La grande désynchronisation

Pour le géophysicien des « zones critiques » qu’est Jérôme Gaillardet, la Terre n’est pas un stock fini de ressources, c’est un ensemble de cycles de natures et d’échelles spatiales et temporelles très différentes, mais entrelacés. Un processus qui prend des millions d’années ouvre à un autre qui prend quelques secondes, qui à son tour en entretient un autre de plusieurs centaines d’années. Le global s’articule au local directement : dans le temps. Toute vie s’improvise dans ces cycles, les reproduisant et les altérant à la fois. Le « temps présent » n’est pas celui d’un épuisement des ressources planétaires, mais une grande désynchronisation : une forme de vie particulière bouleverse les cycles qui la rendaient possible sans s’ajuster à ces changements. Réajuster les temps, tel est le défi des « temps qui restent ».

Si le changement climatique et l’érosion de la biodiversité occupent le devant de la scène médiatique, polarisent l’attention des partis politiques et sont placés par les programmes électoraux écologistes en première ligne d’une indispensable préservation de la « nature », ces deux perturbations ne sont que la partie émergée d’un iceberg menaçant le fragile radeau de l’humanité. Si l’on veut tenter d’expliquer pourquoi la détérioration du climat et la perte du vivant sont les deux portes flambeaux de « l’intrusion de Gaia », c’est-à-dire de ce moment présent de l’histoire où nous, êtres humains, réalisons que les « choses dépendent de nous et que nous dépendons des choses » comme l’exprimait déjà Michel Serres dans Le contrat naturelMichel Serres, Le contrat naturel, Paris, Flammarion/Champs, 1992., c’est sans doute que l’un comme l’autre, ont des temporalités et une forme de spatialité qui nous sont accessibles, que nous pouvons « sentir », dans le domaine strict de notre « géoception ».

Nous sommes myopes

Le changement climatique est manifeste : la diminution de la couche de neige et la fermeture des stations de ski de trop basse altitude en montagne, les canicules à répétition qui paralysent nos villes chaque été, ainsi que les événements hydrologiques extrêmes à travers le monde, sont des réalités appréhendables par chacun et chacune d’entre nous.

La température de l’air, outre que notre peau y est très sensible, est une des grandeurs physiques les plus faciles à mesurer et nous disposons désormais d’un historique des mesures témoignant, sans plus qu’aucun doute ne soit permis, du réchauffement moyen de l’atmosphèreMichel Magny, L’Anthropocène, Paris, Presses Universitaires de France, 2021.. Les projections issues des modèles numériques en sciences du climat sont capables de prédire des trajectoires à 100 ans, une échelle de temps qui nous « parle » et parle à la sphère industrielle. L’adaptation au changement climatique est en route car des décisions politiques prises aujourd’hui s’accompagneront d’effets sur des temporalités courtes, commensurables avec celles de nos vies, de nos enfants, des institutions et des États.

On se souvient que, dans les années 1990, l’un des principaux problèmes environnementaux était celui du trou dans la couche d’ozone. Après que les scientifiques de l’atmosphère eurent identifié les chlorofluorocarbures (CFC) comme les principaux gaz produits par les activités humaines responsables de la destruction l’ozone de la haute atmosphère dès les années 1975, près de 200 pays ont voté la convention de Vienne (1985) et le protocole de Montréal (1987) afin de limiter drastiquement la production des CFC et même les éliminer. Depuis, le trou saisonnier dans la couche d’ozone, qui protège la surface terrestre de l’action mutagène des ultraviolets solaires, très surveillé par des infrastructures de recherche, s’est résorbé et montre des signes de restauration. Cet épisode, qui a conduit à la création historique du GIEC, est typiquement un de ces « moments » environnementaux aux temporalités courtes : même si la dynamique de la couche d’ozone n’est pas revenue à son fonctionnement pré-anthropique, elle est en cours de régénération depuis que des actions internationales ont été prises. Les réactions chimiques qui forment l’ozone, ou une partie de celles qui sont responsables de sa régénération, sont suffisamment rapides pour que des décisions politiques puissent avoir des conséquences visibles à l’échelle d’une dizaine d’années.

 Les temporalités climatiques ne sont pas aussi courtes que celles de la couche d’ozone, mais les mesures internationales déjà prises –  et à prendre – pour diminuer les émissions nettes de gaz à effet de serre, des molécules ayant été identifiées par les climatologues comme responsables d’un « forçage radiatif » positif, c’est-à-dire d’une augmentation significative de la quantité d’énergie fournie à l’atmosphère, devraient avoir des effets que les modèles climatiques numériques prédisent à l’échelle des décennies et du siècle à venir. Une particule de CO2 émise par une usine en Europe aujourd’hui se retrouve à Hawaï seulement quelques semaines plus tard tant l’atmosphère est un milieu brassé (par le système des vents). On pourrait dire que le CO2, tout comme les CFC, diffusent et se mélangent dans l’atmosphère avec des temporalités qui rappellent celles que la conquête des océans par la navigation maritime a introduites et qui nous ont embarqués dans la mondialisation des échanges. En d’autres termes leurs vitesses d’homogénéisation – la vitesse lie le temps à l’espace – sont importantes. Vient s’ajouter à cette agitation de l’atmosphère une grande réactivité du gaz suspect. Un CO2 émis à Paris se globalise certes assez vite, il n’en demeure pas moins très probable qu’il soit absorbé – et digéré – par une feuille de palmier tropical ou par la surface de l’océan glacial arctique quelques jours plus tard.

 Diffusion rapide et réactivité sont les deux lanternes qui nous rendent sensibles et rendent nos sociétés industrielles conscientes du problème climatique.

Notre sensibilité à la disparition du nombre d’êtres vivants et du nombre d’espèces vivantes – la biodiversité – relève quant à elle de mécanismes très identiques. La vitesse de reproduction des êtres vivants est très grande et le déclin d’une population d’insectes peut être enrayé facilement si des décisions sont prises et exécutées. De nombreuses études montrent que le retour à une biodiversité normale (aussi bien en nombre d’individus qu’en nombre d’espèces) a des conséquences immédiates sur la santé des écosystèmes. En val de Sèvres dans l’ouest de la France, des expérimentations socio-écologiques conduites avec des agriculteurs et agricultrices montrent qu’il est possible d’augmenter les rendements en quelques années en améliorant le statut des populations pollinisatricesVincent Bretagnolle, avec Vincent Tardieu, Réconcilier Nature et Agriculture, Paris, CNRS éditions, 2021..

