Décivilisation écologique: apprendre à vivre à l’improviste dans les temps qui restent

L’heure serait à la « transition » vers une « civilisation écologique » ? Restituant l’histoire de cette notion, mise en œuvre ironiquement dans la Chine contemporaine, le philosophe Martin Savransky lui oppose le projet d’une décivilisation écologique. Comment penser un effort collectif qui essaie, certes, de rendre la vie meilleure sur la Terre, mais ne le fait pas dans la figure du progrès, d’une norme universelle, d’un monde unifié et d’un temps linéaire ? Les temps qui restent seront des temps où la vie bonne ne peut que s’improviser, localement, précairement, expérimentalement.

«La difficulté est celle-ci: - Il paraît impossible de concevoir une réorganisation de la société propre à supprimer quelque mal reconnu, sans détruire l’organisation sociale et la civilisation qui en dépend. Un malheur du même genre veut qu’il n’existe pas de moyens connus de supprimer un mal sans amener des maux pires d’un autre genre.» (Alfred North Whitehead, Aventures d’idées)»The difficulty is just this :– It may be impossible to conceive a reorganisation of society adequate for the removal of some admitted evil without destroying the social organisation and the civilization which depends on it. An allied plea is that there is no known way of removing the evil without the introduction of worse evils of some other type.» (Alfred North Whitehead, Adventures of Ideas)

Introduction : les changements climatiques du progrès

Dans les pages « Opinion » du New York Times, le vétéran Roy Scranton écrit sur ce qui deviendra ensuite le thème principal de son lapidaire Learning to Die in the Anthropocene, et se rappelle un jour, deux ans et demi après son retour d’Irak, quand, « en sécurité chez [lui] à Fort Sill, dans l’Oklahoma, [il] pensai[t] s’en être sortiVoir Roy Scranton, “Learning How to Die in the Anthropocene”, New York Times, 2013: https://opinionator.blogs.nytimes.com/2013/11/10/learning-how-to-die-in-the-anthropocene/ ainsi que son ouvrage Learning to Die in the Anthropocene: Reflections on the End of a Civilization, San Francisco, CA: City Light Books, 2015. ». Durant les quatre ans de sa mission en Irak, il était terrorisé à l’idée de mourir. Il écrit que Bagdad « semblait incroyablement dangereuse, même si statistiquement, elle ne l’était pas tant. Nous avons essuyé des tirs, des mortiers et des engins explosifs artisanaux, mais j’étais bien équipé, nous avions une équipe médicale de pointe et nous étions l’armée la plus puissante au monde. » Ses chances de rentrer chez lui étaient, dans l’ensemble, plutôt bonnes – « blessé, peut-être, mais certainement vivant ». Pourtant, rien de tout cela n’apaise le sentiment inéluctable, chaque fois qu’il part en mission, que la mort est au rendez-vous : « Je regardais dans le canon de l’avenir et ne voyais qu’un trou noir et vide. » Après tout, il était devenu « un soldat de l’armée américaine. Ce monde étrange et précaire était mon nouveau foyer. Si je survivais. » Et il survécut. Pendant un temps, le fait d’avoir enfin quitté l’Irak signifiait la possibilité de laisser cet avenir derrière lui, de revenir à une trajectoire temporelle plus familière. Mais, dès le jour où il a enfin commencé à penser qu’il s’en était sorti, Scranton a allumé la télévision pour découvrir que l’ouragan Katrina frappait la Nouvelle-Orléans :

Cette fois-ci, ce sont les conditions météorologiques qui ont provoqué le choc et la stupeur, mais j’ai vu le même chaos et le même effondrement urbain qu’à Bagdad, le même échec de la planification et la même marée d’anarchie. La 82e division aéroportée s’est rendue sur le terrain, a pris des points stratégiques et a patrouillé dans les rues, désormais soumises de facto à la loi martiale. Mon unité a été mise en alerte pour se préparer à des opérations antiémeutes. L’avenir sombre que j’avais vu à Bagdad revenait à la maison : pas de terrorisme, pas même d’armes de destruction massive, mais une civilisation qui s’effondre, dont l’infrastructure est paralysée, incapable de se remettre des chocs subis par son système. Aujourd’hui, plus d’un an après Sandy, la reconstruction se poursuit et de nombreux critiques affirment que la côte Est n’est pas plus préparée à un événement météorologique de grande ampleur qu’elle ne l’était en novembre dernier.

Une civilisation qui s’effondre. C’est peut-être l’une des significations de ces temps de fin du monde, de réchauffement et de fonte des glaces, de ces temps d’extinctions et catastrophes météorologiques, de sécheresse et de migration climatique, de capitalisme fossile et de bouleversements écologiques – des temps que l’on a pris l’habitude d’appeler Anthropocène. Associer le présent planétaire à l’épuisement d’une civilisation, ou à la fin de ce que la Modernité nous a appris à nommer « civilisation », c’est rendre perceptible qu’il ne s’agit pas seulement de « réparer » les conditions géo-historiques dans lesquelles nous sommes désormais impliqués, et que l’on ne pourra pas se contenter de techno-optimisme et de géoconstructivisme. C’est sentir que l’épuisement et l’effondrement impliquent non seulement les écologies environnementales, mais aussi l’écologie sociale, mentale, culturelle et imaginative – pour reprendre les mots de Félix Guattari : « C’est de la façon de vivre désormais sur cette planète […] qu’il est questionFélix Guattari, Les Trois écologies, Paris, Éditions Galilée, 1989, p. 13. », de ces mêmes façons de labourer la terre pour lesquelles, il n’y a pas si longtemps, le mot « civilisation » a été inventé. C’est pourquoi, au-delà des rapports scientifiques et des solutions techniques, au-delà des accords internationaux et des objectifs climatiques, Scranton fait la désarmante proposition que « si nous voulons apprendre à vivre dans l’Anthropocène, nous devons d’abord apprendre à y mourirScranton, Learning to Die in the Anthropocene, p. 27.. »

