric Graber et Martin Giraudeau (dir.), Les Projets. Une histoire politique, Paris, Presses des Mines, 2018., explique que le succès des cartes comme outil de planification tient notamment au fait qu’elles autorisent une forme de « bilocation temporelle » : elles permettent de représenter à la fois le présent et le futur. Par ailleurs, elles rendent possible l’articulation d’échelles d’action plurielles sur un territoire donné et facilitent la coordination entre des acteur·ices divers·es du fait de leur caractère normalisé.
La bilocation temporelle permise par les cartes est un outil très puissant non seulement pour organiser une projection crédible du futur, mais aussi pour persuader du bien-fondé des options d’aménagement proposées. Si l’on s’attarde spécifiquement sur les cartes du dossier de révision du PLU, on remarque qu’elles combinent souvent des informations relevant d’un état des lieux de l’existant (passé ou présent) avec des projections d’états possibles de l’environnement à venir. Par exemple, une carte du « Diagnostic » territorialMairie de Sevran, op. cit., « Diagnostic » (1a), p. 98. représente simultanément les réseaux de transports actuels et ceux à venir du Grand Paris Express. De la même manière, toutes les cartes en pleine page de l’« État initial de l’environnement » mêlent systématiquement des informations portant sur l’existant (le tracé de la voie ferrée, l’emplacement du bâti et des parcs, le taux de précarité énergétique des logements) avec le tracé plus ou moins défini des aménagements futurs, comme le périmètre de la ZAC Sevran Terre d’Avenir qui inclut la plaine Montceleux.
Ainsi, les plans agissent sur notre perception de la plaine Montceleux par la description qu’ils en font. Confrontés à des existants qu’ils sont tenus de prendre plus ou moins en compte, ne serait-ce que pour démontrer leur supposée absence de qualité justifiant de leur substituer un avenir meilleur, ils proposent un portrait ambigu du territoire dans lequel la représentation de ce qui est là se mêle avec ce qui pourrait, devrait ou aurait le droit d’être à l’avenir. En vertu de leur capacité à représenter simultanément le passé, le présent et toute une palette de futurs, les plans multiplient les possibles tout autant qu’ils remettent en question le réel. Que garder ? Que détruire ? Que transformer ? Faire un plan, c’est se livrer à une entreprise consistant à inventorier et énumérer ce qui est là, en hiérarchiser l’importance au vu d’enjeux préalablement définis et prévoir les évolutions de cet existant.
En liant les représentations du présent avec des projets d’aménagement futurs, les cartes permettent de fabriquer « une sorte de grille de rangement et de lecture de la villeEnrico Chapel, L’Œil raisonné, op. cit., p. 36. ». Ces dernières participent d’un trouble entre ce qui est là et ce qui pourrait y être. Elles agissent sur nos actions. Car les cartes sont orientées dans un double sens : tout comme elles nous servent à orienter nos déplacements dans l’espace pour aller du nord vers le sud, de l’ouest vers l’est, elles permettent d’orienter nos actions collectives en construisant un système de coordonnées dans lequel nous nous repérons pour définir les options à notre disposition et transformer notre milieu. Pour ce faire, leurs pouvoirs excèdent la seule bilocation temporelle, car elles peuvent aussi faire exister plusieurs futurs en même temps.
Faire coopérer plusieurs villes futures
Quand on les regarde dans le détail, les cartes du rapport de révision du PLU représentent une typologie des futurs qui jouent des rôles différents dans la planification. Ainsi, le « scénario fil de l’eauMairie de Sevran, op. cit., « Évaluation environnementale » (1c). » est une projection de la ville de Sevran si le PLU n’était pas révisé. Elle donne à voir un futur certes « vraisemblableEnrico Chapel, L’Œil raisonné, op. cit., p. 80. » du point de vue de la prédiction statistique, mais en négatif car mobilisé pour justifier de la nécessité de changement permettant l’avènement d’un futur souhaitable. Les projections du Sevran « souhaitable » sont elles-mêmes de plusieurs natures dans le rapport : certaines définissent des intentions généralesCartes de la pièce « État initial de l’environnement » (1b)., d’autres (notamment relatives à la ZAC Sevran Terre d’Avenir) offrent une représentation « idéalisée » de ce que pourrait devenir la ville. D’autres enfin, dans la partie réglementaire du PLU, agissent sur l’avenir de manière beaucoup plus ferme sur le registre de l’autorisation et de l’interdiction de construire tel ou tel type de bâtiment.
