Léopold Gouze
À travers ses différentes vagues d’immigration, l’essor de nouveaux commerces et les événements socio-politiques qui l’ont traversé, Barbès a forgé une identité singulière dès les années 1950, et plus encore dans les années 1990.
Un motif (le vichy), un bâtiment (le magasin Tati), un quartier entier ont été peu à peu réappropriés, absorbés dans une culture populaire métissée, faite de débrouille, de circulation et d’hybridation.
Depuis le rachat du site par le groupe Immobel, cette culture, à la fois visible et informelle, se voit menacée de disparition ou de dilution dans une logique de renouvellement urbain.
Comme la rue Mouffetard avant lui, Barbès risque de devenir une image figée de ce qu’il fut : un décor sans ses usages.
Pour que rien ne change, tout doit changer.
Le pittoresque populaire se mue en vitrine, et la mémoire vivante glisse ailleurs.

Mariage entre Jacques Charrier et de Brigitte Bardot portant la robe en Vichy rose et blanc signée Jacques Esterel. (© Getty Images)
Le 18 juin 1959, Brigitte Bardot épouse Jacques Charrier à Louveciennes, vêtue d’une robe en Vichy rose et blanc dessinée par le couturier Jacques Esterel. Ce choix vestimentaire, simple en apparence, marque une rupture dans l’histoire de la mode et des représentations féminines. En détournant un motif associé à la domesticité rurale française et à la sphère privée, Bardot impose une nouvelle image de la féminité : libre et effrontée.
Dans le contexte d’une France gaullienne encore très marquée par les conventions bourgeoises, cette robe de mariée en tissu populaire devient un manifeste esthétique et culturel. À travers la médiatisation de l’événement, le motif Vichy passe du linge de maison à l’icône de mode, acquérant ainsi une dimension symbolique inédite. Il deviendra rapidement un code stylistique récurrent, réinterprété dans la mode, l’art et la culture populaire.
Ce moment cristallise le début d’une série d’appropriations successives du Vichy, qui, de Bardot à Tati, des couturiers aux quartiers populaires, transformera ce motif banal en signe de liberté et de démocratisation des apparences.

Bac à l’étalage, soutiens georges à 7,90 Francs, dispositionné à l’entrée du magasin Tati sur la voie publique, à l’angle de la rue Steinkerque et de la rue d’Orsel, 1980 . (© Gilbert Rosati - Bibliothèque historique de la Ville de Paris)
Cette photographie prise en 1980 capture l’essence même de la philosophie commerciale de Tati : l’accessibilité, la simplicité, la proximité. On y voit un bac d’étalage, proposant des soutiens-gorge à 7,90 Francs, installé directement sur la voie publique, à l’angle du magasin Tati à Barbès. Cette disposition, en rupture avec les codes du commerce traditionnel, matérialise la volonté de désacraliser l’acte d’achat et de rendre la consommation visible, décomplexée, presque ordinaire.
Contrairement aux vitrines feutrées des grands magasins haussmanniens, Tati adopte une mise en scène brute, où le produit est au plus proche de la rue, du passant, du chaland. Cette continuité entre espace urbain et espace marchand transforme la rue en boutique et le commerce en extension de l’espace public. Le bac d’étalage devient alors symbole d’un Paris populaire et direct, où la consommation se pratique sans codes d’exclusion, dans une logique d’ouverture.Cet ancrage visuel et spatial participe à forger l’identité démocratique de Tati, en résonance avec l’histoire sociale du quartier de Barbès et de sa clientèle.

Population diverse côtoyant le TATI de Barbès. La foule s’étale sur le trottoir et le boulevard, 1982. (© Arnaud Legrain - Bibliothèque historique de la Ville de Paris)
Cette photographie de 1980, montre la façade du magasin TATI Barbès envahie par une foule hétérogène : habitants du quartier, chalands, passants. Le trottoir déborde sur la chaussée, le flux des corps se mêle à celui des véhicules. L’image illustre la manière dont Tati, par son implantation et sa politique d’accessibilité, redéfinit la frontière entre espace commercial et espace public.Plus qu’un simple magasin, Tati agit comme un dispositif urbain ouvert, où la cohabitation sociale est visible, spontanée, sans filtre.
On y croise des familles, des personnes âgées, des jeunes issus des migrations, tous réunis dans un même espace partagé par l’acte d’achat, mais aussi par la simple déambulation. Ce brouillage des codes spatiaux est l’un des traits distinctifs de l’enseigne : la boutique n’est pas refermée sur elle-même, elle déborde dans la ville.En cela, Tati incarne une architecture du commun, où l’égalité des corps dans l’espace précède celle dans l’offre commerciale. La foule photographiée par Rosati devient ainsi le reflet d’une France populaire et multiculturelle, longtemps ignorée des représentations institutionnelles, mais pleinement visible à Barbès.