Apprendre à mourir est une tâche des plus exigeantes. On peut dire – comme ce fut souvent le cas, de Cicéron à Montaigne – que la philosophie elle-même a été inventée pour y répondre, que son histoire est celle des variations de l’art d’apprendre comment bien vivre et bien mourirPierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique. Deuxième édition revue et augmentée, Paris, Etudes Augustiniennes, 1987.. Confronté à l’urgence de la question en tant que soldat en Irak, Scranton lui-même a trouvé une source d’inspiration dans le Hagakure, un manuel de bushidō du xviiie siècle, compilant les préceptes de Yamamoto Tsunetomo, qui conseille à chacun de méditer au quotidien sur l’inéluctabilité de la mort, ce qui permet d’intégrer celle-ci dans ses pensées et son mode de vie en apprenant à accepter le caractère éphémère de sa propre vie. Mais, si c’était une leçon difficile, apprise au milieu des balles et des engins artisanaux omniprésents, ce fut aussi le cheminement personnel de Scranton, sa manière propre de vivre la guerre. Si, pour l’ancien président des États-Unis, George W. Bush, c’est pour « sauver la civilisation en tant que telle » que Scranton et tant d’autres ont été envoyés en Irak, « [l]e nœud du problème à présent », note Scranton à propos de l’ironie annoncée par l’Anthropocène, « est que nous devons apprendre à mourir non pas en tant qu’individus, mais en tant que civilisationScranton, Learning to Die in the Anthropocene, p. 21. L’argument civilisationnel de George W. Bush en faveur de la soi-disant «guerre contre la terreur» se trouve dans son discours du 8 novembre 2001 intitulé Address to the Nation from Atlanta on Homeland Securityhttps://www.govinfo.gov/content/pkg/PPP-2001-book2/pdf/PPP-2001-book2-doc-pg1360.pdf». Le défi s’en trouve renforcé d’autant. Non pas cependant parce que, comme le dit Scranton, « les humains sont câblés pour croire que demain ressemblera à aujourd’hui ». Après tout, quelle que soit la léthargie dans la mise en œuvre des accords internationaux auxquels les gouvernements du monde entier se sont engagés, ces dernières années n’ont pas manqué de propositions et d’engagements nouveaux et audacieux pour des projets de transitions socio-écologiques à l’échelle mondiale, émanant de traditions politiques, géographiques et culturelles divergentes – dont le Green New Deal, le Pacto Ecosocial del Sur, et même le Manifeste écomoderniste, entre autres.

En effet, sauf l’intervention d’un événement cataclysmique imprévisible qui pourrait percer le tissu du temps et y mettre un terme absolu, l’une des difficultés d’apprendre à mourir « en tant que civilisation » est peut-être que la fin d’une civilisation s’apparente davantage à un processus lent et prolongé d’attrition et d’épuisement qu’à un arrêt clair et net. Ainsi, apprendre à mourir « en tant que civilisation » pose un grand défi d’imagination : sa propre fin soulève des spéculations à propos des « après » auxquels la mort pourrait donner lieu, et des modes possibles et impossibles de socialité qui pourraient émerger dans son sillage. Cela illustre la question qui sous-tend ce que Patrice Maniglier appelle la tâche de notre présent : « Comment allons-nous hériter de ce que les temps modernes ont fait à la TerrePatrice Maniglier, “Des Temps Modernes aux Temps qui Restent: histoire et avenir d’une revue, histoire et avenir du monde”, in Les Temps Modernes, d’un siècle l’autre, Esther Demoulin et Juliette Simont (dir.), Bruxelles, Les Impressions nouvelles, p. 344 et suivantes. Ce texte est désormais aussi disponible dans une version légèrement révisée ici-même, sur le site des Temps qui restent et dans le même dossier que celui où cette traduction paraît. ? » En m’intéressant à la façon d’apprendre à mourir aujourd’hui pour apprendre à vivre dans les temps qui restent, j’interroge en détail la réponse à une telle question et le projet de création d’un monde qui, ayant bien conscience de la nécessité d’un « après » de cette civilisation capitaliste, écocidaire et obsédée par la croissance, appelle à une transformation radicale des fondements mêmes de la vie collective humaine afin de fonder une nouvelle « civilisation écologique » mondiale basée sur les principes de durabilité, d’interdépendance ontologique et de relationnalité, de communautarisme libéral et d’alliance nouvelle entre les sciences et les humanités.

Un entrelacs de raisons font de la proposition d’une « civilisation écologique » un terrain – spéculatif, politique et écologique – particulièrement intéressant et instructif comme lieu d’exploration de ces défis et de la manière de (ne pas) hériter de ce que la modernité a fait à la terre, de se consacrer à apprendre à mourir dans l’Anthropocène et à vivre dans les temps qui restent. Bien qu’elle semble trouver ses racines dans la notion écomarxiste soviétique de « culture écologique » reprise par Ivan T. Frolov dans les années 1980, la forme contemporaine de cette proposition a été adoptée par un collectif de théologiens, de philosophes, d’éthiciens et d’activistes soutenant une tradition philosophique qui en est venue récemment à influencer les sciences de l’environnement, et les sciences sociales de manière généraleSur les racines historiques de l’idée de civilisation écologique, voir Qingzhi Huan, “Socialist Eco-civilization and Social-Ecological Transformation,” Capitalism, Nature, Socialism, 27, no. 2 (2016): 51-66 ; également Arran Garre, “The Eco-Socialist Roots of Ecological Civilization,” Capitalism, Nature, Socialism, 23, no.1 (2021): 37-55.. Il s’agit de la tradition de la philosophie du processus associée aux travaux d’Alfred North Whitehead, entre autres – une tradition philosophique mineure qui, selon les termes de ces héritiers, rejette le matérialisme dogmatique de la pensée moderne et propose « une compréhension plus large, plus réaliste et non-duale de la réalité, avec des implications sur nos manières de vivreVoir John Cobb and Andrew Schwartz, Putting Philosophy to Work: Toward an Ecological Civilization. Anoka, MN: Process Century Press, 2018; et aussi Arran Gare, The Philosophical Foundations of Ecological Civilization: A Manifesto for the Future. London & New York: Routledge, 2017. ». Bien que toujours marginaux dans les débats occidentaux, la notion et le projet de « civilisation écologique » est déjà devenue la marque de fabrique de l’approche du gouvernement chinois en matière de politique écologique, qui inscrit le concept dans la constitution même du Parti communiste chinois (PCC) en 2012, et développe toute une série de politiques socio-environnementales de grande envergure en son nom – une forme nettement autoritaire de (géo)politique écologique, qui, formulée en termes d’« environnementalisme coercitif », limite la contingence historique de l’association récente en Occident des « valeurs écologiques » à des projets de justice socio-environnementale et à des idéaux démocratiquesPour des études concernant certaines de ces politiques, voir Sam Geall et Adrien Ely, “Narratives and Pathways towards an Ecological Civilization in Contemporary China,” The China Quarterly, 236 (2018):1175-1196; et Zhihe Wang, Huili He, & Meijun Fan, “The Ecological Civilization Debate in China.” Monthly Review, 66, no.6 (2014): https://monthlyreview.org/2014/11/01/the-ecological-civilization-debate-in-china/. Pour des discussions perspicaces sur l’autoritarisme chinois en matière de politique environnementale et ses implications pour la politique environnementale en Occident, voir Yifei Li & Judith Shapiro, China Goes Green: Coercive Environmentalism for a Troubled Planet. Cambridge: Polity, 2020, et Pierre Charbonnier, “For an Ecological Realpolitik”, E-flux Journal, 114 (2020): 1-6..

