Les oreilles sur Terre, à l’écoute de la polychronie

La philosophe Bernadette Bensaude-Vincent soutient ici que le régime temporel esquissé dans ce premier numéro des Temps qui restent se distingue effectivement de celui esquissé par Sartre en 1945. Non cependant parce qu’il impliquerait un futur incertain, problématique. Mais parce que la crise écologique actuelle nous conduit à interpréter littéralement l’expression « les temps qui restent », c’est-à-dire (1) à prendre en compte une pluralité de temporalités au lieu de spéculer sur le sens et le tempo de la flèche du temps et (2) à considérer les restes, résidus omniprésents, de trajectoires temporelles hétérogènes et enchevêtrées, qui composent des paysages-temps plus ou moins harmonieux.

Parmi les petites histoires anonymes que colporte la tradition d’humour juif, il en est une particulièrement amère car elle procède de l’expérience de la déportation par les nazis : « Jusqu’à maintenant nous vivions dans l’angoisse, désormais nous vivrons dans l’espoirPropos attribués à Tristan Bernard dans le camp de Drancy. Adam Biro, Dictionnaire amoureux de l’humour juif, Paris, Plon, 2022, p. 28.. » Ces paroles expriment une façon inattendue, paradoxale d’aborder la catastrophe. La crainte quotidienne suscitée par l’expérience de vie aux aguets dans un milieu hostile avec des menaces antisémites fait place à l’espoir d’une improbable chance de survie.

La Shoah et Hiroshima ont souvent été couplés dans les pratiques de commémoration et dans les marches pour la paix scandées par les slogans « plus jamais ça ».Ran Zwingerberg, « Never again : Hiroshima, Auschwitz and the politics of commemoration”, The Asia Pacific Journal, 13, 19 Janvier 2015, 1-22. Et pourtant la vision du futur suscitée par l’explosion de la première bombe atomique chez les intellectuels est tout en contraste avec celle de l’humour juif. Dès le 8 août 1945 dans l’éditorial de Combat, Albert Camus écrit : « La civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques. » En octobre 1945, dans le premier numéro des Temps Modernes Jean-Paul Sartre s’écrie : 

« Nous voilà pourtant ramenés à l’An Mil, chaque matin nous serons à la veille de la fin des temps ; à la veille du jour où notre honnêteté, notre courage, notre bonne volonté n’auront plus de sens pour personne, s’abîmeront de pair avec la méchanceté, la mauvaise volonté, la peur dans une indistinction radicale. Après la mort de Dieu, voici qu’on annonce la mort de l’homme. […] Il n’y a plus d’espèce humaine. La communauté qui s’est faite gardienne de la bombe atomique est au-dessus du règne naturel car elle est responsable de sa vie et de sa mort : il faudra qu’à chaque jour, à chaque minute, elle consente à vivre. Voilà ce que nous éprouvons aujourd’hui dans l’angoisse. »

La perspective millénariste d’un anéantissement se double d’un sentiment d’angoisse sous le poids de la liberté soudain offerte ou déchaînée, de choisir de vivre ou de mourir. Les Temps Modernes s’ouvrent sur une image de fin de monde, de catastrophe à éviter, sans relâche. Sartre et Camus ne sont pas seuls à éprouver cette crainte devant le pouvoir destructeur de l’arme atomique. Bien d’autres intellectuels français ou étrangers - François Mauriac, Bernard Charbonneau, Lewis Mumford ont pensé Hiroshima comme la fin des temps pour l’humanité. Pour Güunther Anders, Hiroshima et Auschwitz ouvrent la perspective d’un « monde sans hommes » d’une destruction de masse, point d’acmé de la civilisation industrielle. « Il n’y a pas à discuter : le “futur” appartient au meurtre de masse (dans la mesure où l’on peut considérer qu’une machine qui produit du “non-futur” a un futur. » ÀA la génération suivante, Michel Serres qui dit avoir quitté les sciences pour la philosophie à cause d’Hiroshima, et considère l’arme nucléaire comme une « trahison » des scientifiques, envisage aussi la fin de l’histoire : « Aux camps d’extermination répondent Nagasaki et Hiroshima, qui ont tout autant déchiré l’histoire et les consciences et, dans les deux cas, de manière radicale, en attaquant les racines mêmes de l’hominité : non pas seulement le temps de l’histoire, mais celui de l’hominisation ». 

