Écologie des formes contraintes

“Quelque chose a changé : nous pouvons désormais écrire, publier, être traduite et célébrée pour un ensemble de dizains de décasyllabes à propos d’un fleuve.” Dans sa première chronique de “Poésie à problèmes”, Pierre Vinclair propose sa lecture des Cubes danubiens de Zsuzsanna Gahse. Un hommage à la fondamentale étrangeté du monde.

Quelque chose a changé : nous pouvons désormais écrire, publier, être traduite et célébrée pour un ensemble de dizains de décasyllabes à propos d’un fleuve

Bien sûr, pour quelqu’un qui ne connaît pas la poésie des cent cinquante dernières années, rien de nouveau. De même que la poésie la plus traditionnelle avait recours à des formes régulières, il lui était courant de s’intéresser à des objets tels que les fleuves ; et « un ensemble de dizains de décasyllabes à propos d’un fleuve » n’aurait rien eu de très exotique il y a deux ou trois siècles. Mais les Cubes danubiens ont été publiés dans leur version originale allemande en 2010 par Zsuzsanna Gahse et dans la traduction française de Marion Graf chez Hippocampe éditions en 2019 : et de même que dans la nouvelle de Borges « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » une phrase pourtant identique acquiert des significations opposées à deux époques différentes, de même « un ensemble de dizains de décasyllabes à propos du Danube » ne signifie pas du tout la même chose aujourd’hui qu’il y a cent, deux cents ou cinq cents ans. Écrire à propos d’un fleuve au moment où les glaciers fondent, ce n’est pas la même chose qu’écrire à propos d’un fleuve dix ans après la Révolution française (comme Hölderlin avec le Rhin), ou au moment où la langue provençale disparaît (je pense au Poème du Rhône de Frédéric Mistral, 1897). Écrire en dizains de décasyllabes pour prolonger en France le geste de Pétrarque (je pense à Délie de Maurice Scève, 1544), ce n’est pas la même chose qu’écrire en dizains de décasyllabes après la « crise de vers » et cent cinquante ans de recours massif au vers libre. « Ce n’est pas la même chose », d’accord, mais c’est quoi ? Que signifie écrire « un ensemble de dizains de décasyllabes à propos d’un fleuve » aujourd’hui ? On ne le sait pas a priori : il faut lire Zsuzsanna Gahse.

Cubes danubiens est un ensemble de « 27 cubes », chaque cube regroupant dix dizains, c’est-à-dire des poèmes de dix vers, chaque vers étant décasyllabe. On peut donc entendre  « cube » en son sens mathématique : 10 syllabes x 10 vers x 10 poèmes = 10 au cube. Le nombre 27 lui-même se laisse analyser de manière mathématique : 27, c’est 3 au cube. Marion Graf précise toutefois dans la « note de la traductrice » que « le titre allemand, Donauwürfel, joue sur une polysémie que le titre français ne peut restituer : Würfel renvoie aux cubes, mais aussi aux dés, ceux que l’on jette, ceux qui roulent aux hasard » S’il est difficile de ne pas entendre ici un écho au Coup de dés de Mallarmé, gardons-nous d’une interprétation trop hâtive. De même que l’on ne sait pas encore le sens exact de « un ensemble de dizains de décasyllabes à propos d’un fleuve », il se peut que nous ignorions ce genre de lancer de dés. Citons plutôt l’un des 270 dizains, dans l’original allemand puis dans la version de Marion Graf – il s’agit du premier poème du « quatorzième cube » :

1.

Täglich schaut mein Vater zur Donau im

Internet, schaut durch das Netzfenster und

erzählt von der Eiszeit, die er zurzeit

betrachtet, die sogenannte Würmzeit.

Die Donau ist weitgehend eisfrei, ruft

er, im Sommer liegt die Temperatur

bei etwa ein Grad. Gute Nachrichten

seien das, meint er, legt seine Brille

auf den Tisch uns senkt den Kopf. Schnell eine

Pause, bevor er sich dem Ender der

2.

Kalzeit wieder zuwendet. […]


1.

Tous les jours mon père cherche le Danube

sur internet et devant son écran,

commente la glaciation qu’il voit

se dérouler, aujourd’hui c’est le Würm.

Le Danube ne gèle plus, ou presque,

dit-il, en été la température

avoisine un degré, ce sont de bonnes

nouvelles, dit-il en posant ses lunettes

sur la table, inclinant la tête pour

une pause avant d’aborder la fin

2.

de l’ère glaciaire.

La version, on le voit, est comme l’original un dizain décasyllabe ; on doit à Marion Graf une traduction de bout en bout élégante et pétillante. De ce seul dizain, on peut dire plusieurs choses qui valent pour l’ensemble du livre : d’abord, que le Danube n’est pas l’objet du poème, si « objet » veut dire que c’est ce dont on parle à l’exclusion de tout le reste. Le poème sur le Danube est aussi un poème sur le père de l’autrice, un poème sur les glaciers, un poème sur la température, un poème sur ce que nous fait internet, un poème sur la manière dont la géologie entre dans notre vie, etc. Ou bien, on peut dire que le Danube est bien l’objet du poème, mais à condition de ne pas concevoir un fleuve comme une « chose naturelle » aisée à objectiver : le fleuve, c’est l’eau, mais aussi les poissons et les berges, mais aussi les glaciers mais aussi une vieille épave sur laquelle se sont développées des algues, mais aussi l’énergie tirée du barrage hydroélectrique grâce à laquelle l’ordinateur accède à internet. On pourrait presque dire que, d’une certaine manière, le fleuve est tout. Ou mieux (car il existe bien du non-Danube sur terre), le fleuve est un tout. Une intuition que l’on trouvait dans la réflexion de Gary Snyder dès les années 1970 : les bassins-versants sont des écosystèmes relativement clos, de véritables bio-régions qui permettent et distribuent la vie et les activités animales et humaines. Le fleuve est un tout dont nous sommes des membres. Le père de l’autrice est une partie du Danube. Il est concerné à ce titre par le poème qui s’en occupe. On peut d’ailleurs se demander ce qu’il est en train de faire exactement, car son propos est peu compréhensible. Le dizain suivant nous l’apprendra, il est en train de faire « une simulation sur internet » pour voir à quoi ressemblait le Danube pendant la glaciation de Würm, la dernière période glaciaire qui s’étend de 115000 à 11700 ans avant J.-C., d’où la formule étrange dans notre dizain « Aujourd’hui c’est le Würm ». 