Finalement, il va peut-être sans dire (mais non sans remarquer) que le projet d’une « civilisation écologique » est une proposition résolument civilisationnelle, qui ne prétend pas simplement accepter, mais bien embrasser pleinement le fait que la civilisation industrielle moderne est en train de graver sa propre épitaphe et doit être remplacée par un principe, nouveau et meilleur, d’organisation planétaire. Pour préparer les temps qui restent. En ce sens, les leçons tirées d’un examen critique du projet de « civilisation écologique » pourraient peut-être aussi avoir une certaine importance au-delà de ce cas spécifique. Non seulement parce que le discours politique européen s’est récemment entiché d’un discours civilisationnel renouvelé qui, sans la moindre trace d’ironie, a conduit des personnalités politiques, dont Emmanuel Macron, à appeler à des réformes pour protéger et renforcer un « projet de civilisation européenne » prétendument menacéEmmanuel Macron, “Conférence des ambassadeurs 2019”, 27 août 2019: https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2019/08/27/discours-du-president-de-la-republique-a-la-conference-des-ambassadeurs-1. En effet, si le lent processus d’épuisement et d’effondrement des civilisations rend particulièrement difficile la question d’apprendre à mourir et de savoir comment la vie sociale peut survivre, personne ne trouve cela plus difficile, plus inimaginable, que les héritiers de ceux qui, au xviiie siècle seulement, ont inventé le concept de « civilisation », précisément pour résumer, selon les mots de Norbert Elias, « tout ce en quoi la société occidentale des deux ou trois derniers siècles croit être supérieure aux sociétés antérieures ou contemporaines qu’elle considère comme “plus primitives”, tout ce qui était censé constituer “son caractère particulier et ce dont elle est fière : le niveau de sa technologie, la nature de ses coutumes, le développement de ses connaissances scientifiques ou de sa vision du monde, et bien plus encore”Norbert Elias, The Civilizing Process, Oxford, Blackwell, 2000, p. 4.. » En effet, créée au cœur de l’âge des empires de l’Europe moderne, à travers le prisme de la rencontre coloniale, pour désigner à la fois le processus qui rend l’« homme » civilisé et l’aboutissement de ce processus, la notion moderne de civilisation « est entrée dans l’histoire des idées en même temps que le sens moderne du mot progrès » ; les deux termes « étaient destinés à entretenir une relation des plus intimes » qui rendrait « indispensable la détermination des phases précises du processus civilisateur, des étapes du progrès social »Jean Starobinski, Blessings in Disguise; Or, the Morality of Evil, Cambridge, Harvard University Press, 1993, p. 4.

Si le désastre planétaire est le don de la modernité à la terre, ce cadeau empoisonné ne peut être dissocié de la promesse progressiste qui a fait des temps modernes une rupture dans les tissus de l’histoire humaine et de l’histoire de la terre. Animé tant par les activités extractives de ses divers avant-postes impériaux et coloniaux que par les révolutions scientifiques, industrielles et politiques qui ont transformé l’Europe – et une grande partie du monde – au xviiie siècle, le « progrès » est devenu depuis lors la philosophie moderne de l’histoire, inaugurant une nouvelle expérience du temps qui prétendait rompre avec la temporalité eschatologique des formes antérieures de gouvernement absolutiste, dans lesquelles les prédictions de la Fin du Monde et du Jugement Dernier fixaient des limites à l’ambition et à l’espérance humaines. Au contraire, le progrès a engendré une nouvelle historicité universelle qui « a permis d’attribuer à l’histoire la puissance latente des événements et des souffrances humaines, une puissance qui relie et motive tout selon un plan secret ou évident dont on peut se sentir responsable, ou au nom duquel on peut se croire agissantReinhart Koselleck, Futures Past: On the Semantics of Historical Time, New York, Columbia University Press, 2004, p. 35. ». Le progrès promettait « le futur » en tant que tel. Et si la notion de progrès offrait celle de futur, inconnu et difficile à imaginer mais plein d’espoir et de promesses, cette nouvelle philosophie de l’histoire alimentée par le techno-capitalisme extractiviste a engendré à son tour une nouvelle expérience quotidienne au cœur de l’Europe moderne. Un mode d’expérience, en d’autres termes, qui a considérablement éloigné les attentes collectives de toute expérience antérieure, introduisant un gouffre entre le passé et le futur, « continuellement alimenté par un certain nombre de causes : le développement technique, la croissance de la population, le développement social des droits de l’homme et le changement correspondant dans les systèmes politiquesKoselleck, Futures Past, 60. ».