Même l’apparition de nouvelles espèces peut être rapide. Dans son Histoire naturelle du futurRob Dunn, Une histoire naturelle du futur, Paris, La Découverte, 2022., Rob Dunn rappelle bien que les vitesses de spéciation, c’est-à-dire l’apparition de nouvelles espèces, obéit à des « lois » biologiques qui peuvent être très rapides pour certains groupes d’êtres vivants. Les rats, petits mammifères au cycle reproductif rapide, sont le parfait exemple de ces temporalités courtes de la biodiversité. Lorsque des populations de rats se trouvent isolées par des barrières physiques ou regroupées dans des zones où ils ne peuvent survire, ils divergent génétiquement assez vite. Les travaux que cite Dunn sont éloquents : les rats de New York ne semblent plus être capables de se reproduire avec les rats des villes voisines. Pire, les rats qui vivent dans le sud de Manhattan se sont différenciés de ceux qui vivent dans le nord et divergent génétiquement car le quartier des affaires qui les sépare (Midtown) est comme un bras de mer qui sépare des populations îliennes !

La biodiversité est également un symbole paysager. Les luttes militantes pour des « zones à défendre » s’opposent à l’homogénéisation du paysage et font croisades pour la préservation d’écosystèmes, de socio-systèmes ou de territoires familiers (dans le sens où la plupart des écosystèmes de l’Europe occidentale sont le fruit d’une coévolution entre des vivants et des manières d’exploiter et de cultiver la terre) que nous ne voulons pas voir disparaître dans le temps de nos sociétés.

Comme dans le cas de la couche d’ozone, les alertes concernant la biodiversité visent à protéger et maintenir la « couche » dynamique des vivants qui nous entourent et dont nous sentons bien que leur intégrité, le maintien des relations que nous entretenons avec eux, sont cruciaux, tant pour notre propre bien-être que pour le leur. Cela est essentiel pour le maintien d’une production alimentaire durable, pour éviter de perturber la temporalité de nos vies et même celle de nos sociétés industrielles. Alors que certains et certaines paléontologues nomment la crise actuelle de la biodiversité « la sixième extinction » (car cinq grandes périodes de forte érosion du nombre d’espèces vivantes ont été décrites depuis 500 millions d’années), l’écologie de la conservation est une lutte contre la disparition rapide du cadre vivant qui nous entoure, de ce que nos yeux et nos oreilles perçoivent.

Changement climatique, trou de la couche d’ozone, érosion de la biodiversité sont donc des changements qui reflètent la sensibilité excessive de nos sociétés aux temporalités courtes au détriment des temporalités longues. En géologie, on parle de « myopie » pour désigner le fait que nous sommes capables de découper le temps long de la planète bien plus précisément sur les périodes récentes que sur les périodes anciennes car plus nous nous éloignons de notre époque, moins les roches et les couches géologiques sont abondantes et interprétables. Autrement dit, plus on remonte le temps, plus on perd en netteté et le temps se dilate.

La situation de nos sociétés industrielles est analogue : elles ont un biais en faveur des temps courts. Atteints de présentisme, nous sommes devenus myopes, un défaut de la vue imposé par la modernité et en particulier par la mondialisation des échanges, la numérisation du monde, bref, par notre manière pressée d’habiter le monde. Nous ne sommes capables que d’accommoder des distances temporelles proches des temporalités de notre histoire – et surtout de notre histoire moderne – correspondant aux temporalités les plus courtes de la géohistoire ou du « système » Terre.

Comme beaucoup d’autres, Dipesh ChakrabartyDipesh Chakrabarty, Après le changement climatique, penser l’histoire, Paris, Gallimard, 2021. n’exprime pas autre chose que cette tension entre d’une part, le temps de l’histoire des êtres humains, de leurs révolutions, de leurs luttes, de leurs pratiques coloniales, et d’autre part le temps long « géologique », avec lequel pourtant, dans l’Anthropocène, et ce parce que le pouvoir d’agir de l’être humain est lui-même devenu géologique, nos sociétés doivent composer.

Les temps qui restent du carbone

Le carbone n’est qu’une des briques parmi la petite centaine dont tout l’univers est fait, mais il a envahi notre vie quotidienne. Agriculture, aménagement urbain, transition énergétique … un gaz invisible, le CO2, bien plus petit qu’un virus, régit nos manières d’être et la politique. Ce gaz carbonique, ainsi nommé car il se dégage de la combustion du charbon en présence d’oxygène, existe dans l’atmosphère à une teneur ridiculement petite (0,04 % par volume d’air) mais il joue pourtant un rôle climatique immense en absorbant instantanément les rayonnements infrarouges émis par la surface terrestre, permettant ainsi à la Terre de ne pas être aussi froide que ce qu’elle serait sans atmosphère. Le CO2 est la petite laine de la planète.

Depuis que les scientifiques mesurent en divers endroits de la planète la teneur en gaz carbonique de l’atmosphère, ils observent une hausse régulière. On trouve en 2024, 1/3 de plus de gaz carbonique dans l’atmosphère qu’en 1964. Sans surprise, la température moyenne de l’atmosphère augmente et avec elle les déséquilibres du système climatique. Les masses d’air s’affolentMichel Magny, L’Anthropocène, op. cit..

Comme toutes les entités non-vivantes qui nous entourent, le CO2 n’est pas un décor passif. Il est susceptible de réagir avec tout ce qui l’entoure et de s’y combiner : eau de pluie, de mer, roches, plantes … tant et si bien que la quantité de CO2 produite par les êtres humains depuis qu’ils brûlent du bois puis du charbon, du pétrole et du gaz naturelCe que nous appelons par abus de langage les ressources « fossiles », voire même les fossiles, devrait être désigné plus correctement comme des ressources constituées d’organismes anciens fossilisés. est trois fois plus élevée que ce qui s’est réellement accumulé dans l’atmosphère. Le reste a disparu, transformé en autre chose. Il a muté.

Nous allons tenter dans les lignes qui suivent de le pister, de se rendre sensible aux divagations du carbone. Nul besoin d’embarquer sur une navette spatiale, il est là, autour de nous. Il virevolte comme le ferait un papillon de fleur en fleur et il nous suffit d’ouvrir les yeux.

Imaginons une scène d’ouverture de cinéma : lumière claire et sèche d’une fin d’été dans le sud de l’Italie. Le personnage principal est assis à la terrasse d’un café pittoresque de Taormine, une des plus belles cités de Sicile. De là, il a une vue imprenable sur le théâtre romain, la côte méditerranéenne aux plages lumineuses et plus loin, sur les pentes du volcan le plus majestueux d’Europe : l’Etna. Une série de plans défileL’idée de cette série de plans doit beaucoup à mes discussions avec le performeur et metteur en scène Duncan Evennou et la réalisatrice Camille de Chenay..