Mais plutôt que de déployer un discours d’emblée cohérent, le poème semble passer d’un registre à l’autre, d’un objet à l’autre. La première phrase nous parle du père puis de géologie. La deuxième phrase nous parle du Danube puis du fait que le père pose ses lunettes sur la table, puis de sa tête inclinée, avant de revenir à la géologie. Il en va ainsi dans tout le livre : on passe en continu du privé au public, du local au global, du contenant au contenu, du dire au dit, du liquide au solide et réciproquement. Le poème ne respecte pas l’étanchéité des genres de discours, mais trace au travers (et, ai-je envie de dire, à la va-comme-je-pousse) son chemin capricieux. C’est peut-être cela, le nouveau coup de dés : la phrase (sans histrionisme avant-gardiste toutefois) joue comme un principe subversif. Elle fait ce qu’elle veut, va où elle veut. Elle est sauvage. Si elle le souhaite, elle déborde même de son cube sur le suivant (quand le vers s’arrête, espiègle, sur le mot « fin »). Le poème se comporte comme l’aventure d’une puissance d’élocution anarchique, ouverte à toute la variété possible, devant négocier avec des règles elles extraordinairement uniformes.

Ces règles sont relatives aux genres de discours, mais aussi à la prosodie. N’importe qui a déjà lu un dizain est frappé par la différence entre son usage traditionnel et celui qu’en fait Zsuzsanna Gahse ici, où il sert à dramatiser un conflit entre le contenu et la forme. En même temps qu’il lui apporte solution (le « sens » est cette solution), le dizain dramatise le conflit comme conflit. C’est la grande différence avec la poésie classique (qui évite ce conflit en traitant la forme comme une production du génie naturel de la langue) mais aussi avec la poésie en vers libre (qui évite le conflit en liquidant la forme). Pourquoi ce conflit a-t-il besoin d’être dramatisé ? Pourquoi la forme doit-elle se montrer comme forme irréductible au contenu, obstacle à franchir ? Zsuzsanna Gahse ne répond pas à cette question, mais je pense qu’il en va en réalité de la distanciation dont parlait Brecht – c’est-à-dire un dispositif de dénaturalisation, destiné à ce que nous ne tombions pas dans le panneau du discours. On en trouve un autre indice dans le 17ème cube :

4.

vu du train, le Dôme aussi est penché.

Mais ici, ding ding dong : pour les oreilles

françaises, le texte doit s’arranger

pour faire sonner les OU et les U,

sachant qu’à Ulm, la ville s’appelle Oulm,

et que le texte original comporte

quantité de mots prononcés OU comme

Oulm, Hunnen et Hunde. Attila, ses

chiens, ses troupes déboulent sur Oulm. On

hurle, on tue. Ulm brûle. Épouvante des

Au gré de ce happening tout de même parfaitement original et réjouissant (que la traductrice Marion Graf a concocté avec la complicité de l’autrice), la version dit « Eh oh ! Je ne suis qu’une traduction imparfaite ! », et ce faisant, emmène le texte à un nouveau degré de réflexivité, – conformément à ce que j’ai appelé la nature « sauvage » de la puissance d’élocution, qui passe d’un genre de discours à l’autre en se jouant de toutes les frontières. Un tel happening a d’autant plus de valeur, bien sûr, que le livre de Zsuzsanna Gahse n’est pas bilingue : si j’ai pu citer plus haut l’original allemand, c’est que l’on retrouve le 14ème cube dans un numéro de la Revue de Belles Lettres (dont s’est occupée Marion Graf) consacré à « un Danube poétique », au milieu d’autres propositions. Ce qui est frappant, d’ailleurs, dans ce numéro, c’est, du sonnet au vers libre, la diversité des formes mobilisées. Aucune cependant n’est aussi stricte et répétitive que celle des Cubes danubiens

En exacerbant le rapport conflictuel entre une puissance d’élocution anarchique et ouverte à une variété maximale, et une forme rigide, reproduite avec une opiniâtreté qui vire à la manie, le poème refuse le vieil idéal de l’adéquation de la forme au contenu. Les écrivains aiment prétendre qu’ils ont choisi une forme adéquate au contenu, lorsqu’ils ne refusent simplement pas cette distinction : on prête à Victor Hugo l’idée que la forme serait « le fond qui remonte à la surface ». Les philosophes connaissent par ailleurs la répugnance de Hegel à la distinction forme/contenu, qui n’aurait plus de sens une fois la philosophie réalisée. C’est précisément la raison pour laquelle il faut la tenir : si la prophétie du philosophe se réalisait, la pensée et l’être se dissoudraient l’un dans l’autre –  au profit de la pensée. Si l’on veut au contraire calmer les prétentions de la raison raisonnante et rendre un hommage à la fondamentale étrangeté du monde, la littérature nous aide, en figurant l’irréductibilité à telle ou telle forme artificielle d’un contenu sauvage – roulant partout comme un dé jeté. Il a cependant besoin d’elle pour se produire, se relancer : sans barre fixe, nul salto ne s’échappe.

Pierre Vinclair