Ainsi, à la fin du xixe siècle, le progrès n’est plus seulement une idée parmi d’autres, mais une foi établie et quasiment universelle qui révèle la trajectoire de l’histoire ; ce n’est plus une valeur parmi d’autres, mais la perspective même d’évaluation d’où proviennent les valeurs de civilisation, de croissance économique, de développement humain, d’amélioration des droits humains et d’innovation technologique. Il ne devrait plus être, comme le note Eric Hobsbawm, « aussi facile pour le bon sens brut, qui sait de toute façon que le monde triomphal du progrès capitaliste libéral est le meilleur des mondes possibles, de mobiliser l’univers au nom de ses préjugésEric Hobsbawm, The Age of Capital: 1848-1875, London, Random House, 1996, p. 269. ». Pourtant, ce meilleur des mondes possibles (en Europe) ne dépendait pas seulement de l’extraction et de l’appropriation de la valeur des colonies et de la Terre, façonnant le monde, ses peuples – humains et autres – et leur travail en monocultures de production, de commerce et d’accumulation homogènes, fongibles et extensibles. En retour, cette historicité progressive et ce mode d’évaluation civilisationnel ont eu pour corollaire la création d’une hiérarchie géoculturelle et géopolitique fondée sur la prise en compte des constitutions politiques les plus « avancées » ou de l’état de développement scientifique, technique ou économique. C’est cette géographie des anachronismes qui a permis au colonialisme européen d’ordonner, selon une seule ligne diachronique de progrès et de régression, d’autres formes de vie et de socialité, d’autres formes de connaissance et d’autres régions de la Terre – en concevant effectivement les peuples non européens, tout comme les cosmologies et les récits les animant, comme faisant partie du passé de l’Europe. Si le plan d’historicité inauguré par le « progrès » a servi à la fois à justifier l’ordre mondial impérial et à absoudre la dépossession et la dévastation coloniales à l’échelle de la planète en tant que fardeau civilisationnel que les sociétés modernes devaient accepter et imposer de force, pour leur propre bien, aux peuples « arriérés », les luttes de décolonisation des années 1950 et 1960 n’ont jamais réussi, en revanche, à contester ou à déplacer l’impératif de progrès. En lieu et place, la marche du progrès s’est poursuivie sous la forme d’un système mondial de dépendance postcoloniale et de contre-insurrection qui, sous l’égide de l’aide humanitaire et de la promotion de la liberté et des droits, a établi des stratégies technocratiques et des programmes de développement pour « moderniser » et apporter la prospérité économique et le progrès social à ce que l’on appelle le tiers-monde, cherchant progressivement à incorporer des communautés de plus en plus éloignées dans l’économie capitaliste mondiale tout en transformant chaque coin de la Terre en une « ressourcePour une étude plus approfondie du « progrès » et de ses « après », voir Martin Savransky et Craig Lundy, After Progress, London, Sage, 2022. ».

Comment allons-nous hériter de ce que le progrès a fait à la Terre ? Dans ce qui suit, j’explore la proposition selon laquelle apprendre à mourir dans l’Anthropocène pourrait nécessiter d’apprendre à vivre en dehors des coordonnées modernes du progrès. Comme beaucoup d’autres qui réfléchissent aux transitions socio-écologiques, les partisans d’une « civilisation écologique » critiquent les principes extractivistes, matérialistes, scientifiques, orientés vers la croissance, qui constituent les valeurs substantielles du « progrès » du système mondial moderne et capitaliste ; mais l’idéal même d’une civilisation écologique suppose un « progrès » – une trajectoire globale, sans limite et ascendante vers un futur qui, guidé par un ensemble de principes universels, sera « meilleur » que le présent – fonctionnant comme un mode d’évaluation ; cet idéal réinscrit ainsi les valeurs impériales qui l’ont sous-tendu au cœur des efforts de réinvention du monde dans les temps qui restent. C’est pourquoi je suggère, dans cette tentative d’exploration de ce que pourrait impliquer le fait d’apprendre à mourir dans l’Anthropocène pour improviser des manières d’apprendre à vivre dans les temps qui restent, que ce que Patrice Maniglier appelle « l’ontologie du reste » ne concerne pas seulement ce qui n’est pas passé dans le passé et ce qui, dans le passé, ne passe pas encore. Elle concerne aussi ce qui a été mis de côté, effacé, ce qui n’adhère ni ne s’oppose au présent mais s’y appose, ce qui n’est ni complètement détruit ni complètement assimilé, la para-ontologie d’un dehors qui insiste et persiste malgré tout, qui fait encore le pari de ce monde, quel qu’il soitMartin Savransky, « Passages to the Outside: A Prelude to a Geophilosophy of the Future », Dialogues in Human Geography (2023), http://doi.org/10.1177/20438206231151426.. Ce qui veut aussi dire que, cherchant à hériter de cela, il se pourrait bien qu’apprendre à mourir « en tant que civilisation » exige probablement que l’on apprenne à improviser une vie en l’absence du concept et de l’idéal de civilisation. En d’autres termes, cela requiert une activation spéculative de l’imagination sociale qui, plutôt que de remplacer un modèle civilisationnel par un autre, plutôt que d’évoquer l’horizon progressiste d’une nouvelle situation globale qui finirait par se substituer à l’état actuel des choses, refuse l’attrait du progrès pour se livrer à une expérimentation continue et inachevée de formes de socialité plus précaires, fragmentaires, subjonctives et inchoatives sur un terrain écologique instable. Inspiré par l’expérience poétique du Dark Mountain Project sur la « décivilisation », je cherche dans cet article à activer un après-progrès spéculatif en présentant l’idée de la décivilisation écologique comme une improvisation en cours avec des modes improbables de socialité et des méthodologies de vie articulées grâce à la précarité terrestre dans laquelle nous sommes impliqués et non malgré elle, qui sont envisagées grâce à des histoires de décolonisation en cours et non malgré elles, qui s’efforcent de bien vivre et de bien mourir, mais pas toujours mieux.

Civiliser l’anthropocène ? Contours d’une civilisation écologique

Le terme « civilisation écologique », comme l’écrit le théologien et philosophe John Cobb dans la préface de l’ouvrage de Philip Clayton et Andrew Schwartz sur le sujet, « est proche de l’oxymore », car la notion même de civilisation « est en partie définie en termes de modification par les humains de leur environnement en faveur des désirs immédiats de leur espèce. En ce sens, il semble qu’une civilisation soit intrinsèquement anti-écologique. Comment peut-on alors décrire l’objectif de l’humanité comme une transition vers une civilisation écologiquePhillip Clayton and Andrew Schwartz, What is Ecological Civilization? Crisis, Hope and the Future of the Planet, Anoka, Process Century Press, 2019. ? » La réponse à cette question est généralement formulée en termes de préoccupation concernant la forme que prennent ces altérations humaines de l’environnement et les principes philosophiques, scientifiques et politiques primordiaux auxquels elles obéissent. En effet, au cœur du projet de civilisation écologique se trouve un diagnostic radical, quoique relativement peu controversé : les causes sous-jacentes de la tourmente écologique actuelle sont inséparables de l’ensemble de la configuration des modèles sociaux, culturels, politiques et économiques qui constituent la civilisation industrielle moderne en tant que telle. « L’inégalité massive entre riches et pauvres », ajoutent Clayton et Scwartz, « n’est pas dissociée d’une économie de croissance illimitée et de l’épuisement des ressources naturelles, de l’extinction des espèces ou du réchauffement de la planète. La civilisation contemporaine est conçue pour profiter à l’élite privilégiée au détriment des pauvres et de l’environnementClayton et Schwartz, What is Ecological Civilization?, p. 11-12. ». Si la « civilisation écologique » peut finalement être rachetée du péché d’auto-contradiction, c’est parce qu’en son cœur se trouve précisément la tentative de poser les bases philosophiques, scientifiques et politiques qui pourraient fonder une nouvelle civilisation mondiale sur des principes entièrement écologiques. La clé de cette refonte sociétale est la reconnaissance que les traditions philosophiques hégémoniques qui ont fini par dominer la culture moderne et ses institutions dirigeantes, celles qui ont émané de l’essor, au xviie siècle, d’un matérialisme scientifique qui a scindé la nature en deux systèmes de réalité – un domaine d’expériences et un royaume des causes de ces expériences –, ont rendu une grande partie des sciences naturelles et humaines incapables de répondre aux conséquences des modèles culturels et économiques auxquels elles ont donné forme, des modèles qui font de toute chose et de chacun les instruments prévisibles d’une machine capitaliste mondiale, conduisant ainsi « à la dégénérescence de la culture, la fragmentation de la recherche, la multiplication des disciplines et des sous-disciplines […] qui s’ignorent les unes les autres, et à une explosion de bruit cachant la stagnation de la vie intellectuelleGare, The Philosophical Foundations of Ecological Civilization, p. 147 ».