Déchirement, anéantissement, le début des Temps Modernes est déjà vécu comme le début de la fin. Dès 1945 on est dans le temps qui reste. Et ce reste est effectivement décompté par la Doomsday Clock. L’horloge du Jugement dernier publiée dans le premier numéro du Bulletin of Atomic Scientists en 1947 est positionnée sept minutes avant minuit. L’aiguille se déplace sur trois minutes avant minuit en 1949, après la première bombe soviétique. Elle oscille sans relâche durant la Guerre froide et n’en finit pas de s’approcher de minuit. Réglée sur 100 secondes en 2021 et 2022, elle a été déplacée sur 90 secondes le 24 janvier 2023, point le plus proche de minuit depuis sa création en 1947. Le décompte du temps qui reste est ainsi devenu un rituel, presqu’une routine d’alerte sur les dangers de l’atome et de la civilisation industrielle.

Mais alors si l’ouverture des Temps modernes se présente déjà comme une rupture dans la continuité qui s’impose à l’échelle globale, planétaire, si depuis 1945 on est dans le temps qui reste, peut-on encore parler d’entrée dans une ère nouvelle signalée par la crise écologique présente ? Qu’est-ce qui a changé ? Est-ce qu’hériter des Temps Modernes c’est simplement prolonger le régime de temporalité ouvert en 1945? 

Je montrerai au contraire que cet héritage nous exige une bifurcation radicale, une nouvelle façon de penser et de vivre le temps en retrouvant le monde.  

Le futur comme problème 

La vision du futur est le marqueur par excellence de ce que les historiens comme Reinhart Kosseleck et François Hartog ont nommé régime d’historicité. Or la suprématie du futur, défini comme « horizon d’attente » est ce qui caractérise à leurs yeux le régime moderne d’historicité. Pour Kosseleck il débute vers la fin du XVIIIee siècle quand le présent n’est plus guidé par le passé comme dans l’Antiquité, ni même pensé en fonction de la fin des temps dans une perspective eschatologique, mais tendu vers un futur ici-bas ; un futur entre les mains des humains, qui deviennent maîtres de leur destin. Pour Hartog, le futur dans le régime d’historicité moderne constitue une source de lumière éclairant le présent comme le passé. 

« Le XXee siècle est celui qui a le plus invoqué le futur, le plus construit et massacré en son nom, qui a poussé le plus loin la construction d’une histoire écrite du point de vue du futur, conforme aux postulats du régime moderne d’historicité . »

Avec son rappel de l’An Mil, le futur envisagé par Sartre dans l’éditorial qui ouvre Les temps modernes en 1945 s’apparente davantage au régime d’historicité médiéval ou adu régime actuel  (postmoderne si l’on veut) que Hartog caractérise par la peur du futur et la focalisation sur le présent. Deux conceptions des « temps modernes » semblent s’affronter. Celle de Sartre nous installe déjà dans la crise contemporaine, dans un monde où le futur pose problème au lieu de d’être le moteur de l’histoire, tandis que Hartog réfléchissant sur les conditions de la pratique de l’histoire, semble plus enclin à souligner le contraste entre modernité et post-modernité. 

Et de fait, l’histoire semble confirmer la conception sartrienne des temps modernes autant sinon plus que celle des historiens. On a certes décrit les décennies d’après-guerre comme une période de croissance économique, de progrès du niveau de vie et de confiance dans l’avenir, mais avant même que Jean Fourastié forge le concept des Trente Glorieuses en 1979, le rapport du Club de Rome soulignait en 1972 Les Limites de la croissance. Le futur devient le problème des temps modernes. D’où le succès mondial du best-seller d’Alvin Toffler Le choc du futur publié aux ÉEtats-Unis en 1970, traduit et vendu à six millions d’exemplaires. Le régime d’historicité de la modernité est traversé par l’angoisse de la « grande accélération ». Pour Harmut Rosa,  l’accélération technique modifie sans cesse nos habitus et notre environnement ; l’accélération du rythme de vie crée de l’exclusion, de l’aliénation ; enfin l’accélération des transformations sociales et culturelles génère une instabilité permanente et des crises. Pour tenter de sortir de cette spirale auto-entretenue par les innovations techniques, certains en appellent au ralentissement. D’où la vogue du mouvement slow initié en 19869 par Carlo Petreni,un journaliste italien en révolte contre la présence d’un MacDo sur la place d’Espagne à Rome. L’injonction au ralentissement a conquis du terrain en quelques années : au slow food a succédé le slow city, slow design, slow school, slow science……. Le succès de ces mouvements traduit un malaise profond dû à l’impression d’être embarqué dans une course folle, dénuée de sens, d’une perte de maîtrise et de liberté sous l’emprise des grands réseaux, des systèmes techniques, comme de la « main invisible » du marché. Il exprime une aspiration diffuse à un mode de vie alternatif qui manque peut-être sa cible en résumant les temps modernes à l’accélération et à la peur du futur. 