Les cartes permettent donc de faire cohabiter des villes futures aux statuts très différents. Villes imaginées par les urbanistes, villes plausibles ou « vraisemblables » selon les outils d’observation statistiques et scientifiques, villes réalisables ou à réaliser pour les aménageurs, villes « permises » pour l’administration : une fois toutes traduites sous la forme de taches de couleur et de tracés, des échanges et des transferts entre ces multiples villes futures sont rendus possibles – et alimentent les disputes et les coopérations entre les parties prenantes de l’élaboration de la ville. Quelque part entre fiction et prédictionEnrico Chapel, L’Œil raisonné, op. cit., p. 81., les divers mondes rendus visibles par les cartes planificatrices font jouer notre perception des lieux tout en concourant à nous convaincre du bien-fondé des plans proposés pour les transformer. La vision que le PLU construit de la plaine Montceleux repose ainsi sur son enrôlement dans un triangle argumentatif qui associe constamment le constat, la prévision et la projection, combinant différentes formes de futur par un important effort de persuasion. C’est dans ce triangle argumentatif que s’établissent les fondations du projet de ZAC, lui-même articulé très étroitement avec la partie réglementaire du rapport de présentation du PLU de Sevran que nous allons maintenant étudier.
Gouverner par les documents
Les documents du PLU projettent des futurs composites sur l’espace de la plaine Montceleux et permettent également, à travers leur volet proprement planificateur et injonctif, de coordonner un large réseau de parties prenantes dans sa transformation. En cela, comme l’écrit l’anthropologue Thomas Cortado, ils visent tout autant à élaborer des projections qu’à résoudre « des problèmes pratiques de gouvernementThomas Cortado, « Artefacts urbanistiques en périphérie de Rio de Janeiro : la technologie du lotissement », Vibrant : Virtual Brazilian Anthropology, vol. 15, 2018, p. 25. » qui portent sur l’articulation de différents centres de décision et d’initiative. Ces problèmes pratiques émergent particulièrement de l’emboîtement des projections qui s’expriment à différentes échelles, depuis les plans nationaux, régionaux et métropolitains, jusqu’aux projets attachés à la réalisation ou à la modification de bâtiments spécifiques. Ces problèmes requièrent de conduire une série d’épreuves de coordination dont les documents du PLU sont à la fois le format et l’un des résultats. La structure et le mode de planification du PLU peuvent alors être lus comme l’expression de ces problèmes de coordination et de leurs tentatives de résolution, qui affectent toutes la manière dont le lieu se voit « dit » par les plans qui le concernent.
Le futur de la plaine est conditionné par le PLU au moyen de trois pièces documentaires au format différent et qui se veulent complémentaires. Le plan d’aménagement et de développement durable (PADD, pièce n° 2) est un document stratégique visant à présenter les objectifs et orientations générales pour le développement urbanistique de Sevran d’un point de vue économique, social et environnemental. Il est constitué d’une unique carte synthétisant un ensemble d’intentions, puis d’une série de priorités et de principes de « stratégie spatiale ».
Le PADD se voit ensuite décliné en deux volets obéissant à deux logiques différentes de planification : les « orientations d’aménagement et de programmation » (OAP) et le plan de zonage. Les OAP définissent un ensemble de principes associés à des objectifs pour six secteurs identifiés dans la ville : il s’agit notamment de « créer un nouveau parc urbain de grande ampleur » et de « mettre en valeur l’agriculture urbaine en y consacrant une partie de la Plaine de Montceleux » (p. 7). Les plans immobiliers futurs devront justifier de leur « compatibilité » avec les OAP, qui correspondent à une planification par projet.