Premier plan. Une feuille de laurier rose, desséchée par la chaleur d’un été qui s’achève, tourne dans un tourbillon d’air chaud sur la terrasse. Notre personnage principal se distrait à l’observer. Elle vient d’un jardin voisin et s’agite aléatoirement en d’infinies volutes. En se détachant de son arbuste, les cellules qui la constituent sont mortes, faute d’être alimentées en eau et en sels minéraux par leur tige, cessant d’accomplir leur fonction principale : celle de digérer le gaz carbonique de l’air pour en faire de la matière vivante végétale verteCe que les biologistes appellent la photosynthèse. C’est un mécanisme impliquant de nombreuses enzymes permettant de transformer de l’eau et du gaz carbonique en des chaines moléculaires de sucre. Pour ce faire, cette réaction nécessite de l’énergie solaire venant d’en haut et des nutriments venant du sol et absorbés par les racines. La photosynthèse stocke l’énergie solaire que reçoit la Terre sous la forme de boules énergétiques de sucre.. Ce magnifique laurier rose, si typique des littoraux méditerranéens, est un représentant local du règne des végétaux verts – arbres, herbes, algues – principaux agents de la transformation du CO2 atmosphérique en composés inorganiques. Les végétaux verts travaillent à purifier l’atmosphère de son gaz carbonique à une vitesse telle que 5 à 10 ans seulement leur suffiraient pour retirer tout son CO2 à l’atmosphère planétaire et donc à congeler la Terre en boule de glace.

 

Deuxième plan. La feuille que notre personnage suit du regard a finalement cessé ses acrobaties et s’est posée dans le bac à fleurs à quelques mètres de lui, au milieu d’autres feuilles mortes visiblement grignotées et en voie de décomposition. Nichés entre les grains du terreau, des agents microscopiques – des champignons, bactéries –, presque aussi invisibles que le gaz qu’ils génèrent, sont à l’œuvre, réveillés par l’arrosage matinal. Ce sont des décomposeurs. Alors que le laurier composait et stockait, eux, défont, cassent, grignotent, digèrent et libèrent le gaz carbonique que les cellules du laurier avaient patiemment arraché à l’atmosphère. Ces fossoyeurs de la matière végétale morte la trouvent suffisamment à leur goût et en tirent l’énergie nécessaire à leur croissance et reproductionCes organismes pratiquent la respiration ou la fermentation, deux transformations où d’autres enzymes cassent les liaisons chimiques des sucres pour faire leur propre matière organique et, ce faisant, libèrent le gaz carbonique. Photosynthèse et respiration sont des mécanismes qui se compensent puisque le premier absorbe du CO2 à l’atmosphère tandis que le second en rejette.. En une saison, ce qui fut capturé par les feuilles du laurier est restitué à l’atmosphère par les décomposeurs. A l’échelle planétaire, ce duo de plantes et de décomposeurs est la garantie d’une atmosphère durable et très vite recyclée. Telle est la perfection des rotations du cycle du carbone…

 

Troisième plan. Le serveur a déposé le café commandé par notre personnage sur la table en marbre blanc. En soufflant sur sa surface pour le refroidir, les poumons de notre protagoniste rejettent dans l’atmosphère un air riche en gaz carbonique. Comme l’avait montré le chimiste Lavoisier en faisant expirer un cobaye, l’air que nous exhalons est létal ; il peut même causer la mort d’un canari confiné dans une enceinte remplie de ce gaz. A l’instar des champignons, nous, les êtres humains, cassons aussi les substances que nous consommons pour en extraire de l’énergie solaire. Le sucre du café servira de réserves énergétiques pour quelques heures à peine à notre personnage… Mais à la différence de la feuille de laurier, ce sucre ne vient pas d’ici. Il provient des plaines de l’Europe du Nord ou alors des Antilles, tout comme la matière organique torréfiée qui donne sa couleur au café. Ces carbones, arrachés à leurs écosystèmes, ont voyagé, empruntant des boucles plus longues et détournées que la feuille de laurier désormais immobile.

 

Quatrième plan. Notre personnage lève le regard et aperçoit un champ d’oliviers centenaires qui couvre les pentes des collines et les abords du théâtre antique. Certains, disent les guides touristiques, sont plus anciens que les ruines romaines ! Eux aussi travaillent à purifier l’atmosphère de son gaz carbonique, mais en le transformant en cellulose constituant le bois qui s’accumule en tronc et en branches. Même mort sous l’aubier, le carbone de ce bois demeurera là pour des siècles, contrairement au sort précaire du carbone de la feuille de laurier. Le carbone du bois contrevient à la régulation atmosphérique du gaz carbonique, rapide et saisonnière, que les voltiges de la feuille de laurier nous avaient révélées. Ce qui semblait si efficace et annuel nous apparaît désormais terriblement lent : va-t-il falloir attendre un siècle, deux siècles, mille ans, avant que ce carbone confisqué rejoigne l’atmosphère ?  D’ailleurs, la poutre de la tonnelle au-dessus de notre personnage, elle aussi, est faite d’un carbone fixé par un arbre au moins aussi vieux que la maison qui abrite le bistro, âgé de quelques siècles peut-être… Des horizons temporels plus lointains se dessinent, car le duo qui se jouait dans la première scène entre les végétaux et les décomposeurs va de guingois. Des poches de carbone rétif se forment dans le paysage. Le carbone procrastine. Première imperfection du cycle…

 

Cinquième plan. Notre personnage s’apprête à interpeller le serveur quand son regard s’arrête sur le journal de son voisin. Il y fait état des orages catastrophiques de la veille. Des pluies diluviennes ont arraché des pans entiers de montagne sicilienne et des glissements de terrain ont transporté des roches, des sols, des maisons, des oliviers déracinés vers la mer Méditerranée. Au-delà de l’aspect dramatique et des pertes matérielles que l’évènement a causé, dans la grammaire du carbone, l’orage a enfoui au fond de la mer des poutres de bois, des feuilles à peine décomposées, des arbres de forêts centenaires. Débute alors un patient travail de fossilisation de ces matières végétales riches en carbone qui prendra peut-être des millions d’années et les métamorphosera en précieux hydrocarbures : lignites, charbons, anthracites … des concentrés de carbone et d’énergie piégés dans les sédiments marins. En un coup de tonnerre, leur carbone s’est échappé de la boucle régulatrice écrite dans l’air et sur le sol par la feuille de laurier virevoltante de notre premier plan. Autre procrastination, autre imperfection…

 