La « grande accélération » dans l’extraction et la consommation des ressources comme dans les émissions de gaz à effet de serre, a été désignée comme le moteur de l’Anthropocène. L’accent est mis sur l’interférence entre la longue histoire de la Terre et la courte histoire de la civilisation industrielle moderne. Pour faire mieux sentir le contraste des échelles de temps, on a parfois recours à l’image biblique de la genèse en sept jours.  Ainsi  David Brower, fondateur de Friends of the Earth risquait cette comparaison : sSi la terre est créée lundi, la vie apparaît mercredi après-midi, les reptiles jeudi, les hommes samedi, le Christ dimanche matin, la révolution industrielle dimanche vers 16h, et 40 secondes se sont écoulées depuis la révolution industrielle. Le temps mythique de la Bible est convoqué pour donner la mesure de la démesure humaine qui met le temps en crise en prétendant « gagner du temps ». La modernité n’en finit pas de précipiter la fin des temps en insistant sur l’accélération qui doit aboutir à une catastrophe, un point singulier où tout bascule. Comme le soulignent Danowski et Viveiros de Castro ces comparaisons d’échelles entre le temps historique et le temps de la Terre suggèrent que l’humanité est une catastrophe pour la planète. Mais elles passent sous silence que la Terre continuera d’exister après la disparition des humains. Non seulement elles ne nous permettent pas de sortir de l’anthropocentrisme moderne, mais elles entretiennent et consolident l’idée d’un temps linéaire unique, universel, sur lequel elle inscrit des événements de tous ordres, cosmiques, géologiques, biologiques, anthropologiques, sociohistoriques et individuels.

Mon intention n’est pas de questionner la notion de régime d’historicité moderne, une notion aussi synthétique, totalitaire que Les temps modernes de Sartre. Il ne s’agit pas ici de décliner sur le registre temporel l’idée que « nous n’avons jamais été modernes » en montrant que le futur n’a pas vraiment été perçu comme une terre de promesses, un chantier bien contrôlé. Je voudrais plutôt montrer que la vision du futur ne suffit pas à caractériser un régime de temporalité. La façon d’articuler passé, présent et futur est certes un marqueur permettant de repérer différents régimes de temporalité, mais à trop focaliser sur le futur – prospective, scénarios d’anticipation -  on passe à côté des indices de changement. On perpétue bien plutôt le temps universel, uniforme quoiqu’accéléré qui conditionne la modernité et fonde sa conviction originale que l’on peut en découdre avec le passé. J’avance l’hypothèse  que le régime temporel esquissé dans ce premier numéro des Temps qui restent se distingue effectivement de celui esquissé par Sartre en 1945 non pas parce qu’il met en scène un futur incertain, problématique, mais parce que la crise écologique actuelle nous conduit à interpréter littéralement l’expression « les temps qui restent », c’est-à-dire i) à prendre en compte une pluralité de temporalités au lieu de spéculer sur le sens et le tempo de la flèche du temps et ii) à considérer les restes, résidus omniprésents de trajectoires temporelles hétérogènes et enchevêtrées qui composent des paysages-temps plus ou moins harmonieux.

Je procèderai en deux étapes suivant le fil du dicton d’humour juif cité en exergue sur le temps de l’angoisse et le temps de l’espoir. Dans une première étape, je propose une interprétation de l’angoisse du futur déjà repérable dans les temps modernes. Dans la seconde, j’avance l’hypothèse que l’espoir, c’est de redécouvrir le monde dans sa matérialité et sa diversité pour miser sur la multiplicité des temporalités et les opportunités ouvertes par d’éventuels croisements.