En intronisant la maîtrise techno-scientifique et la matière brute comme le matériau dont tout est fait, les sciences naturelles et humaines modernes sont amenées « à expliquer non seulement la conscience, mais la vie elle-même, comme n’étant rien d’autre que des processus physiques et chimiques, soutenant une vision avilie de l’humanité et de la vie qui légitime la cupidité comme force motrice de l’économie et de l’évolution de la nature, imposant ainsi à l’humanité un modèle fondamentalement erroné de la réalitéGare, The Philosophical Foundations of Ecological Civilization, p. 144. ». C’est pour remplacer ce modèle défectueux et pour jeter les bases d’une « nouvelle orientation du monde » que les partisans d’une civilisation écologique affirment que nous devons nous tourner vers une autre tradition philosophique occidentale, plus marginale, qui a rejeté la bifurcation de la nature et le matérialisme scientifique qui la soutient. Cette tradition philosophique n’est autre que celle de la philosophie du processus d’Alfred North Whitehead et, plus largement, la tradition plus ancienne – remontant à la pensée de F.W.J. Schelling – du « naturalisme spéculatif », tant en philosophie que dans les sciences biologiques et écologiques ; cette tradition fournirait les bases d’un « paradigme » écologique où « le dualisme et le monisme sont remplacés par un holisme qui dépeint la réalité non pas comme une collection d’objets, mais comme une communauté de sujets – un tout interconnecté, à l’intérieur duquel nous sommes constitués par nos relationsClayton et Schwartz, What is Ecological Civilization?, p. 41. ». Ce holisme métaphysique d’une communauté interconnectée de sujets ou d’organismes créerait les conditions pour le développement des sciences naturelles et humaines, ainsi que des formes d’agriculture et d’élevage cohérentes avec la réalité de la complexité organisée et de son émergence telle que décrite par l’écologie théorique ; l’univers ne serait plus alors constitué de morceaux de matière en mouvement mais « de processus créatifs, ou de modèles d’activité auto-contraints dans la durée, et de configurations de tels processus à des échelles multiples en interaction dynamiqueGare, The Philosophical Foundations of Ecological Civilization, p. 178. ». Ainsi, les mesures contemporaines de « productivité », définies en termes de volume de rendement et d’heures de travail humain, seraient remplacées par une préoccupation pour la « santé » et la durabilité des processus créatifs et des modèles de coordination par lesquels les sols, les rivières, les océans, les animaux humains et non-humains, et l’ensemble de la communauté des sujets qui composent la biosphère, se génèrent et se régénèrent eux-mêmes. La « santé » d’une communauté d’organismes, de la Terre elle-même, serait donc une fonction de « l’accroissement mutuel de l’ensemble de la communauté et des communautés constitutives les unes des autres, facilitant leur bon fonctionnement continu, leur résilience en réponse aux perturbations, aux nouvelles situations et au stress, et pour le développement continu et la créativité afin de maximiser les options de développement, et peut être mesurée en tant que telleGare, The Philosophical Foundations of Ecological Civilization, p. 180.». Ce holisme, qui n’est plus centré sur les valeurs capitalistes de productivité, mesurerait et régirait la « santé » d’une communauté écologique en fonction de sa capacité de résilience, de développement et de créativité.

Mais ce n’est pas tout. En effet, une métaphysique holistique de la complexité organisationnelle cherchant à remodeler l’organisation sociale mondiale ne peut se contenter de la conception de la « nature » en tant que simple matière première pour la consommation et la réflexion humaines. Un « changement de paradigme », comme l’appellent certains de ses partisans, impliquerait également une transformation corrélative de nos anthropologies philosophiques, en repensant ce que signifie être humain dans le sillage de la « reconnaissance que les humains font partie d’une Terre vivante et qu’ils en dépendent[1] Clayton et Schwartz, What is Ecological Civilization?, p. 99. ». Concevoir la Terre comme une communauté de sujets exige que l’on prenne au sérieux ce que les biosémioticiens soutiennent depuis des décennies, à savoir que les processus de création de sens ne sont pas l’apanage des humains, mais qu’ils imprègnent le monde entier à des degrés divers, de sorte que chaque organisme se façonne lui-même et façonne le modèle de son activité en réponse au monde qui l’entoureVoir par exemple Claus Emmeche et Kalevi Kull, Towards a Semiotic Biology: Life is the Action of Signs, London, Imperial College Press, 2011.). Les humains, à cet égard, ne diffèrent pas des autres êtres par nature mais par degré, en développant des processus et des capacités sémiotiques qui leur permettent non seulement de répondre à leur environnement immédiat, mais aussi

 

d’agir en retour sur les conditions de leur émergence, ce qui implique la possibilité de modifier les trajectoires de leurs communautés naturelles et sociales. Si les conditions de la recherche et de la diffusion de la vérité sont maintenues, on peut démontrer que nous ne sommes pas condamnés à détruire nos conditions d’existence. C’est l’engagement en faveur de la vérité et les conditions de sa poursuite qui pourraient constituer le fondement ultime et l’unité d’un mouvement environnemental capable de défier avec succès le néolibéralisme, ou plutôt le fondamentalisme managérial du marché, et de créer une nouvelle civilisation mondialeGare, The Philosophical Foundations of Ecological Civilization, p. 164.