Sixième plan. Dans la rue, devant le café, un véhicule d’un autre âge pétarade et laisse derrière lui une trainée de suie qui interrompt notre personnage. Du carbone à l’état presque pur forme un brouillard nauséabond, fabriqué par la combustion incomplète de l’essence et le travail d’un moteur mécanique qui met en mouvement le véhicule. Cette essence provient de pétrole et, donc, comme le savent les géologues, d’êtres vivants fossilisés il y a des dizaines ou des centaines de millions d’années. On en extrait du plateau continental pas très loin, off-shore, au sud de la Silice. Ce noir, dans l’air, c’est du carbone prélevé à des atmosphères terrestres d’un lointain passé par des vivants disparus qui travaillèrent à la purification de l’air. Ce que l’orage catastrophique d’hier a enfoui dans les profondeurs de l’océan retourne à la case départ, des millions d’années plus tard, un carbone pris dans une boucle autrement plus lente que celle qui impliquait la feuille de laurier. Lenteur…

 

Septième plan. Au loin, notre personnage admire le panache volcanique de l’Etna qui s’élève en volutes tranquilles dans le ciel orangé de cette fin de journée. L’Etna est un pollueur de première classe qui envoie chaque année dans l’atmosphère des dizaines de milliers de tonnes de gaz carbonique, arraché aux profondeurs de la Terre. Les géologues ont récemment montré qu’une partie de ce gaz carbonique vient de roches calcaires enfouies à des profondeurs telles (des dizaines de kilomètres) qu’elles se transforment et libèrent une partie de leur carbone sous la forme de gaz carboniqueLes géologues appellent « métamorphisme » l’ensemble des réactions qui se produisent lorsqu’une roche de la surface terrestre est portée à des conditions de température et de pression telles qu’elle n’est plus stable. Le métamorphisme du calcaire produit une nouvelle roche, le marbre, mais libère aussi du gaz carbonique si la température devient trop importante exactement comme le chauffage de la craie (un type de calcaire) produit de la chaux et du gaz carbonique. La fabrication du ciment est une forme humaine de métamorphisme.. Ici, sous nos pieds, la plaque africaine s’enfonce lentement sous la plaque eurasiatique, et emporte avec elle des écailles de roches calcaires faites de coquilles fossiles pas très éloignées de ceux qu’on rencontre encore aujourd’hui sur les plages ou les étals du marché de Taormine. Une autre danse se joue sous nos yeux : un carbone venu des profondeurs, injecté par le volcan, séjourne dans l’atmosphère, dont il fera le tour plusieurs fois, avant de se dissoudre dans l’océan, et de finir incorporé dans les carapaces calcaires du plancton, des coraux ou des coquillages. Une fois enfouis, ces calcaires, réchauffés, transformés en marbre, libéreront un peu de leur carbone volcanique sous la forme d’émanations gazeuses dont l’Etna est l’exutoire. Une ronde qui met des centaines de millions d’années à se faire et passe par les profondeurs de la Terre, donne naissance au marbre de la table de bistro sur laquelle se refroidit le café de notre personnage. Réalisant qu’il doit sa couleur à la torréfaction de graines tropicales, une sorte de calcination là aussi, mais plus douce que celle qui créa le marbre, notre personnage avale ce qui reste de liquide.

Cette série de plans anodins nous permet de prendre conscience non pas du temps qui passe mais des temps, tous différents, dans lesquels nos vies et la vie de la planète s’enchâssent : ceux de la feuille de laurier, des micro-organismes, de la respiration oxygénée, du bois d’olivier, des sédiments marins, des matières fossilisés, de l’essence de voiture, des roches calcaires, des coquillages et des éruptions volcaniques.

Nous sommes hantés par ces atomes de carbone qui sont partout et en devenir dans des flux incessants et complexes, rapides ou lents, et qui ont contribué, au cours de l’histoire de la Terre, au maintien de la vie et des conditions d’habitabilité. Le carbone est infiniment petit mais il donne le vertige, ce vertige d’appartenir à une chaine de processus et d’êtres, tous fragiles et mortels, aux durées de vies inégales, certaines étant immensément petites et d’autres immensément grandes, mais toutes néanmoins importantes. Le temps des calcaires n’est pas le temps du laurier, qui n’est pas celui du café ou celui de l’olivier.

Si nous voulions terminer l’exercice, nous pourrions, à la manière des géochimistes, représenter, sur de jolis schémas en couleur, ce qu’ils appellent des « flux » reliant des « réservoirs » de carbone. Pour chacun de ces réservoirs (l’océan, la croûte terrestre, le pétrole, l’olivier, la biosphère, le stock de café mondial…), nous pourrions alors déterminer un temps qui n’est pas un temps qui s’écoule mais un temps de résidence : la durée pendant laquelle un atome de carbone demeure, réside, dans sa « boîte-réservoir ». Il s’agit là de « moments d’être », des « maintenant », comme le dit si bien Bernadette Bensaude-VincentBernadette Bensaude-Vincent, Temps-Paysage. Pour une écologie des crises, Paris, Le Pommier, 2021., pris « dans un devenir ». De la saison (pour la feuille de laurier) à l’année (pour le café), des millénaires (pour les oliviers) aux dizaines de millions d’années (pour la table de marbre), et peut-être même des milliards (pour l’Etna).

Quels sont les temps qui leur restent ? Ils sont idéalement infinis puisque dans cette vision animée du monde, rien n’est fixe et la matière évolue en rotations immuables, comme prise dans des millions d’engrenages. Mais, si un seul de ces engrenages se grippe, alors c’est tout l’édifice qui remue, s’ébranle, pour essayer de revenir à une position d’équilibre durable. De la même manière qu’une communauté de fourmis s’active à reconstruire une fourmilière piétinée, les cycles de la matière courent à rétablir des équilibres stables. Ces temps de résidence nous renseignent sur les temps de réponse du système Terre et de ses nombreux sous-systèmes que les sociétés industrielles ont perturbés.

Les temps qui restent sont des temps de résidence donc de réajustement.

Apprendre à regarder loin

Se borner à dire de l’Anthropocène qu’il est ce moment du temps qui passe où l’histoire humaine rencontre l’histoire naturelle s’avère assez vite problématiquePour une synthèse, voir Grégory Quénet, « L’Anthropocène et le temps des historiens », Annales. Histoire, sciences sociales, vol. 72, no. 2, 2017, p. 267-299..

L’Anthropocène, ainsi que les multiples déclinaisons qui ont été proposées (plantationocène, capitalocène, etc.), n’en reste pas moins une référence à ce temps linéaire – chronos – sur le début duquel les stratigraphesLes stratigraphes constituent un très petit groupe de scientifiques des sciences de la Terre menant des recherches et se réunissant en multiples commissions pour établir le calendrier des temps géologiques. n’arrivent pas à s’accorder, et qui n’est précisément pas à même de transcrire la complexité de notre rapport au monde car il s’inscrit trop dans un souci de périodisation.