La modernité sous l’empire de la crainte ?

L’humanité entière est désormais confrontée à la catastrophe et pourtant nous continuons à vivre dans la crainte au lieu d’ouvrir les yeux pour faire face. ÀÀ la hausse de la température, à la montée des océans, aux vagues de sécheresse, d’inondations, de tempêtes, tsunamis, les pays industrialisés répondent par des projets techniques : digues, dessalement de l’eau de mer, véhicules électriques…. Nous croyons toujours aux solutions techniques. Même si les dommages causés par les technologies fleurons de la modernité – automobiles, avions, plastiques , etc. – ont ébranlé la foi dans le progrès, elle reste bien ancrée. Elle semble même plutôt ravivée par la crainte d’une catastrophe, si l’on en juge d’après la fortune du mot d’ordre de la « transition écologique ». Progrès, catastrophe, transition, tous ces termes véhiculent une conception linéaire du temps, celle de la longue marche d’Homo sapiens, parfois lente et presque stagnante, parfois secouée de brusques ruptures ou d’accélérations. Ils ne fonctionnent qu’à la condition de figurer le temps comme une flèche, un vecteur orienté dans une direction, que l’on connaît et vers laquelle on tend. La technique et la flèche du temps sont si étroitement soudées que leur association est rarement questionnée. Elle semble partagée par les techno-optimistes et les technocritiques qui s’affrontent dans des controverses sans cesse renaissantes à chaque innovation depuis le train jusqu’à l’Intelligence artificielle. Que la flèche tende vers des lendemains qui chantent ou vers la catastrophe, la métaphore a une vertu mobilisatrice en concentrant l’attention sur le futur pour le faire advenir, l’éviter ou s’y préparer. Quelle que soit la direction du vecteur temporel, il conditionne les esprits et met les troupes en rangs. Comme le rappellent Isabelle Stengers et Philippe Pignarre, mobiliser est un ordre militaire. 

« La mobilisation désigne le contraire de l’apprentissage, car les armées mobilisées ont pour premier impératif de ne se laisser ralentir par rien. Il s’agit tout aussi bien de définir le paysage qu’elles traversent en termes abstraits –- plus d’habitants, plus de champs cultivés, plus de villages, seulement des obstacles infranchissables ou des possibilités de passer –- que de faire taire ceux qui doutent, ceux qui posent des questions, ceux qui objectent ou discutent les ordres – - ce sont des traîtres en puissance puisqu’ils risquent de ‘démobiliser ceux qui les écoutent’. »

La flèche du temps annihile les paysages, elle commande d’aller de l’avant, d’innover, de lever les verrous, de garder les yeux fixés sur l’avenir sans un regard sur les chemins de traverse, sur les alternatives possibles, sans se poser de questions. 

Non seulement la métaphore de la flèche garde tout son pouvoir mobilisateur quelle que soit son orientation – progrès ou effondrement – mais le vecteur linéaire peut prendre l’allure d’une courbe combinant les deux pentes ascendante et descendante. L’image d’une courbe exponentielle a été largement diffusée au cours des dernières décennies du XXe siècle. Elle   suppose une pente d’accélération jusqu’à un passage à la limite, un seuil, qui constitue un point d’infléchissement amorçant soit une descente, soit une fuite vers l’infini. Jean Baudrillard mobilise une telle figure pour critiquer la modernité, sa foi dans le progrès comme émancipation de l’humanité et ascension de la démocratie . La modernité ayant développé tout son potentiel spéculatif atteindrait sa limite, et s’engagerait dans un processus catastrophique de turbulences accélérées qui annonce sa désintégration. Il en conclut que l’accélération annonce une fin prochaine de l’humanité. Mais cette métaphore suscitée par l’omniprésence du thème de l’accélération est tout aussi linéaire, orientée et mobilisatrice que celle de la flèche et reste profondément ancrée dans la modernité. Elle est même encore plus performative que la traditionnelle flèche si l’on en juge par les effets bien réels de la pseudo « loi de Moore ». Formulée en 1965 par l’ingénieur Gordon Moore, l’hypothèse que la capacité de stockage de l’information des semi-conducteurs doublerait tous les 18 mois à coût constant a circulé dans les cercles de l’innovation comme une prescription, un impératif de miniaturisation des composants électroniques avec augmentation exponentielle des performances, de la vitesse, des capacités de traitement et de stockage numérique de l’information.  Dans l’informatique, des entrepreneurs ont incité leurs ingénieurs à répondre aux attentes conformes à cette « loi » qui, de ce fait, est toujours présentée comme une loi naturelle. La courbe exponentielle est un dispositif très puissant pour anticiper sur le futur et le rendre inéluctable en en dessinant une trajectoire en pointillés. Ce qui est de l’ordre du possible, du « pas encore », acquiert une présence immédiate. Parce qu’on passe sous silence les hypothèses et des modèles mathématiques qui permettent l’élaboration des courbes de prospective et scénarios du futur, ces courbes permettent au futur d’agir sur le présent comme un fait, comme s’il était déjà arrivé, comme une donnée. Le futur impose sa loi à l’action présente et crée un climat d’urgence, comme le souligne Bruno Latour :

