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2024 - 2025

Dark Kitchens

Cinq récits pour raconter taster.com

DÉGUSTATION. William était fan de FastGoodCuisine, ses vidéos aux millions de vues lui avaient donné l’idée d’avoir sa chaîne, à lui. Il avait connu ses contenus avec une vidéo tout particulière : celle de l’Oréo géant. Il avait 14 ans à cette époque. Le cuisinier-vidéaste avait reproduit à l’identique ce gâteau si familier en une version XXL. Et puis le temps du lycée était venu, le baccalauréat, et le Covid aussi. Il était de cette génération qui avait « volé son bac ». Alors les vidéos YouTube s’accumulaient dans son historique, les vidéos de Fast GoodCuisine aussi. Ses grands frères étaient partis depuis longtemps du domicile familial, et ses parents approchaient de la soixantaine. Durant cette année de réclusion, William s’était interdit les sorties : la santé de ses parents était sa priorité. De l’autre côté de l’écran, les services numériques avaient connu une ascension sans précédent. Les YouTubers aussi. Charles Gilles Compagnon, créateur de FastGoodCuisine, avait saisi sa chance. En mars 2021, il créa sa marque Pepe Chicken. Juin 2021, la fin des couvre-feux avait sonné, et William était rassuré. Il avait suivi de près les posts de son YouTuber préféré. Ces burgers avaient l’air vraiment pas mal. Il décida de commander Pepe Chicken avec ses parents : une fin d’épidémie mondiale, ça se fête. Et puis le burger était arrivé, la déception aussi. Il avait trouvé ça fade, mais ce n’était pas si important…

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Le YouTubeur FastGoodCuisine a lancé en 2021 sa marque Pepe Chicken avec Taster disponible uniquement à la livraison. © Taster/Romain Buisson Taster/

LIVRAISON EN 1 CLIC. Il est passé il y a maintenant trois jours. Trois jours, c’est long après un coup de foudre. J’avais seulement commandé un burger et me voilà amoureux. Il avait les cheveux bruns, typé indien. On a échangé quelques mots et c’était tout. Alors j’ai enquêté avec l’amour comme moteur. Et puis, quelle idée de flasher sur un li-vreur…J’avais retrouvé la provenance de ma commande : le 7 rue Simart était apparu au détour d’internet. J’ai alors commencé mes folies. Carnet de notes en poche, je suis parti, j’ai pris la ligne 4 direction Marcadet-Pois-sonniers. J’ai documenté la rue dans ses moindres recoins, pris en photo chaque vélo en essayant de l’aperce-voir. Chaque Zoomo, chaque scooter me rapprochait de lui. Malgré moi, j’étais tombé amoureux en un clic.

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LOJKINE, Boris. L’histoire de Souleymane, Paris, 2024.

STREET FOOD. Les Parisiens descendent les marches deux par deux. Le crissement des roues sur les rails et la chaleur électrique qui en émane sont ponctués par les allées et venues des métros. Il est 8hgo, nous voilà plongés dans le sous-sol publicitaire. Sur le quai d’en face, un burger, un Bo Bun et une assiette de poulet frit attirent notre regard. Il est encore tôt pour avoir faim. L’épidémie a laissé des traces : la Chine a récemment abandonné sa politique « Zéro Covid », mais la méfiance reste de mise. Nous sommes le 12 décembre 2022, il fait froid, et ces images de burgers sont alléchantes. Nous descendons à Gare du Nord, et à notre grande surprise, les affiches publicitaires de street-food nous suivent jusque dans la rue. Et toujours cette marque : Taster. Aucun de nous ne connaissait ce sigle imprimé partout. En nous promenant le soir, au détour d’une rue, une odeur grasse émane d’une façade sombre. Nous nous arrêtons : le bandeau obscur est affublé de cette même marque croisée au matin : Taster.com. Un QR code nous plonge dans les méandres de la street-food virtuelle. Nous voulons en savoir davantage. Un ami se rappelle de ce sigle mystérieux ; il l’a vu au détour d’un post Twitter : « Ah mais oui, ils ont fait une collab’ avec Booba, eux ! ». Il n’y a rien à redire, leur stratégie marketing est implacable.

Nous épluchons leurs posts du bout des doigts. Les images défilent : les photos tout sourire d’un personnel soignant éprouvé par l’épidémie, les souhaits de bonnes fêtes et, bien sûr, les engagements pour notre planète.

Quelques jours plus tard, un ami nous dit qu’il vit au-dessus d’une enseigne Taster, rue de la Croix-Nivert, dans le 15e. Les allées et venues des livreurs et les odeurs de friture l’empêchent parfois de dormir. Naivement, nous lui demandons : mais la street-food doit bien être encadrée par des lois, non ?