Le second volet de la réglementation portée par le PLU est un règlement zoné encadrant juridiquement tous les projets immobiliers à venir à Sevran. Il prend la forme d’une carte découpant l’espace de la commune en quelques dizaines de zones catégorisées selon leur destination fonctionnelle et leur degré de densité urbaine souhaité : UcV pour « urbaine centre-ville » ou UV pour « urbaine verte » par exemple. Un règlement précis est associé à chaque zone pour définir les interdictions et les autorisations qui seront par la suite opposables aux demandes de permis de construire. Il correspond donc à une approche réglementaire de l’urbanisme, qui exige de toute demande de permis de construire qu’elle soit conforme au règlement spécifique associé à la localisation du projet immobilier qu’elle concerne. Dans ce plan de zonage, la plaine Montceleux est scindée en deux secteurs aux réglementations distinctes. La partie ouest est catégorisée en zone « naturelle arc paysager » (Nap) tandis que le sud et l’est sont classés en zone « urbaine verte » (UV).
La plaine se trouve ainsi dissociée pour deux raisons : revoir son traitement réglementaire obsolète et inadapté dans le précédent PLU et répondre au nouveau plan d’aménagement du Grand Paris. La disparition du lieu dans le zonage est ainsi justifiée par une « clarification du statut des terrains de la plaine Montceleux Mairie de Sevran, op. cit., « Justification de la règle » (1e), p. 48. », anciennement classé en zone à urbaniser, au profit d’un projet de réarticulation générale des espaces verts de la commune. Pour opérer cette clarification, le PLU de 2015 a créé un nouveau statut de zone « urbaine verte » (UV) qui concerne « des terrains en friche dont le PLU encourage le renouvellement Ibid., p. 20.» : la plaine Montceleux, la friche Kodak et d’autres réserves foncières non valorisées. Cette nouvelle zone autorise tout type d’urbanisation excepté les constructions industrielles mais limite légèrement la densité d’urbanisation : elle interdit une emprise au sol supérieure à 50 % des parcelles, la hauteur des bâtiments à quinze mètres, sans pour autant réglementer le coefficient d’occupation des sols (COS)Le COS représente la surface de plancher constructible par mètre carré d’un terrain donné. Il est donc proportionnel à l’emprise au sol des bâtiments ainsi qu’au nombre d’étages. Il constitue en cela un indicateur crucial pour calculer ou encadrer la densité urbaine.. Cette nouvelle catégorie juridique « a été étendue aux franges des terrains de Montceleux, dans la continuité du zonage du secteur dit “des 3 hectares” pour permettre la construction de nouveaux logements […], tout en conservant le caractère paysagé de la zone et en assurant une continuité avec le caractère pavillonnaire des quartiers voisinsMairie de Sevran, op. cit., « Justification de la règle » (1e), p.18. ». Les logements représentent un enjeu important dans les zones UV.
La zone réglementaire « naturelle arc paysager », qui qualifie l’autre partie de la plaine Montceleux, a également été créée à l’occasion de la révision du PLU. Elle interdit toute construction « à usage d’habitation, d’artisanat, d’industrie et de commerce » mais autorise la construction d’équipements collectifs et de terrains sportifs. L’arc paysager, comme on l’a vu, est un principe d’aménagement visant à mettre en œuvre une chaîne de parcs dans l’est de la Seine-Saint-Denis. La mise en relation de ces lieux sous la forme d’un espace continu entend favoriser la préservation de la biodiversité en insérant le lieu dans des continuités écologiques plus vastes, mais aussi créer des liaisons piétonnes et cyclables et marier des qualités paysagères existantes avec des activités sportives et de loisirs.
Penser en zones
La pratique du zonage, caractéristique d’une partie de l’urbanisme moderne, a été dès ses débuts fortement liée à la spéculation immobilière, dans la mesure où elle permet aux investisseurs de se projeter dans le futur de la ville de manière stable et de répondre aux stratégies mises en place par les pouvoirs publics. Le zonage permet de connecter un plan global avec des projets ultérieurs de plus petite envergure et fait en cela office de technologie de coordination entre différentes échelles spatiales et temporelles. En condensant en un seul objet l’espace, le temps et la loi, le zonage est, selon l’architecte Franco Mancuso, un « instrument de type administratif et urbanistique qui sert fondamentalement à la réglementation de l’activité immobilière à l’intérieur des limites de la ville » et permet de transformer la ville en une « structure logique prévisible »Franco Mancuso, Le vicende dello zoning, Milan, Il Saggiatore, 1978, p. 23. à même de permettre l’organisation des acteur·ices.