L’action ne peut être remise à plus tard parce que le temps ne s’écoule pas du présent vers l’avenir – comme si nous devions choisir entre deux scénarios, en espérant le meilleur – mais comme si le temps s’écoulait de ce qui vient (l’avenir en français n’est justement pas le futur) vers le présent.

Si l’on veut à tout prix donner une définition des temps modernes, je suggère donc de les caractériser par le pouvoir mobilisateur conféré à la flèche du temps qui s’exprime dans les courbes de prospective. La tension vers le futur qui caractérise le régime moderne de temporalité est indépendante de la valeur –- positive ou négative – qu’on lui accorde, mais elle donne au futur un statut ontologique comparable à celui du passé.

Pourquoi tant d’investissements dans le futur ? Pourquoi tant d’efforts de mobilisation pour innover, aller plus vite, plus loin, toujours de l’avant , ; pour faire advenir des temps meilleurs, ou foncer dans le mur ? C’est ici qu’on peut avancer l’hypothèse de la crainte, d’une angoisse comme moteur de la modernité. La marche inexorable du progrès, la colonisation, l’exploitation des peuples, des terres et des mers, toutes ces attitudes conquérantes de la modernité ne seraient-elles pas autant de manifestations de la crainte d’être débordés par les puissances de la nature?. Le projet cartésien de « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » généralement considéré comme l’expression d’une volonté de domination ne serait-il pas plutôt l’expression de la crainte des puissances de la nature ?. Il ne s’agit pas de proposer une interprétation psychologisante de la modernité, mais plutôt de revisiter l’ontologie des modernes. L’ontologie naturaliste de Philippe Descola n’est peut-être pas aussi différente qu’on le pense de l’ontologie animiste quand on parle de désenchantement de la nature. Paradoxalement l’arrogance des modernes pourrait s’ancrer dans un sentiment de finitude, de vulnérabilité face à la nature posée comme une puissance externe inexorable qui menace notre statut, nos privilèges, nos acquis. La nature posée comme l’autre, un étranger redoutable, doit être maîtrisée, domptée, asservie, voire épuisée. 