C’est à partir de cette anthropologie philosophique naissante que s’esquisse une philosophie politique cherchant à fournir l’architecture sociopolitique et institutionnelle d’un maintien des « conditions de poursuite et de diffusion de la vérité » en vue de la création d’une organisation socio-écologique mondiale « où les conflits destructeurs entre les tribus, les civilisations et les nations auront été surmontés ». Acceptant le destin de la mondialisation capitaliste moderne tout en déplorant la « fragmentation » culturelle qui en a découlé, le philosophe Arran Gare, parmi d’autres, soutient que cela impliquera « d’unifier l’ensemble de l’humanité dans un engagement à faire progresser la santé de l’écosystème mondial et de ses communautés subordonnéesGare, The Philosophical Foundations of Ecological Civilization, p. 166. ». Cette unification, nous dit-on, se ferait par une reformulation de la mondialisation selon un fédéralisme à plusieurs niveaux de « communautés de communautés » supervisées par des organes directeurs internationaux, tels que les Nations Unies, qui nous permettraient de « surmonter l’esprit de clocher de chaque civilisation et d’intégrer les principales idées de toutes les civilisations », institutionnalisant ainsi la « reconnaissance universelle de la valeur de la vie, y compris des formes de vie non-humaines et des écosystèmes, de sorte que seules les pratiques qui améliorent les écosystèmes soient autorisées à prospérerGare, The Philosophical Foundations of Ecological Civilization, p. 184, p. 181. ». Selon Clayton et Schwartz, une telle reformulation nécessiterait des stratégies « descendantes » qui conçoivent et mettent en œuvre des politiques, des lois et des réglementations pour « encourager les citoyens et les entreprises à opérer de manière à promouvoir la durabilité à long terme et le bien-être général », ainsi que des actions « ascendantes » dans lesquelles « les citoyens individuels et les organisations locales assument la responsabilité d’agir au nom de la vision de la durabilité à long terme et du bien-être généralClayton et Schwartz, What is Ecological Civilization?, p. 106-107. ». L’objectif est clair : cultiver des vertus et des modes de pensée créative, guidés par une philosophie naturelle et sociale plus holistique, qui peuvent favoriser « le nouvel imaginaire social d’une civilisation écologique mondiale, et c’est par rapport à cela que tous les autres aspects de la culture devraient être compris et évalués, et faire l’objet d’une actionGare, The Philosophical Foundations of Ecological Civilization, p. 210. ».

Il ne s’agit bien sûr que d’une brève esquisse, d’un contour théorique tiré de deux textes programmatiques significatifs qui donnent forme à l’imagination politique d’une civilisation écologique. Que l’on trouve la proposition attrayante ou qu’on y soit réfractaire, cela dépendra certainement de la sensibilité politique de chacun et de sa propre interprétation de la tradition de la philosophie du processus. Pour des raisons qui deviendront évidentes – si elles ne le sont pas déjà – je ne prends aucun de ces deux partisVoir Martin Savransky, Around the Day in Eighty Worlds: Politics of the Pluriverse, Durham & London, Duke University Press, 2021; et Martin Savransky, The Adventure of Relevance: An Ethics of Social Inquiry, New York, Palgrave Macmillan, 2016.. Mais il ne s’agit pas ici de s’engager dans un exercice de contre-exégèse. Mon intérêt est plutôt d’ordre spéculatif et pragmatique – je pense à ce qu’il faudrait faire pour hériter autrement de ce que la modernité a fait à la terre, et je me préoccupe aussi des conséquences de création de monde et de terraformation que des idées bien intentionnées sont capables de déclencher. Car, en tout état de cause, ces propositions ne relèvent plus de la spéculation philosophique. Comme le disait Gare dans un texte programmatique antérieur : « Le monde devrait suivre l’exemple de la ChineArran Gare, “Toward an Ecological Civilization: The Science, Ethics and Politics of Eco-Poiesis.” Process Studies, 39, no. 1(2010): 5-38. ». 

Le progrès après le progrès : le fardeau d’une civilisation écologique

Parallèlement à la présence croissante de la philosophie du processus en Chine, la « civilisation écologique » a fait son apparition en 2007 lors du 17e congrès du PCC et, en 2014, elle était inscrite dans sa Constitution et au cœur même de l’impressionnante refonte de la philosophie politique et des politiques gouvernementales du gouvernement chinois visant à faire de la République populaire de Chine, actuellement plus gros producteur de CO2 au monde et superpuissance montante, un pays qui n’est plus redevable du seul impératif capitaliste de la croissance économique et au contraire d’en faire un leader mondial du « développement vert », avec l’objectif d’atteindre la neutralité carbone d’ici à 2060Sur l’influence de la pensée de Whitehead et de la philosophie processuelle en Chine, voir Fubin Yang, “The Influence of Whitehead’s Thought on the Chinese Academym,” Process Studies, 39, no. 2(2010): 342-349.. Largement perçue comme une tentative de résoudre les tensions entre la protection de l’environnement et le développement économique par la création de politiques concrètes en matière d’énergie renouvelable, de production, de réduction du carbone et de reforestation, la notion de civilisation écologique en Chine encadre l’adoption de « voies spécifiques, et a défini des projets pilotes et un ensemble de changements applicables dans la gouvernance qui peuvent aider à les réaliser », tout en annonçant simultanément « le potentiel d’une Chine plus affirmée et plus confiante pour assumer un rôle de leadership accru dans les débats environnementaux mondiauxGeall et Ely, “Narratives and Pathways towards an Ecological Civilization in Contemporary China,” p. 1191. ». Tout en accordant une attention particulière aux succès de l’État chinois dans la réduction des émissions de carbone et de la dépendance aux combustibles fossiles, ainsi que dans la mise en œuvre de programmes massifs de boisement – un pourcentage stupéfiant de 25 % de l’augmentation nette de la surface foliaire de la planète entre 2000 et 2017 – et de conservation de l’environnement, Yifei Li et Judith Shapiro nous rappellent dans leur étude critique mais remarquablement détaillée des politiques du récent tournant environnemental chinois que la poursuite décisive de la civilisation écologique en Chine ne peut être dissociée du mode de gouvernance de plus en plus autoritaire et répressif qui caractérise son environnementalisme dirigé par l’État, de sorte que « au nom du bien-être écologique, l’État exploite l’environnement comme une nouvelle forme de capital politique, le mettant au service de la résilience et de la durabilité de l’autoritéLi et Shapiro, China Goes Green, p. 23. ».