La série de petits plans cinématographiques que nous venons d’inventer essaye d’instiller de l’épaisseur temporelle dans le cycle du carbone et de nous réinsérer dans son maelstrom turbulent aux multiples remous. Ne pas comprendre que le sort de la feuille dépend tout autant du volcan que du jardinier revient à s’isoler dans une bulle temporelle au motif que les temps plus longs nous donneraient le vertige, ou qu’ils seraient insaisissables. Certes, nous ne pouvons agir sur les émanations du volcan, alors que nous pouvons le faire en plantant une forêt nouvelle, mais croire que nous agirons seulement en alliance avec la forêt mais sans les autres agents est illusoire. La forêt ne peut pousser correctement sans un sol, qui, pour se fabriquer et devenir fertile, prend bien plus de temps que celui qu’il faut aux arbres pour devenir adultes. Laquelle forêt a besoin de CO2 certes, mais aussi d’eau et de sels minéraux, que les réactions d’altération biochimiques des roches libèrent en réagissant là aussi avec du CO2Tyler Volk, Gaia’s Body: Toward a Physiology of Earth. New York, Copernicus Books/Springer-Verlag, 1998. mais à des allures beaucoup plus lentesS’il faut 100 ans pour obtenir une forêt adulte, il faut 10000 ans pour créer un sol (en transformant des roches en argiles) qui lui servira de substrat..

Ne faudrait-il pas mieux définir l’Anthropocène comme la désynchronisation des activités humaines de celles de la planète ? Ce temps, s’il en faut un, serait celui où une espèce myope, mais terriblement habile technologiquement, se découple des cyclicités du système Terre, commet des erreurs de tâtonnements par l’intensité et la vitesse des transformations qu’elle invente et fait subir au système qui l’abrite. La technologie carbonée est-t-elle autre chose qu’un catalyseur ou accélérateur – au sens de la chimie – des transformations naturelles ? Lorsque nous brûlons du charbon, nous accélérons des réactions d’oxydation des roches sédimentaires qui existent indépendamment des activités humaines dans les chaînes de montagne et stabilisent la teneur en CO2 de l’atmosphère sur le long termeLes roches sédimentaires qui se sont accumulées dans le passé géologique de la Terre contiennent des restes des vivants qui nous ont précédé sous la forme de matière organique fossile, disséminée ou concentrée dans des gisements d’hydrocarbures. Un très récent article (Zondervan et al., « Rock organic carbon oxidation CO2 release offsets silicate weathering sink », Nature, no. 623, 2023, p. 329–333) montre que la quantité annuelle rejetée à l’atmosphère par l’oxydation naturelle de cette matière organique fossile (la géorespiration) est 150 fois plus faible que ce que la combustion thermique des hydrocarbures par les humains libère.. Ces réactions « naturelles », dans le sens où elles existaient avant que les humains se désynchronisent, sont toujours associées à des « contre-réactions » (en l’occurrence la séquestration de matières organiques dans les estuaires et des sédiments marins). La révolution thermo-industrielle du xixe siècle a bien accéléré l’oxydation des charbons mais n’a pas, en même temps, augmenté la séquestration sédimentaire marine des matières organiques, créant un « embouteillage », et du coup une « erreur » de rotation — un grippage !

Nous l’avons dit, le cycle du carbone n’est pas le seul qui anime l’anciennePar « ancienne », j’entends la nature d’avant la désynchronisation. nature. Il y en a de multiples – autant qu’il existe d’éléments chimiques sans aucun doute – mais bien plus encore si l’on considère les possibles molécules qui les incorporent, les corps issus de leur agglomération, etc. Se désynchroniser ne veut pas dire se désynchroniser de tous les cycles – ce qui pourrait venir mettre un terme aux querelles entre historiens et géologues, les premiers ne voulant pas d’un Anthropocène uniforme et commençant partout au même moment, les seconds inscrivant la simultanéité globale du début de l’Anthropocène comme un principe non négociable de l’administration stratigraphiqueGrégory Quénet, « L’Anthropocène et le temps des historiens », art. cit.. Nous n’avançons pas aussi désynchronisés dans le monde du lithium que dans celui du carbone !

La myopie dont nous avons parlé plus haut est aussi gênante au sens où elle nous empêche de voir le cadre général dans lequel nous avançons et ses limites, d’apercevoir les obstacles et les murs. On a beau être myope, si l’on veut parcourir une distance raisonnable, il nous faut pouvoir regarder au loin. Ne pas pouvoir le faire serait se condamner à tâtonner de petits pas en petits pas, à s’exposer à des dangers évitables, ce que semblent précisément faire les sociétés industrielles. En myopes, nous nous condamnons aussi à confondre les temps qui nous restent.

Dans « l’écologie de la compensation »Points carbone, artificialisation nette, initiative 4‰, nous devenons une société de la compensation. qui a envahi notre société, planter une forêt pour justifier d’un trajet en avion est un problème de vue considérable, une erreur aussi importante que de prendre une carte Michelin de la France tout entière pour s’orienter dans son petit jardin. L’échelle n’est pas la bonne car le pétrole qui actionne l’avion est pris dans une boucle de transformation aux temporalités géologiques (plusieurs dizaines à centaines de millions d’années – un long « moment d’être ») alors que la forêt plantée en 2024 n’existera plus en 3024 (un court « moment d’être ») et que son carbone sera probablement reparti dans l’atmosphère. Nous, sociétés humaines industrielles, n’arrivons pas à nous fondre dans les cyclicités du monde. Pour continuer sur l’exemple de la forêt, la faire croître n’est qu’une infime partie de la compensation. En effet, il conviendrait à la mort des arbres, ou lors de leur exploitation, d’empêcher qu’ils ne se décomposent et faire en sorte de les stocker pour les millions d’années à l’abri de l’oxygène ou de potentiels décomposeurs. Ce n’est pas impossible, il suffit d’imiter ce que fait chaque fleuve à son embouchure lorsqu’il enterre de la matière organique avec ses sédiments sur le fond des océans.

En collaborant, humains, vivants et non-vivants peuvent inventer des transformations compensatrices au bon niveau des cycles en évitant de les court-circuiter. Pour corriger la myopie dont est victime notre société, il faut chausser des lunettes pour voir les temps de résidence. Il s’agit en somme de trouver des solutions « fondées sur la nature » s’inspirant des transformations naturelles lorsqu’elles existent, ou d’inventer des solutions nouvelles lorsqu’elles n’existent pas. Se synchroniser suppose d’associer à toute « transformation » d’origine technologique, une contre-transformation qui permet de créer un nouveau « moment d’être » pour éviter un mouvement de bascule vers d’autres cycles aux temporalités éventuellement encore plus lentes. Qui aurait l’idée de barrer une rivière sans prévoir un exutoire ? Bernadette Bensaude-Vincent ne dit pas autre chose lorsque, évoquant l’économie circulaire, elle écrit : « Il s’agit moins de prétendre boucler les cycles (ce qui revient à dénier la mort et l’entropie) que de chercher à composer avec les diverses temporalités en jeu dans les paysages de techno-nature qui constituent la terre où nous habitonsBernadette Bensaude-Vincent, Temps-Paysage, Pour une écologie des crises, op. cit., p 268. ».