Mon hypothèse sur la crainte inspirée par la nature s’appuie sur une relecture de l’histoire des techniques industrielles modernes mettant en évidence les efforts répétés de passivation de la matière. On sait combien le dualisme cartésien a dépourvu la matière de toute puissance ou dunamis en la réduisant à de l’étendue et en reportant toute l’activité sur le sujet. Mais les artisans et techniciens qui travaillent avec des matériaux et non avec la matière cartésienne connaissent bien les capacités des matériaux, leurs actions et réactions, leur résistance. Et leur art consiste à négocier avec l’activité de chacun d’eux pour jouer avec, et en tirer parti. En revanche, la production industrielle, en masse de produits standards, demande une certaine passivité des matériaux utilisés. D’où les efforts répétés de passivation des matériaux naturels par fragmentation, écrasement ou fissuration. La standardisation impose la purification et ne s’accommode que de matières homogènes, isotropes. Le contreplaqué, par exemple, est massivement utilisé à la place du bois comme matériau de construction en raison de sa stabilité dimensionnelle. Sa fabrication implique une série de processus tels que l’écorçage et le tronçonnage des grumes, le chauffage, le déroulage des grumes en placages, leur séchage collage, pressage avant les opérations de découpage et de ponçage, le tout transformant la structure complexe du bois en un matériau homogène, isotrope, sans nervure et sans joint. De même, le béton résulte d’une série d’opérations de passivation du calcaire, notamment le broyage, la combustion, le mélange, le dosage, le compactage et le durcissement. Même les technologies chimiques qui mobilisent pourtant les actions et réactions propres à chaque substance, doivent leur essor industriel à des processus complexes de passivation. La pétrochimie par exemple repose sur le craquage des molécules du pétrole brut. Cette merveilleuse matière fossile concoctée dans les entrailles de la terre pendant des millions d’années est craquée pour fournir une riche palette de matières premières pour divers usages dans les moteurs à combustion ou la fabrication d’une foule de produits, notamment les plastiques. De même l’énergie nucléaire repose, jusqu’à présent, sur la fission des noyaux des éléments radioactifs. C’est dire que la plupart des prouesses technologiques modernes passent par un travail de destruction des matériaux naturels, qui fait violence aux structures patiemment élaborées par la nature dans la longue durée de l’histoire de la terre et de l’univers. Gagner du temps, c’est avant tout détruire les œuvres du temps profond pour les mettre au pas, à disposition. ÀA force de traiter le temps comme un cadre universel indifférent à ce qui se passe en lui, aux événements que l’on date et situe soigneusement sur une ligne chronologique, on s’interdit de reconnaître que le temps est lui-même agent, qu’il fait, produit quelque chose. 


Pour instaurer l’espoir

Si la civilisation industrielle se distingue par cette obsession de gagner du temps, laquelle entraîne une destruction des produits du temps, elle génère néanmoins quantité de résidus. Les matériaux élaborés dans les temps modernes restent, ils perdurent dans l’environnement bien au-delà de leurs usages sociaux, économiques ou militaires. Ces traces s’inscrivent dans la nature, dans les sols, dans les roches et sédiments ou dans les océans. Les multiples résidus matériels sont les signatures des temps modernes typiquement producteurs de déchets plus ou moins toxiques, plus ou moins encombrants. Certains sont là pour durer. Par exemple, le plutonium 239, produit depuis 1945 pour les bombes et les centrales nucléaires, a une durée de demi-vie de 24110 ans et ne se laisse ni retraiter, ni recycler. C’est dire que les décisions de nucléarisation prises au XXe siècle auront des répercussions sur des milliers de générations futures. Même si tous les pays décidaient de renoncer au nucléaire, on ne serait pas sortis de l’âge de l’atome. Même si l’usage de tous les plastiques était banni, ils seraient encore parmi nous sous forme de débris qui peuplent les mers et rivières et finissent par entrer dans les cycles de la nature en s’intégrant dans la chaîne alimentaire. Les temps modernes se distinguent tout autant par la prolifération et la massification de résidus que par l’épuisement des ressources et leur rareté qui, seule préoccupe les économistes et les politiques soucieux de ménager une transition. 

L’accumulation de tonnes de déchets de toutes sortes, plus ou moins toxiques à durée de vie plus ou moins longue fait que le futur n’est plus cet espace vide à remplir avec nos projets ou nos chantiers, qui caractérisait le régime moderne d’historicité d’après Kosseleck et Hartog. Il est colonisé par des tonnes de matériaux mis au rebut – béton, amiante, plastiques, isotopes radioactifs. Bref, l’héritage des temps modernes est avant tout matériel. 

Car ce que l’ontologie des temps modernes a occulté, invisibilisé, c’est que chaque matériau – minéral ou organique – que l’on engage dans nos projets technologiques a son temps propre et perdure dans son existence. Il y a une multiplicité de manières d’exister et de durer dans le monde terrestre. Les éléments chimiques qui sont comme les briques de base de toute construction technique sont le produit d’une histoire qui débute dans les étoiles pour la plupart. Les isotopes de chaque élément ont une durée de vie propre. La vie de chaque élément est à la fois singulière, et liée à celle des autres, à leurs rencontres et voisinages car la plupart d’entre eux interagissent, parfois de manière explosive, parfois de manière pacifique, voire symbiotique. Les matériaux ont pour la plupart, plusieurs modes d’existence successifs ou simultanés. Le carbone par exemple n’est pas que le vilain gaz à effet de serre que l’on cherche à séquestrer après l’avoir libéré dans l’atmosphère. Il existe aussi dans les roches, ou comme brique élémentaire de tous les vivants, comme pierre précieuse et grâce à ses capacités de liaison il peut former l’indéfinie variété de polymères synthétiques qui semblait nous émanciper des contraintes de la matérialité. Il circule dans les trois règnes de la nature et il a plusieurs cycles enchevêtrés. 