Ce nouvel « autoritarisme environnemental », comme ils l’appellent, ne se limite pas au déploiement de technologies de géo-ingénierie pour contrôler la pluie et le beau temps, aux politiques de « modification obligatoire du comportement » destinées aux classes moyennes de la riche Côte Est  – soumises aux contrôles d’« inspecteurs des ordures » qui surveillent activement le respect du tri des déchets –, ou au pilotage de « banques de moralité » qui attribuent aux citoyens des points de crédit pour le recyclage et autres « actes vertueux », et leur en retirent pour « les funérailles et fêtes d’anniversaire extravagantes ou autres ‘‘actes d’immoralité”Li et Shapiro, China Goes Green, p. 69-71. ».  Elle implique également des déplacements forcés de peuples pour la construction de barrages et le développement de l’énergie hydroélectrique dans l’Ouest rural, la « sédentarisation » obligatoire des bergers nomades (y compris les Ouïghours, les Kazakhs, les Tadjiks, les Ouzbeks et les Kirghiz) au nom des « objectifs gagnant-gagnant de réduction de la pauvreté et de restauration des prairies », faisant ainsi de la migration écologique « une pièce maîtresse de la poursuite souvent insaisissable de la civilisation écologique par la ChineLi et Shapiro, China Goes Green, p. 105. ». Mais ce n’est pas tout. Dans la mesure où le projet de civilisation écologique est également un moyen de repositionner la Chine sur le plan géopolitique, la panoplie de politiques nationales est encore renforcée par une série de politiques internationales d’investissement, de développement et de commerce « verts », telle la nouvelle route de la soie, qui fait revivre l’ancienne route de la soie à travers l’Asie centrale et établit de nouvelles voies maritimes le long des côtes de l’Asie du Sud. La nouvelle route de la soie, mise en œuvre en Asie du Sud, en Afrique et au Moyen-Orient, s’étend désormais « de manière spectaculaire, sur le plan tant géographique que conceptuel, avec des signataires qui représentent environ un quart de l’économie mondiale » et un ensemble de programmes qui comprennent et dépassent le développement des infrastructures, des « programmes de lutte contre la pauvreté, d’aide alimentaire et sanitaire, d’éducation, dont des bourses pour les étudiants des pays de la « nouvelle route de la soie » (Belt and Road Initiative) qui viennent étudier en Chine, et l’installation renforcée à l’étranger d’instituts Confucius, pour la promotion de la langue et de la culture chinoises afin de créer un groupe d’étrangers amis de la ChineLi et Shapiro, China Goes Green, p. 116-117. ».

Cependant, ce qu’il y a d’intéressant et dans l’examen incisif et bien informé de Li et Shapiro, c’est qu’il n’est pas tout à fait une critique libérale de la nature autoritaire de l’environnementalisme dirigé par l’État chinois, mais une dénonciation des effets non environnementaux de ces politiques sur les plus pauvres et les minorités ethniques, et qu’il cherche à « démasquer » l’agenda caché d’un nouvel impérialisme derrière les programmes de la « nouvelle route de la soie ». Comme ils le soulignent à juste titre, les prétendues démocraties libérales occidentales ne sont en aucun cas étrangères aux opérations coercitives. En effet, elles ont été fondées sur ces opérationsVoir par exemple le livre remarquable de Lisa Lowe, The Intimacies of Four Continents, Durham & London: Duke University Press, 2015.. Dans les démocraties dites libérales, le système de « crédits sociaux » est simplement appelé « crédit ». L’argument de Li et Shapiro est que malgré toutes les réalisations de la Chine, l’environnementalisme coercitif n’est pas une garantie, car « même les réussites environnementales ne sont pas toujours ce qu’elles semblent êtreLi et Shapiro, China Goes Green, p. 23. ».  Les influences géopolitiques de la « nouvelle route de la soie » permettent également au PCC d’effectuer une forme de « migration sale » par laquelle les émissions de carbone sont déplacées vers d’autres pays signataires, tandis que les barrages chinois dans le delta du Mékong ont des implications délétères en aval, au Viêt Nam et au Cambodge, « mettant 64 espèces en danger et […] limitant les débits d’eau dont dépendent des millions de personnesLi et Shapiro, China Goes Green, p. 121. ». Au niveau national, leurs programmes de boisement de masse sont réalisés en plantant des monocultures d’arbres qui négligent les exigences complexes et localisées des milieux écologiques spécifiques, dégradant ainsi davantage les sols et les habitats de la faune sauvage, tandis que leurs politiques de « migration écologique » et de sédentarisation des collectifs nomades non seulement précipitent les bouleversements sociaux et culturels, mais contribuent à la répartition des prairies entre les ménages individuels, ce qui « donne des résultats écologiquement pires que les unités de pâturage à plus grande échelle composées de plusieurs ménagesLi et Shapiro, China Goes Green, p. 106. ».  C’est ainsi que Li et Shapiro affirment que « [d]e la civilisation écologique à l’urbanisme à faible émission de carbone, ces termes admirables encadrent le paysage discursif global de l’environnementalisme dirigé par l’État chinois. Pourtant, au-delà de leurs qualités discursives et de leurs fonctions de propagande, ils n’offrent que peu d’indications sur le fonctionnement de l’État chinoisLi et Shapiro, China Goes Green, p. 197. ».