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Campagne publicitaire en décembre 2022, photos issues du profil facebook de Taster.com.

DARK KITCHENS. Cela fait maintenant deux heures que Romane est plongée dans son écran. Les commentaires, articles et avis se succèdent, la moindre information est bonne à prendre. Une collègue du McDonald’s lui a parlé de Taster il y a peu, elle en a fait peu à peu une obsession. Le monde de la fast-food lui est familier : onze années de dur labeur en tant que manager pour l’enseigne américaine lui ont suffi. Elle a maintenant envie de renou-veau, elle l’a décidé : elle délaissera les menus Best Of pour les Pepe Burgers. Avec un peu d’argent de côté, elle imagine avoir sa franchise Taster.

Après avoir envoyé ses formulaires d’adhésion, informé de son apport initial, cherché des locaux sur internet, elle est enfin prête. Son laboratoire culinaire ouvre le week-end prochain. Quelle fierté pour elle de voir le fruit de son travail, le lettrage rouge plaqué sur noir et la façade aveugle. Ses employés ouvrent le service à 11 h et prépareront les commandes jusqu’à 22 h. Cette fois-ci, Romane est nerveuse : elle a eu des plaintes liées au stationnement des livreurs, et puis cette poubelle énorme qui bloque le trottoir… Elle n’avait pas prévu de faire de la diplomatie. Avant de rentrer pour saluer les cuisiniers, elle repense à ce mot maudit qui rythme ses conversations entre amis : les « dark kitchens ». Elle rentre dans le local culinaire d’un bon pas, en se demandant ce que sa cuisine a de si « dark ». Peu importe. Dans le laboratoire, les cartons jonchent le sol et la friture lui saisit les narines. Abdel est dos tourné, occupé avec l’assemblage d’une assiette Hot Fry. Il la salue timidement et se remet au travail. Abdel travaille pour Romane depuis deux semaines, et leur relation n’est pas au beau fixe. Les instructions d’assemblage affichées au centre de la cuisine lui paraissent énigmatiques. En sortant, Romane s’en veut de ne pas avoir rencontré Abdel avant de l’avoir embauché, elle aurait pu juger de son niveau de fran-çais. Les notes Deliveroo s’effondrent. Elle se sent prise au piège.

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Livreurs en attente devant ‘TASTER’, dark kitchen rue Planchat (Paris 20e). Photo : Yves Bélorgey, 13/02/2025.

FOODTECH. Ça fait six mois que je suis au chômage. Faut dire, cuisinier aujourd’hui, c’est pas la planque. Les gens préfèrent manger de la merde en boîte, tant que ça va vite et que ça coûte pas trop cher. Un pote m’a parlé d’une enseigne dont il a vu la pub dans le métro : « Taster ». J’ai envie d’aller voir ce que c’est, mais je sens déjà que ça va me saouler. Alors, leur site internet… Bon. Du gras, des gens qui sourient, des « valeurs » à la con, tout le bla-bla habituel pour te vendre l’idée que te faire livrer des burgers chez toi, c’est révolutionnaire. Et puis at-tention, ils veulent pas rester qu’en France ! Non, ils veulent conquérir le monde à coups de grandes promesses.

Ils proposent même de devenir ambassadeur, avec un beau revenu à la clé, évidemment. Vu leur siège social, je me doute bien de ce qu’ils se mettent dans les poches. C’est fou comme leur site dit du bien d’eux. Des vidéos, des articles… Tout ça, c’est bien joli, mais qu’est-ce qu’on dit d’eux quand c’est pas eux qui écrivent ? Ah bah tiens, voilà des offres d’emploi. « Culinary Specialist »… Sérieusement ? CULINARY SPECIALIST P! Mais c’est quoi ce foutage de gueule ? Du bullshit corporate pour dire « vous allez faire à manger ». Belle page LinkedIn en tout cas, bien propre et pleine de belles compétences. Et là, Anton Soulier, le fondateur. Anton, dis-moi qui tu es. Joli Instagram, des belles conférences pour montrer comment tu t’es fait des couilles en or. Et quoi ? Un article dans The Times ?! Pour quoi? Des pâtes ? Non mais c’est bon, je rends ma toque et je vais me coucher.

Ces gars lèvent 8 millions, montent une petite équipe avec des grosses têtes du numérique, et te vendent des pâtes au beurre à 16 balles. En fait, c’est juste un gros tissu numérique, qui englobe plein de beau monde pour exploiter des gens qui bossent pour une misère, tout ça pour des clients qui, apparemment, rêvent de manger du riz en pépites d’or sans lever le cul du canapé.

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Extrait de vidéo promotionnelle, capture issue du sitede Taster, mettant en avant les avantages de travailler au sein de l’entreprise ; https://taster.com