Mais, même selon ce principe vertueux, l’Anthropocène doit aussi composer avec des limites, que les lois de la physique, de la chimie et de la biologie imposent à tous les vivants et à la Terre que nous souhaitons habiter. La limite de l’exploitation d’une nappe aquifère est la porosité exploitable pour y stocker de l’eau et, au niveau local, nous sommes bien souvent très loin de connaître les limites des systèmes que nous exploitons. Apprendre à voir plus loin pour se réencastrer dans les conditions de l’habitabilité terrestre nécessite aussi de s’équiper de capteurs spatiaux et d’estimer les limites des systèmes planétaires.

Insistons avec un dernier exemple qui illustre bien le manque de profondeur temporelle d’un certain discours écologique. L’Amazonie est souvent présentée comme le poumon du monde, sa forêt et sa biodiversité comme garante du maintien de la teneur en oxygène de l’air. Ce raisonnement très incomplet est paradigmatique de la myopie ambiante. Certes, la forêt amazonienne fabrique de l’oxygène, mais elle ne fait que recycler un stock créé, lui, par ses lointains ancêtres, des milliards d’années auparavant. Le stock d’oxygène dans l’atmosphère, sans lequel nous ne pourrions vivre, s’est formé lorsque des cyanobactéries ont inventé la photosynthèse il y a plusieurs milliards d’années. L’oxygène est un déchet résultant de cette réaction et ce gaz, hautement toxique pour la biosphère de l’époque, a commencé à s’accumuler avec l’apparition des cyanobactéries. Cette accumulation a d’abord été très lente mais a provoqué au fur et à mesure un écocide généralisé chez les organismes existants allergiques à sa présence. Par la suite, cette accumulation est devenue de plus en plus importante avant de se stabiliser à environ la teneur actuelle de 20%. Dire que la forêt amazonienne permet à notre air d’être respirable n’est pas faux, mais c’est une vision superficielle et totalement désynchronisée. La forêt amazonienne entretient un air rendu respirable par des bactéries apparues il y a des milliards d’années.

La Terre qui reste

Les cycles biogéochimiques (eau, carbone, oxygène, sodium, terres rares…) relient le temps à l’espace en transformant des temps linéaires en temps cycliques, des temps de résidence en un espace clos : le réservoir. Le réservoir est une sorte de « boîte », un volume, qui n’a pas nécessairement une matérialité bien identifiéePar exemple dans le cycle du carbone, la biomasse n’est pas une entité physique unique, mais un ensemble de vivants disséminés. La boite « charbon et pétrole » n’a pas non plus de matérialité, car elle désigne toute la matière organique fossilisée et transformée lors de son enfouissement dans toutes les roches sédimentaires du monde. bien qu’il naisse de l’accumulation de la matière. Mais les cycles n’ont rien de parfait. La matière ne tourne pas vraiment, des fuites rompent la monotonie de la rotation et à chacune des fuites s’embranchent de nouveaux cycles plus longs car des formes rétives au recyclage font sécession et créent de nouveaux réservoirs. Notre monde est une infinité de cycles imparfaits reliant des réservoirs de matière paresseuse.

Les temps de l’Anthropocène sont donc aussi des lieux, des espaces finis dans lesquels la matière qui voyage dans des rotations infinies, se ralentit et réside. C’est aussi ce que véhicule le concept de « Temps-Paysage » développé par Bernadette Bensaude VincentBernadette Bensaude-Vincent, Temps-Paysage, Pour une écologie des crises, op. cit., ou ce dont témoignent les « récits de la Terre intimes » d’Olivier Remaud, qui citent de nombreux autres auteurs et autrices comme Tim Ingold ou Val Plumwood : « la montagne est habitée par des fantômes qui affleurent et qui ne sont pas des hallucinations. Le vertige qui nous saisit n’est pas celui des hauteurs. C’est celui des temps épais qui dansent sous nos yeuxOlivier Remaud, Quand les montagnes dansent : Récits de la Terre intime, Arles, Actes Sud, 2023, p. 71. ».

Lorsque Ludwig Wittgenstein illustre la confrontation du temps des humains et des temps de la planète par la formule : « Nous nous demandons de quand date une maison, alors pourquoi ne faisons-nous pas de même avec une montagneCette phrase de Wittgenstein est tirée de Dipesh Chakrabarty, Après le changement climatique, penser l’histoire, op. cit., p 342. ? », il assimile la montagne à une maison. Confondre le lieu de la maison avec le lieu de la montagne est une bonne preuve de notre désynchronisation, et de notre déracinement terrestre. La montagne que les êtres humains habitent est un espace en devenir, continuellement créé par les forces tectoniques et transformé par les agents d’érosion vivants et non vivants. Elle n’a rien d’une « maison », d’un décor, d’un contenant fixe et protecteur, dès lors qu’elle est considérée dans la perspective des cycles biogéochimiques. Elle est bien plus : un passage, un état, un volume, entre le passé et le futur. C’est un système dynamique, pour utiliser le langage abstrus des physiciens.

Caractéristique de notre myopie, l’Anthropocène, ce « temps des humains », est très – trop – associé, dans l’abondante littérature des sciences sociales sur le sujet, au changement climatique et donc au CO2 dans l’atmosphère. Or, traiter de ce problème nous projette d’emblée dans un espace global puisque le « réservoir », qui recueille le déchet de la révolution énergétique de « la Grande Accélération », à savoir le gaz carbonique, est unique, homogène, bien mélangé. Dans la grammaire des cycles, les temps de résidence du carbone dans l’atmosphère sont quasi synchrones de ceux de la modernité. Sur ce problème particulier, comme sur celui de la biodiversité tel qu’il est généralement considéré, temps géologiques (temps du système Terre) et temps humains sont comparables. Le temps de résidence court du carbone dans l’atmosphère (une dizaine d’années) nous permet d’associer le temps de l’histoire des êtres humains, de leurs luttes, de leurs migrations, de leurs activités économiques, à celui d’un réservoir unique et de grande échelle, l’atmosphère. Les temps géologiques courts nous permettent d’articuler la disparition mondiale des populations et des espèces à notre propre histoire globale. Dans les deux cas, climat et biodiversité, les images de la planète Terre issues de la conquête spatiale (the blue marble) ne sont pas étrangères à cette vision en sphères, associées à notre entrée dans l’Anthropocène. La tension que décrit Dipesh Chakrabarty entre le « global » (au sens de la mondialisation) et le « planétaire » (au sens des cycles biogéochimiques du système Terre : atmosphère-hydrosphère-biosphère), deux figures de la totalisation, reste pensée dans le cadre des temps immédiats de la modernité.