Le zonage n’est cependant pas qu’un outil d’administration de l’espace urbain, il est aussi associé à une manière de penser la ville dans son rapport à l’espace. La charte d’Athènes, l’un des textes les plus influents de l’approche moderniste de l’urbanisme, rédigé en 1933 sous l’égide de l’architecte Le Corbusier, consacre le zonage comme l’expression méthodologique par excellence d’une approche fonctionnelle de la citéLe Corbusier, La Charte d’Athènes. Suivi de : Entretien avec les étudiants, Paris, Points, 2016.. Cette approche consiste à penser l’espace urbain en termes de fonctions (logement, loisir, production…), réparties de manière rationnelle dans les étendues géométriques constituant ensemble l’espace urbain. L’urbanisme par zonage se présente alors comme la quintessence d’une recherche de maîtrise totale et formelle de l’espace – et de ce qu’il contient. À ce titre, dans l’ouvrage Des images pour agir. Le visuel en urbanismeOla Söderström, Des images pour agir. Le visuel en urbanisme, Lausanne, Payot, 2001., le géographe Ola Söderström décrit l’invention du plan de zonage comme le moyen de transformer l’urbanisme en une pratique de « laboratoire » permettant de procéder à l’examen à distance d’une inscription du monde perçue comme objective (dans les cartes statistiques), puis de combiner de telles inscriptions dans « une simplification/schématisation de l’information fournie par l’observation de cette combinaison à l’intérieur d’une nouvelle représentation : le plan de zoneIbid., p. 57. ». La pratique du zonage, outre ses dimensions administrative et économique, est donc également une technologie de mise à distance et d’abstraction de la ville, qui permet à ses concepteur·ices de s’assurer d’un contrôle plus important depuis un centre de calcul et d’opération indépendant de l’espace urbain tel qu’il est vécu. Cela a des conséquences à la fois sur le type de ville produite par la planification urbanistique et sur les relations de pouvoir entre les concepteur·ices de ces plans et les habitant·es des « zones » ainsi définies.
L’urbanisme par zonage a été critiqué de manière récurrente depuis sa création pour le type de ville qu’il génère. Il favoriserait une approche monofonctionnelle et autoritaire de l’espace qui réduirait la capacité des villes à appréhender toute la complexité des usages sociaux brouillant la séparation entre l’habitat, le loisir ou le travail. Par ailleurs, pour l’anthropologue anarchiste James C.ScottJames C. Scott, L’Œil de l’État. Moderniser, uniformiser, détruire, Paris, La Découverte, 2021., l’approche fonctionnelle de l’aménagement portée par les plans de zonage conduit tendanciellement à une hiérarchisation des espaces et favorise les logiques articulant un centre et des périphéries.
On pourrait également ajouter que les phénomènes spatiaux – existants et à préserver, nouveaux et à inventer – ne sont pas égaux devant les plans de zone. Pour les géographes Michel Lussault et Jacques Lévy, certains lieux tels que les espaces vides, les lieux aux pratiques entremêlées et les zones de transition, se voient « mal traités et maltraités » par leur prise en charge cartographiqueJacques Lévy et Michel Lussault (dir.), Dictionnaire de la géographie, op. cit., p. 131.. Les plans de zone, qui sont des représentations particulièrement simplifiées, accentuent encore davantage cette ségrégation cartographique – qui par exemple complique des projets s’étendant à travers plusieurs zones et plans communaux comme celui d’arc paysager du CDT Est Seine-Saint-Denis.
La réalisation d’un plan de zonage fait également problème du point de vue de la relation entre les décisions des concepteur·ices et leur imposition aux habitant·es – parfois perçue comme aveugle et unilatérale. James C.Scott en appelle ainsi au travail de la philosophe et militante Jane Jacobs qui, dans le courant du xxe siècle, s’est attelée à une critique cinglante de l’approche moderniste de l’espace. Elle dénonce l’autoritarisme d’une vision fonctionnelle de la ville et son incapacité à se rendre sensible aux pratiques effectives qui font la vie sociale urbaine, dans toute leur complexité et leur versatilité.