Naomi Campbell, posant pour la collection TATI x Azzedine Alaïa, 1991, dans un magasin américain. (© Ellen Von Unwerth / Trunkarchive)
Cette photographie emblématique met en scène Naomi Campbell, alors au sommet de sa carrière, dans le cadre de la collection TATI x Azzedine Alaïa (1991). Revêtue d’une robe en Vichy rose et blanc, motif iconique de l’enseigne populaire TATI, la supermodel incarne ici un subtil jeu de détournement des codes sociaux. Le décor oppose et superpose les signes : d’un côté, les bouteilles de champagne et de vin rouge, symboles du luxe à la française ; de l’autre, des magazines bon marché éparpillés sur les étals, matérialisant l’univers de la grande distribution. Naomi Campbell, posant avec une élégance souveraine, tient dans la main un exemplaire du magazine érotique Playgirl, clin d’œil à la culture populaire et à la sexualisation des icônes féminines. Cette mise en scène joue sur les contrastes esthétiques et symboliques : entre chic et cheap, entre haute couture et culture de masse, entre star internationale et imagerie de supermarché. Alaïa et Von Unwerth orchestrent ainsi une réévaluation du Vichy TATI, en le déplaçant des trottoirs de Barbès aux podiums et vitrines du luxe globalisé.Au-delà de la provocation, cette image souligne la capacité du motif populaire à devenir un espace de subversion et de réappropriation, en brouillant les hiérarchies de goût et d’appartenance sociale. Le Vichy, de motif domestique, devient ici un manifeste visuel de la porosité entre élite et culture populaire, entre glamour et quotidien.

TATI Painting (1990) de Julian Schabel. Peinture sur impréssion.
Collection de la Fondation Azzedine Alaïa, Paris
Cette œuvre de Julian Schnabel, figure majeure de la peinture postmoderniste américaine, s’inscrit dans la série des TATI Paintings réalisées au début des années 1990. L’artiste y superpose portraits, écritures et textures sur un fond en motif Vichy rose et blanc directement inspiré de l’identité visuelle de l’enseigne TATI. En utilisant ce tissu populaire comme surface picturale, Schnabel joue délibérément sur le contraste entre culture savante et culture populaire.
Dans TATI Painting, le motif Vichy n’est plus un simple décor ou motif de mode : il devient support actif de la peinture, à la fois fond et matière, sur lequel s’accumulent des gestes artistiques évoquant le graffiti, le collage, l’expressionisme. Cette hybridation renvoie à la pratique récurrente de Schnabel d’employer des matériaux non conventionnels (velours, assiettes cassées, bâches militaires), pour brouiller les frontières entre l’art noble et le quotidien trivial. Le choix de ce tissu, directement lié à l’enseigne TATI et à son imaginaire populaire, agit ici comme un geste de réappropriation culturelle, où le symbole de la consommation de masse devient surface critique. La grille du Vichy structure la composition tout en évoquant la notion de filet, de trame sociale, où s’inscrivent les tensions de classe, de genre et d’identité. Cette œuvre résonne fortement avec le travail d’Azzedine Alaïa, collectionneur de la série, qui voyait dans le motif TATI un emblème démocratique, à la fois modeste et universel. TATI Painting se situe ainsi à la croisée de plusieurs discours : critique de la société de consommation, hommage au vernaculaire, et réflexion sur la place des signes populaires dans l’art contemporain.

The Liberated American Woman of the 1970s (1997) de Samuel Fosso.
(© Samuel Fosso, courtesy Jean-Marc Patras / Paris)
Réalisée en 1997 dans le cadre de la série TATI, commandée pour les 50 ans de l’enseigne, cette photographie illustre le travail d’autofiction politique de Samuel Fosso. L’artiste camerounais-nigérian se met en scène travesti en femme noire américaine des années 1970, reprenant les codes visuels des mouvements d’émancipation afro-américains. Sur un fond Vichy rose et blanc, directement inspiré de l’identité visuelle de TATI, Fosso détourne les clichés liés au genre, à la race et à la culture populaire. Là où le motif évoque d’ordinaire la domesticité ou la consommation bon marché, il devient ici surface d’empowerment, scène d’affirmation personnelle et collective. Le quadrillage, neutre et répétitif, se transforme en grille de lecture critique, posant la question du regard porté sur les corps noirs et féminins. Par l’exagération des poses et l’intensité chromatique, Fosso déplace le motif Vichy d’un registre utilitaire vers une dimension scénographique, où l’intime rejoint le politique. L’artiste s’inscrit dans une tradition de détournement des symboles populaires, offrant une lecture afrofuturiste et postcoloniale des objets du quotidien.