Les choses changent soudainement si l’on considère non plus la « planète », mais une fine couche à sa surface, la seule et unique fine pellicule habitable, que des scientifiques ont récemment proposé d’appeler la zone critique. A cet espace plus hétérogène et plus proximal s’associent de nombreuses temporalités emboîtées. La confrontation entre des temps planétaires et des temps humains s’enrichit alors d’une multiplicité de temps supplémentaires. Comme si en regardant plus proche, on s’équipait d’un cadre plus hétéro-temporel.

La zone critique est un concept scientifique issu de divers champs des sciences de la Terre et de l’écologie fonctionnelle, que l’on peut présenter comme une tentative de regroupement de disciplines que l’histoire des sciences avait séparées mais qui sont pourtant toutes concernées par la fine enveloppe de notre planète comprise entre « les roches et le ciel ». Les roches sont une partie inhabitable – chaude et comprimée par la pression – et inaccessible de l’intérieur de la Terre. Le ciel lointain, au-delà l’espace, est tout aussi inhabitable car peu dense et vide. Sans entrer en détail dans les problèmes de limites et de représentations que pose la zone critiqueAlexandra Arènes, Bruno Latour et Jérôme Gaillardet, « Giving Depth to the Surface: An Exercise in the Gaia-graphy of Critical Zones », The Anthropocene Review, vol. 5, no. 2, 2018, 120-135., contentons-nous de souligner qu’elle est un système extrêmement hétérogène : elle rassemble les roches fracturées, le sol profond des géologues (l’altérite), le sol cultivable de l’agronomie, l’eau souterraine ou s’écoulant à la surface de la Terre, les vivants – visibles (forêts, agrosystèmes) ou invisibles (les êtres intraterrestres) –, l’atmosphère située entre le sommet de la canopée et la couche limite atmosphérique (proche de la surface terrestreEn météorologie, la couche limite atmosphérique (CLA) sépare une partie de l’atmosphère rapidement influencée par la surface terrestre d’une atmosphère plus éloignée de cette dernière, où les effets de la surface sont moins prononcés.). Bref, elle rassemble un ensemble de composants vivants et non-vivants, qui, à chaque fois, localement, en différents endroits donnés, sont en interaction constante les uns avec les autres, échangeant de la matière et de l’énergieJérôme Gaillardet, La Terre habitable, ou l’épopée de la zone critique, Paris, La Découverte, 2023.. Cet ensemble constitue ce qu’on peut bien appeler « la Terre ». Mais cette Terre est une Terre plus hétérogène que celle crée par l’assemblage des sphères (atmosphère-hydrosphère-biosphère). Elle est moins distante de chacun des humains : c’est une terre proche de nous, on pourrait même parler d’une Terre autour de nous, si l’on voulait détourner le titre du célèbre essai de Rachel CarsonRachel Carson, La Mer autour de nous, Paris, Wildproject, 2019..

C’est, insistons sur ce point décisif pour notre propos, une Terre qui est créée et transformée en permanence par des temporalités plurielles. La terrasse du café de Taormine aurait pu être l’un de ces lieux autour desquels les scientifiques de la zone critique se rassemblent pour essayer de comprendre ce système complexe qui nous nourrit, contient nos ressources en eau et garantit la biodiversité, si nous l’avions équipée de capteurs permettant d’en faire une analyse plus quantitative.

Vu à l’aune de la zone critique, l’Anthropocène, cet âge humain, n’est pas nécessairement global ni contemporain de la « Grande Accélération » du xxe siècle. Il gagne en échelles spatiales comme il gagne en profondeurs temporelles.

Les études archéologiques qui montrent comment la colonisation d’un lieu par des êtres humains s’accompagne d’une augmentation de l’érosion des sols, de changements du régime local des pluies ou de bouleversements hydrologiques, sont légions.

L’étude scientifique des lacs, la limnologie, ou « étude des eaux stagnantes », est une porte d’entrée passionnante pour interroger la complexité des interactions (humains-climat par exemple) au sein de la zone critique et leurs trajectoires temporelles. Les enregistrements que constituent l’accumulation des sédiments sur le fond des lacs peuvent être étudiés par carottage. Sur une verticale de sédiments forés et rapportée au laboratoire, le temps défile et la minéralogie, les pollens, les microfossiles, la composition chimique et isotopique de la matière permet de remonter aux paysages anciens des bassins versants qui alimentaient le lacFabien Arnaud, Jérôme Poulenard, Charline Giguet-Covex, et al., « Erosion under climate and human pressures: An alpine lake sediment perspective », Quaternary Science Reviews, no. 152, 2016, p. 1–18 ; Michel Magny et Hervé Richard (dir.), Histoire du climat dans les montagnes du Jura : écosystèmes et sociétés face à un avenir incertain, Lons-le-saunier, Editions de la Belle Etoile, 2023.. Grâce à ces études limnologiques, on peut voir que, partout, en Europe de l’Ouest par exemple, le découplage entre un « contrôle climatique » et un « contrôle anthropique » apparaît avec la déforestation et l’apparition de l’agriculture au Néolithique. Dès que des êtres humains s’installent et y installent du bétail, la vitesse d’accumulation des sédiments, provenant de la destruction des sols, augmente. Les périodes de régression, par exemple liées au petit âge glaciaire, ou à des grandes pandémies, ou tout simplement à l’épuisement des paysages, montrent à l’inverse des vitesses de sédimentation qui baissent et des preuves de reconstitution des sols à l’échelle locale.

Paradoxalement, les modèles numériques prédictifs sont plus abondants et robustes quand il s’agit de la modélisation climatique globale que pour prédire la trajectoire de nos environnements proches, les localités de cette « Terre autour de nous ».