Le rapport de présentation de la révision du PLU de Sevran en 2015 nomme « espaces dilemmes Mairie de Sevran, op. cit., « Diagnostic » (1a), p. 79.» les espaces publics dont la fonctionnalité a glissé par rapport à leur attribution initiale (par exemple, un parking abandonné en tant que zone de stationnement qui a été gagné par la végétation). Même si elle n’est pas directement désignée ainsi, la plaine Montceleux semble bien relever d’un tel statut problématique pour la planification : classée comme zone à urbaniser dans l’ancien PLU, elle a été exploitée et réinvestie par des agriculteurs, avec l’assentiment des pouvoirs publics, « afin d’éviter les occupations illicitesIbid., « Justification de la règle » (1e), p. 46.». C’est donc peut-être aussi parce qu’elle met en difficulté les typologies bien ordonnées requises pour un formatage juridique de l’espace à travers le plan de zone, que la plaine est presque naturellement « niée » par ce dernier, au moyen d’un nouveau plan qui efface son ambiguïté fonctionnelle.
Il serait cependant caricatural de réduire l’approche du PLU sevranais à une conception moderniste similaire à celle qui animait les promoteurs du plan de zonage au cours du xxe siècle, et ainsi de lui appliquer toutes les objections émises par le passé. Sur le registre décisionnel, la fabrique contemporaine de l’urbanisme dans laquelle s’inscrit le PLU, ancrée dans les principes de décentralisation et de concertation qui distribuent les centres de décision à différentes échelles politiques, les expose, même partiellement, à la recherche d’un meilleur équilibre démocratique via l’implication d’une diversité d’élu·es et l’organisation d’enquêtes publiques et de concertationsVoir le chapitre « Un commun à habiter »..
Encadrer ou orienter
Un deuxième instrument urbanistique vient compléter le plan de zonage de la plaine Montceleux, dont il atténue certaines limites tout en faisant advenir de nouveaux enjeux et problèmes. L’étude des orientations d’aménagement et de programmation (OAP) permet de comprendre pourquoi la plaine se voit « biffée » et découpée en deux zones distinctes. La plaine Montceleux est au cœur de l’OAP « Plaine de Montceleux – Terre de Sport » qui porte sur la réalisation d’un parc urbain et d’un « potentiel centre nautique ». Les principes énoncés pour encadrer sa transformation portent sur la création d’un parc dédié à « de multiples activités sportives et de plein air », l’amélioration de la desserte du site et de sa capacité à relier les quartiers environnants, ainsi que le « développement des fonctions urbaines sur les lisières par des constructions de hauteur limitée ».
L’OAP inclut une carte conçue par l’agence LIN représentant ce que pourrait devenir l’espace une fois ses objectifs remplis. La relative précision de cette carte matérialise le mode de planification très spécial de l’OAP qui consiste à fixer des objectifs d’aménagement quasiment opérationnels sans pour autant contraindre ou engager directement la commune sur la réalisation effective des objectifs décrits. La carte ainsi produite propose une « texture de futur » complexe qui associe la projection d’aménagements possibles à des objectifs juridiquement contraignants.
Pour être compris, l’usage qui est fait des OAP dans le PLU doit être mis en relation avec d’autres documents administratifs. Le PLU répond en effet à une problématique complexe pour la commune : elle doit s’intégrer dans les plans d’aménagement d’échelon « supérieur » (CDT, SDRIF, etc.) tout en gardant une certaine souveraineté dans le choix des propositions d’aménagement vis-à-vis de ses besoins propres. L’OAP contribue à traiter cette question en permettant à la commune de garder la main sur son aménagement (puisque c’est elle qui apprécie la compatibilité des futurs projets immobiliers privés ou publics avec son PLU) tout en se mettant en cohérence avec d’autres plans.
En tant qu’instrument d’urbanisme, l’OAP peut être questionnée dans sa capacité à effectivement participer d’un mode de planification de la ville intelligible pour les acteur·ices impliqué·es. Elle donne un plus grand pouvoir aux instances politiques locales en leur laissant une marge d’interprétation relativement importante pour accepter ou refuser des permis en fonction de leur compatibilité. Par contraste, le plan de zone, plus explicite et univoque, renforce le PLU en favorisant la lisibilité des conditions de gouvernement de l’espace, mais incarne une articulation plus rigide entre décisions politiques et cadrage juridique.