Le temps de passage ou de séjour des matériaux dans les objets techniques n’est que l’une des phases de leur vie propre. Leur activité et leur interactivité ne s’arrêtent pas quand on les met au rebut. Même si l’on s’évertue à les éloigner, ou les dissimuler en les séquestrant sous terre ou dans les fonds marins, ils suivent leur chemin, leur vie active continue quand on les met en retraite après l’effondrement des bâtiments ou le démantèlement des usines. D’où un second paradoxe des temps modernes : en s’extériorisant, s’émancipant de la nature, les humains l’ont profondément anthropisée. La planète entière et même l’espace héritent des temps modernes sous forme de polluants divers. C’est pourquoi l’on peut parler d’Anthropocène car il n’existe plus sur Terre un seul espace qui ne porte la trace des activités humaines. Et avec le mot d’ordre « transition », les milieux les plus faiblement anthropisés comme les pôles et les grands fonds marins excitent l’appétit de conquête et d’exploitation des industriels et de certains pays. 

Ce sombre tableau est pourtant un tremplin pour instaurer l’espoir. En ouvrant les yeux sur l’activité des matériaux et sur la multiplicité des temps qui restent, des temporalités propres à chaque être –- plantes, animaux, ou minéraux –- dont l’histoire s’enchevêtre avec la nôtre, on peut créer des rencontres, des croisements, des interférences ou des synergies. Le temps de l’espoir ne se décrète pas avec des mots d’ordre comme « transition » et des innovations technologiques. Il relève plutôt de la débrouillardise, du bricolage, des alliances improbables avec des partenaires très différents – matériaux, microbes, levures ou champignons. 

Il s’agit de retrouver le monde méprisé, inexploré dans les temps modernes. La racine de marronnier qui, dans un moment d’extase horrible au détour d’un jardin public, avait soudain révélé à Sartre que l’existence relève de la contingence, est en réalité un système complexe capable de communiquer avec l’environnement et de nouer des alliances avec des levures et des champignons. 

Faire alliance avec les puissances de la nature que les temps modernes voulaient mettre à distance ou réduire au silence, cela suppose d’abord de se mettre à l’écoute, de regarder et de protéger la diversité biologique et minérale. Cela demande aussi de ne plus considérer la nature comme une réserve de ressources à explorer puis exploiter pour conquérir une ultime frontière. Cela suppose de se dégager de l’empire du temps chronologique, du temps universel et linéaire, une construction sociotechnique certes redoutablement puissante, mais qui tend à occulter la diversité et l’hétérogénéité des temps propres à tous les êtres qui peuplent la planète. Car la diversité des façons d’être au temps n’est pas qu’un phénomène culturel, relevant de l’anthropologie. Elle est partout dans la nature et saute aux yeux dès lors que l’on accepte de se décentrer, de considérer le mode d’existence des tiques, des virus et bactéries qui croisent nos lignes de vie et font un bout de chemin avec nous en composant des paysages temporels plus ou moins conflictuels ou harmonieux .

Mais comment ébranler, dépasser ces schémas profondément enracinés dans notre culture ?   « La symbiose ou la mort », écrivait Michel Serres dans Le Contrat naturel. Seule une innovation sociale et politique peut nous libérer de l’angoisse et de la crainte suscitées par les grands partages de la modernité comme nature/culture, sujet/objet. On commence timidement à traiter des fleuves et des montagnes comme personnalités juridiques afin de ne plus les traiter comme de simples ressources à disposition des humains et reconnaître leurs droits à l’existence. En finir avec l’exception humaine pour appréhender le monde dans sa matérialité et sa diversité, c’est le seul moyen de chasser le fantasme de la fin des temps. Le temps de l’espoir surgit quand on n’a pas de statut, plus d’acquis, plus rien à perdre. On peut alors composer de nouveaux paysages technologiques moins rebutants, moins dissonants, en jouant avec la diversité des régimes temporels et leurs interactions possibles.

Contributeur·ices

Édité par Patrice Maniglier