Les observatoires environnementaux avec lesquels s’équipent les scientifiques de la zone critiqueJérôme Gaillardet, La Terre habitable, ou l’épopée de la zone critique, op. cit. sont de bons exemples de lieux soumis à des crises anthropocéniques locales et se dépliant le long de temporalités emboîtées, qu’il reste très difficile d’appréhender par la modélisation. Dans les Vosges, les forêts affectées par les pluies acides, causées par les émissions de soufre de l’industrie de la Ruhr, sont encore, trente à quarante ans après, dans une phase de résilience, alors que des décisions politiques prises dans les années 1990 pour réduire les rejets industriels se sont rapidement traduites par une amélioration de la qualité des pluiesPierret, M., Cotel, S., Ackerer, P., Beaulieu, et al., « The Strengbach Catchment: A Multidisciplinary Environmental Sentry for 30 Years », Vadose Zone Journal, vol. 17, no. 1, 2018, 1-17.. L’acidité des années 1990 a provoqué le lessivage des nutriments du sol, alors que leur source ultime, l’altération des roches, est un processus trop lent pour réparer la perte occasionnée par les pluies acides.

Dans les pentes marneuses des Alpes de Haute Provence, le surpâturage lié à la démographie des campagnes de la fin du xixe siècle a provoqué une érosion des sols considérable et le basculement des paysages agropastoraux vers des paysages de désolation – tristement beaux – ravinés par l’érosion ou les glissements de terrains, sans qu’il ne soit possible à un sol, cent ans après, de se réinstallerSebastian Klotz, Caroline Le Bouteiller, Nciolle Mathys, et al., « A high-frequency, long-term data set of hydrology and sediment yield: The alpine badland catchments of Draix-Bléone Observatory », Earth System Science Data Discussions, vol. 15, no. 10, 2023, 1-26..

Lorsqu’il ne disparaît pas, le sol s’enfonce en de nombreux endroits du monde, un phénomène appelée subsidence. Des études très récentesChandrakanta Ojha, Manoochehr Shirzaei, Susanna Werth, et al., « Sustained groundwater loss in California’s Central Valley exacerbated by intense drought periods », Water Resources Research, vol. 54, no. 7, 2018, 4449-4460. montrent que le sol de la Grande Plaine intérieure de Californie subit une subsidence régionale qui, en cumul, peut atteindre plus d’un mètre par endroit. Cette région, véritable paradis agricole des États-Unis, ne tient que par une irrigation intensive utilisant l’eau prélevée à la nappe phréatique, elle-même alimentée par les rivières coulant de la Sierra Nevada. Les relevés satellitaires et les observations au sol montrent qu’à certains endroits, la subsidence du sol varie de concert avec la recharge/décharge de la nappe aquifère (plus il y a d’eau dans la nappe, plus le sol gonfle), en particulier de manière saisonnière, mais qu’elle est toujours réversible. A l’opposé, depuis quelques décennies, en d’autres points de la Grande Plaine intérieure, l’enfoncement du sol ne suit plus le rythme des saisons et de l’irrigation. On observe un endommagement non réversible de la capacité de stockage des nappes aquifères dû à la disparition de la porosité des roches du sous-sol permettant le stockage de l’eau. Des prédictions simples estiment que dans 100-200 ans, l’aquifère pourrait avoir disparu tant et si bien que l’habitabilité de toute cette région sera condamnéeKristel Chanard (Institut de Physique du Globe), communication personnelle et publication soumise.. Or, redonner naissance à la porosité disparue fait appel à des processus de dissolution des roches dont les temporalités, dans des conditions naturelles, sont de l’ordre de la centaine de milliers d’années au million d’années.

Ces exemples, parmi de nombreux autres, concernent l’échelle locale et non globale. Cependant, l’accumulation de ces perturbations locales à la surface d’une Terre de plus en plus peuplée et mondialisé par les échanges implique de considérer l’Anthropocène comme leur généralisation à l’ensemble du globe. En d’autres termes, la Terre doit être pensée comme la composition de zones toutes critiques et singulières, dont les flux s’ajoutent pour former une dimension « planétaire ». Certes, la plaine centrale de Californie est victime de la mondialisation et de l’augmentation de la population humaine, relevant ainsi d’un processus « global » au sens où l’entend Dipesh Chakrabarty. Certes aussi, elle contribue à l’altération des grands cycles biogéochimiques et relève ainsi du « planétaire » au sens où l’entend ce même auteur. Néanmoins, les conséquences sur le système complexe qui associe les pratiques humaines au fonctionnement de la zone critique n’en sont pas moins locales. Ce sont précisément ces conséquences locales qui déterminent la contribution exacte des processus globaux à l’altération planétaire, de même que cette altération planétaire n’importe au fond que parce qu’elle aura des conséquences locales. Ce qui lie le local au global, ce sont précisément ces fameux cycles biogéochimiques caractérisés par leur temps de résidence et leurs vitesses de rotation. Les cycles biogéochimiques sont rendus possibles par des transformations souvent biologiques, assurées par des espèces mal connues, pouvant varier d’un endroit à l’autre de la planète et dans le temps. Cependant, ces espèces partagent en commun des traits et des fonctions, qui comptent plus que la simple « liste » des espèces.

Ainsi défini, l’Anthropocène ne se limite ni au seul problème climatique global, ni à l’effondrement de la biodiversité, ni même aux neuf limites planétaires. Il devient aussi ce temps ou ces temps (et espaces) locaux avec lesquels nous devons composer pour que les êtres humains puissent se maintenir sur la Terre. Il s’ensuit que le défi de l’habitabilité est une négociation spatio-temporelle sur ce qu’il reste de sauvable et de récupérable : il se joue au sein de la zone critique et non pas au niveau de la planète ou de ses sphères. Le défi de l’habitabilité concerne des dynamiques plus qu’un cadre fixe à conserver.

De la même manière que les géologues définissent la Grande Oxygénation par le passage d’une atmosphère dépourvue d’oxygène à une atmosphère en contenant une vingtaine de pourcent, transition initiée il y a 2,1 milliards d’années par l’activité de milliards de nouvelles cellules photosynthétiques, nous pourrions définir l’Anthropocène comme le passage d’une planète peu anthropisée – ou anthropisée en un petit nombre de lieux – à une planète recomposée : le moment de Grande Anthropisation en lieu et place de la Grande Oxygénation. Puisque, par le truchement des cycles biogéochimiques, espace et temps ne s’opposent plus mais se relient, davantage d’espaces anthropisés signifie l’apparition ou l’augmentation des flux de matière et d’énergie, suscitant donc des vitesses de désynchronisation croissantes.

Si la Grande Oxygénation s’est résolue par la mise en place d’une nouvelle biosphère, adaptée à l’oxygène et en régulant la teneur, le défi de l’humanité – ou d’une partie de cette humanité responsable – n’est-il pas de veiller et travailler à ce que « l’après changement climatique » se résolve en une phase de plus grande stabilité sur une Terre que nous souhaitons garder habitable pour les êtres humains et qu’elle ne bascule pas vers un état qui ne le serait plus ? Inventer les compromis d’une nouvelle alliance durable est le défi des temps qui restent.

Contributeur·ices

Edité par Patrice Maniglier et Jeanne Etelain