Dans le même temps, cependant, les approches par projet matérialisées par les OAP rendent le PLU dépendant d’un ensemble de documents et de plans parallèles auxquels ce dernier est lié, ce qui favorise son obsolescence (l’échec de ces plans rendant caduc le plan du PLU par exemple). Cette dépendance complique également la capacité de tels plans à se rendre lisibles pour le grand public, et ainsi à être l’objet d’une concertation effective avec les habitant·es. La structure du PLU est donc peut-être motivée tout autant par la poursuite des résultats qu’il vise à produire dans l’espace que par la résolution des complexes problèmes de gouvernance induits par la décentralisation de la planification urbaine et l’émergence d’un urbanisme par projet.
Si les OAP permettent d’accorder le projet d’aménagement municipal avec les documents « amont » encadrant sa fabrication, elles ont également bien sûr un rôle central dans les jeux de coordination et de pouvoir qui les lient aux documents « aval » que sont les demandes de permis de construire et les ZAC. Le cadre légal proposé par le PLU tente de trouver un compromis entre la prévision réglementée des aménagements à venir et l’accueil d’initiatives tierces. Ce faisant, le PLU est aussi le cadre d’une série de plans à venir qu’il anticipe et préforme, tout autant qu’il est lui-même en partie préformé par les lois, schémas directeurs, plans parallèles et plans passés avec lesquels il doit composer. Le plan est donc à la fois le résultat d’une épreuve de gouvernement et le format d’épreuves à venir. Par là même, il agit comme le médiateur entre de nombreuses structures bureaucratiques et de documents.
Les plans ne sont donc pas uniquement porteurs de représentations du futur et du présent, ils agissent aussi comme des médiateurs entre les pouvoirs politiques, les administrations et les habitant·es, constitué·es en collectifs ou non. Malgré sa non-réalisation à l’époque de la révision, le projet de ZAC Sevran Terre d’Avenir oriente et conditionne le devenir de la plaine Montceleux. Il possède une « existence documentaire », pour reprendre un concept élaboré par l’anthropologue Thomas CortadoThomas Cortado, « Artefacts urbanistiques… », art cité., c’est-à-dire qu’il fait exister des constructions et des aménagements physiques avant même qu’ils soient construits. Cette existence documentaire agissante est fortement tributaire du format de planification adopté (le PLU) qui favorise certaines coopérations et certains avenirs et en complique d’autres. L’ensemble des documents urbanistiques procèdent ainsi, selon l’anthropologue Matthew S. Hull, d’un « spectre documentaireVoir son enquête de terrain sur la gestion administrative de la ville d’Islamabad au Pakistan : Matthew S. Hull, Government of Paper : The Materiality of Bureaucracy in Urban Pakistan, Berkeley, University of California Press, 2012. » qui connecte de proche en proche l’administration des espaces urbains à diverses parties prenantes, dont leurs habitant·es. Pour Matthew S. Hull, les cartes sont utiles aux acteur·ices de la ville tout autant pour le plan général qu’elles représentent que pour les relations techniques et procédurales qu’elles permettent. Les plans servent donc tout autant à se projeter dans le futur qu’à relier, de façon parfois conflictuelle, les différents protagonistes de l’espace urbain.
Des fantômes de papier
La plaine Montceleux est pleine de plans – passés, présents et à venir. L’absence prolongée d’une utilisation stabilisée des terrains de la plaine a provoqué une saturation de projets et de programmes d’action qui ont paradoxalement préservé le lieu de tout aménagement. C’est comme si la prolifération de ces fantômes de papier créés par les plans (l’autoroute, le stade de rugby, la piscine à vagues de surf, le parc d’activités sportives, etc.) avait réussi à occuper effectivement l’espace. Les plans sont des absences qui participent au présent. Vivants, ils recouvrent l’existant de l’ombre de ce qui vient, voilant nos yeux de leurs puissantes visions au détriment de ce qu’il y aurait à voir dans le déjà-là. Morts – c’est-à-dire inachevés, abandonnés ou réalisés –, ils saturent l’atmosphère du mode d’existence ambigu d’un avenir appartenant au passé. Si les plans peuvent être abandonnés – et ils le sont souvent –, ils n’abandonnent pas si facilement les lieux.