Cérémonie des Victoires de la musique, le 11 mars 2000, le rappeur Rim’K interprète « Tonton du bled ».
(© ARNAL/GAMMA-RAPHO)
Lors de la cérémonie des Victoires de la musique 2000, le rappeur Rim’K, membre du groupe 113, interprète Tonton du bled, un morceau devenu emblématique de la mémoire migrante en France. Le titre évoque avec humour les congés d’été des familles françaises d’origine maghrébine, en particulier le rituel du retour au pays, souvent symbolisé par la Peugeot 504 familiale et les cabas TATI. La performance scénique s’ouvre par la phrase : « Eh, tonton, les cabas, ils sont trop lourds ! », faisant référence aux sacs plastiques à carreaux rose et blanc vendus par l’enseigne TATI. Ces sacs, robustes et peu coûteux, sont détournés de leur fonction de shopping pour devenir de véritables sacs de voyage. Sur scène, ils remplissent le coffre d’une Peugeot 504, icône de la diaspora nord-africaine. Ce geste dépasse l’anecdote : il affirme visuellement la culture populaire des quartiers et des diasporas dans un espace symbolique d’institution culturelle française. Le cabas TATI devient ainsi totem affectif, emblème d’un Paris populaire et métissé, tout en interrogeant la manière dont les objets modestes peuvent porter des récits d’exil, de filiation et de fierté collective.

Boutique Coupons, Les merveilleux de Saint Pierre, sur la Place Saint Pierre, Paris 18e. (Photo personnelle prise sur place)
Ces enseignes, situées sur la Place Saint-Pierre, perpétuent une manière de vendre héritée des magasins populaires tels que Tati Barbès. Avec leurs étalages débordants, leurs prix affichés en gros caractères, et une mise en scène directe des rouleaux de tissu, ces boutiques reprennent les codes d’une scénographie commerciale horizontale, tournée vers l’accessibilité et la proximité avec la clientèle.

Passerelle reliant les bâtiments du magasin Tati, rue Belhomme, Paris 18e.
(Wikipedia.org/wiki/RueBelhomme#/media/Fichier:P1280309ParisXVIIIrueBelhommerwk.jpg)
Cette passerelle, emblématique de l’architecture du magasin Tati à Barbès, incarne la manière dont l’enseigne a su s’approprier l’espace urbain au-delà des limites classiques du commerce. En reliant deux bâtiments au-dessus de la rue Belhomme, elle brouille la frontière entre l’espace privé de la boutique et l’espace public de la ville. Par sa structure simple et fonctionnelle, habillée du célèbre motif Vichy rose et blanc, elle prolonge la logique d’une scénographie commerciale populaire : visible de loin, accessible à tous, inscrite dans le tissu quotidien du quartier. Plus qu’un simple passage, cette passerelle est un geste architectural d’inclusion, une extension physique de la boutique dans la ville, à l’image de l’identité populaire et métissée de Barbès.

Ancien café Dupont Barbès à l’angle du boulevard Barbès, Paris 18e, années 1930. (Photographie d’archives © Archives de Paris)
Avant l’arrivée de l’enseigne Tati en 1948, le café Dupont Barbès occupait cet emplacement stratégique du quartier, marquant l’identité commerçante et conviviale de Barbès. Avec ses larges baies vitrées, ses fresques décoratives et son enseigne lumineuse, le lieu incarnait une esthétique d’entre-deux-guerres typique des cafés parisiens. La terrasse en angle, ouverte sur le boulevard, et la silhouette du métro aérien en arrière-plan inscrivaient cet espace dans une dynamique urbaine vivante, faite de sociabilité locale et de flux métropolitains. Cette photographie témoigne d’un paysage urbain en mutation, où les grandes enseignes populaires comme Tati allaient progressivement transformer l’architecture et les usages commerciaux du quartier.