Même non réalisés, les plans agissent. Ils forment les regards et orientent les pratiques, ne serait-ce que pour empêcher leurs concurrents de venir perturber leur rigide et fragile engagement dans l’avenir. Ils provoquent des réactions, suscitent débats et controverses, comme dans le cas de la ZAC. Ils problématisent l’espace urbain selon les problèmes qu’ils entendent résoudre et cadrent les enjeux des discussions par le prisme qu’ils ont construit pour justifier leur légitimité. Même rejetés, ils hantent les plans qui les suivent de leur empreinte. Chaque plan, tous les plans jouent un rôle dans l’existence des lieux sur lesquels ils portent.
Dans l’aménagement de l’espace des villes modernes, le travail de la cartographie opère un rôle paradoxal : tout en permettant de rendre intelligible et d’organiser le développement urbain au service du bien public – car il cherche à contenir le chaos que produirait l’abandon de l’espace aux intérêts particuliers, ceux des spéculateurs fonciers et des grandes entreprises de construction par exemple –, il contraint bien malgré lui le domaine des possibilités et le déroulement des délibérations portant sur l’évolution de l’espace de la ville. La cartographie opère toujours un travail implicite de hiérarchisation entre les espaces, les intérêts et les projets : les moyens formatent inéluctablement le domaine des fins envisagées. À ce titre, dans son ouvrage sur les outils visuels de l’urbanisme, Ola Söderström nous met en garde vis-à-vis du risque de réduire le « visible » au « visualisable »Ola Söderström,
Des images pour agir, op. cit., p. 59., c’est-à-dire à ce qui peut être inscrit sur une carte. De la même manière que l’expression populaire dit que « pour un marteau tout ressemble à un clou », il faut prendre garde aux méthodes d’aménagement urbanistiques pour lesquelles « tout lieu ressemblerait à une carte » !
Le monde des plans est un monde vu du ciel, nécessairement schématique et catégorisant les activités, les individus et les espaces par sa codification graphique. Il est un monde fait de cadres qui mutilent les relations débordant leur échelle et leur point focal. Ainsi, à trop penser la plaine comme un plan, « le cadre ordinaire de la carte (quartier, ville ou région) devient, au fur et à mesure, celui mental de son utilisateur Ibid., p. 36. », et la carte désavoue le regard porté depuis le sol en réduisant notre relation au lieu à ses médiations nécessairement orientées.
Dans le même temps, nous avons vu la capacité des cartes à ouvrir et faire circuler les différentes formes d’avenir qui habitent l’espace. L’utilisation des statistiques, la projection des aménagements possibles, opèrent alors moins comme les agents d’un verrouillage argumentatif sur une seule solution à venir et « objectivement » meilleure, que comme les points de départ pour des prises multiples pour l’imagination, la discussion et la proposition. En ce sens, Matthew S. Hull fait remarquer que la vision moderne de l’espace mise en place par des moyens tels que le plan directeur et les règlements n’est pas dénuée d’un certain paradoxe : elle poursuit le rêve d’une vision totalement maîtrisée et conceptualisée de la ville, tout en étant forcée, pour poursuivre ce rêve de pureté et d’évidence abstraite, de multiplier les documents, les édifices bureaucratiques, les acronymes et les cartes permettant de la faire fonctionner en pratiqueMatthew S. Hull, Government of Paper, op. cit.. Le projet d’une rationalisation de la gestion de l’espace se traduit toujours par la multiplication des médiations et donc des prises permettant à d’autres acteur·ices de formuler des interprétations alternatives, de mettre en place des contre-plans et des contre-discours, de proposer des futurs alternatifs. Aujourd’hui, à l’heure de la décentralisation et de la multiplication des instances dédiées à la négociation du développement urbain, cette prolifération des documents et des dispositifs de médiation n’en est que plus importante, et offre d’autant plus d’opportunités pour multiplier d’autres plans et instaurer de nouvelles prises sur nos milieux de vie.