C’est une conclusion solide. Mais elle ne nous aide pas vraiment à répondre à la question de savoir comment hériter de ce que les temps modernes ont fait à la terre. En d’autres termes, elle ne nous permet pas d’explorer ce que pourrait être l’apprentissage de la mort aujourd’hui. Car si elle présente un récit accablant des dangers nés d’une réalisation imparfaite, une telle conclusion conserve tacitement dans son propre acte d’accusation l’idéal de la civilisation comme mode de construction du monde et d’imagination politique, renforçant ainsi l’image politique habituelle d’une politique écologique pour un bien commun mondial contre les forces du pouvoir et les manœuvres au service d’intérêts égoïstes. Ce qui revient à dire que les partisans et les détracteurs du projet chinois de civilisation écologique ont en commun l’histoire de la « civilisation » en tant que longue marche universelle du progrès humain, qui sort de la sauvagerie par le raffinement de la culture, des modes de conduite, des lois et des formes d’organisation sociopolitique, processus remontant à la révolution néolithique, en tant que « manière de vivre ensemble avec des valeurs communesClayton et Scwartz, What is Ecological Civilization?, p. 16. ». Le problème, cependant, est qu’il s’agit là aussi d’un récit typiquement moderne, le produit d’une imagination politique enflammée par ceux qui ont inventé le concept de « civilisation » dans l’Europe impériale du xviiie siècle, non seulement en tant que description auto-admirative face à d’autres non européens et colonisés, mais aussi en tant que jugement politique et moral, « le critère par rapport auquel la barbarie, ou la non-civilisation, est jugée et condamnéeStarobinski, Blessings in Disguise, p. 31. ». En fait, je dirais que l’examen par Li et Shapiro du bilan écologique du PCC devrait peut-être nous conduire à l’évaluation inverse : plutôt qu’une corruption de l’idéal d’une civilisation écologique, les récentes (géo)politiques environnementales de la Chine en constituent l’incarnation même. Après tout, le mot « civilisation » inventé au milieu du xviiie siècle, n’était alors qu’un terme de jurisprudence décrivant le passage d’un tribunal pénal à un tribunal civil (la civilisation d’une affaire). Pourtant, cette acception éphémère a rapidement cédé la place à un signifié rival, non jurisprudentiel, qui allait remplacer son sens technique de manière si complète que « le mot a rapidement cessé d’être perçu comme nouveauStarobinski, Blessings in Disguise, p. 2. ». Telle est la naissance de la « civilisation » en 1756, en tant que processus qui a rendu l’humanité civilisée et en tant que résultat normatif de ce processus. Et le le caractère normatif acquis au cœur de l’empire par la notion de civilisation a fait d’elle le nom d’un projet de construction du monde qui – comme le dit joliment l’historien Brett Bowden dans The Empire of Civilization – a toujours été « plus uniforme qu’universelBrett Bowden, The Empire of Civilization, Chicago, University of Chicago Press, 2009, p. 224. ».  Elle conférait aux civilisés le droit et le devoir – voire le fardeau – de civiliser les non-civilisés, c’est-à-dire de « sauver » les sauvages et les barbares de leur état primitif en les soumettant, en les rééduquant – et, à défaut, en les supprimant – pour les engager sur la voie du progrès civilisationnel. Plutôt qu’un nom de sophistication culturelle et politique, la civilisation, pour reprendre les termes de Bruce Mazlish, a toujours été, depuis sa naissance, « un mot de combat, une question politique sérieuseBruce Mazlish, Civilization and Its Contents, Stanford, Stanford University Press, 2005, p. 116. ».

En d’autres termes, si les méthodes par lesquelles l’Europe impériale a cherché à faire plier l’arc universel de l’histoire vers la « civilisation » étaient celles « des missions civilisatrices, souvent violentes et toujours zélées, qui étaient généralement conçues pour améliorer – si possible –les conditions de vie des sauvages et des barbares du monde, le plus souvent par le biais de la tutelle, de la formation et de la conversion au christianisme », alors loin d’en faire un concept creux, l’environnementalisme coercitif du PCC est bel et bien un concept civilisateur : déplacer et remodeler les modes de vie minoritaires par la migration écologique forcée et la sédentarisation, imposer des « normes » de civilisation écologique par le biais des programmes de développement de la nouvelle route de la soie, et étendre la volonté civilisatrice d’uniformisation à la Terre elle-même par le biais de la géo-ingénierie et du boisement monoculturel, entre autres formes d’opérations civilisationnellesBowden, The Empire of Civilization, p. 130. Sur l’étrange histoire de l’introduction de la notion moderne de civilisation en Chine, voir Huang Xingtao ,“The formation of modern concepts of ‘civilization’ and ‘culture’ and their application during the late Qing and early Republican times,” Journal of Modern Chinese History, 5 no. 1(2011): 1-26.. Veiller, en d’autres termes, à ce que « seules les pratiques qui augmentent sa forme d’organisation socio-écologique soient autorisées à prospérerGare, The Philosophical Foundations of Ecological Civilization, p. 181. ».  Tel est, après tout, le fardeau de la civilisation (écologique) face à la tourmente planétaire : le devoir et l’impératif de ne jamais régresser « à l’époque de la civilisation agricole où la productivité était faible et où les gens luttaient pour leur subsistance », mais de progresser vers une société mondiale « d’abondance, de qualité et durable, de prospérité écologique et d’économie stable dans les limites du développement » ainsi que « dans les limites des ressources et de l’environnement »Jiahua Pan, China’s Environmental Governing and Ecological Civilization, Heidelberg, Springer, 2014, 209.

En introduction du désormais classique History of the Idea of Progress, Robert Nisbet lance un pari osé en écrivant : « Nous devrions savoir rapidement si la civilisation sous une forme et substance comparable à celle que nous avons connue […] en Occident est possible sans foi dans le progrès qui l’a accompagnéeRobert Nisbet, History of the Idea of Progress, London, Heinman, 1980, p. 9. ». La réponse, quarante ans plus tard, est peut-être « non ». Bien sûr, comme pour beaucoup d’autres projets anthropocéniques de construction du monde, les théoriciens et les architectes de la civilisation écologique critiquent férocement les principes centrés sur le marché, technocratiques, matérialistes et orientés vers la croissance, qui constituent les valeurs consubstantielles au progrès du système mondial capitaliste moderne, les dénonçant comme de la « magie moderne […] rendue possible par les combustibles fossilesClayton et Schwartz, What is Ecological Civilization?, p. 23. ».  Mais le rejet de ces valeurs consubstantielles n’équivaut jamais à l’abandon de la foi dans le progrès comme mode d’évaluation. Le progrès, écrit Arran Gare, « sera alors défini en termes d’écopoïèse, comme l’augmentation de la vie et de ses conditions, y compris la vie humaine et toutes les formes de vie coévoluées avec lesquelles les humains participent à l’écosystème globalGare, The Philosophical Foundations of Ecological Civilization, p. 209. ».  En effet, l’idéal même d’une civilisation écologique intègre le « progrès » – une trajectoire globale, illimitée et ascendante vers un avenir qui, guidé par un ensemble de principes universels, sera « meilleur » que le présent – dans son imagination politique. Avec lui, la modernité continue d’offrir son cadeau à la Terre.

Improviser une vie dans les Temps qui restent : écologie et décivilisation

En m’efforçant d’apprendre à mourir pour comprendre comment vivre dans les temps qui restent, j’accepte l’éventualité que, si « la prochaine civilisation – le prochain modèle d’organisation sociale – sera écologique ou ne sera pas », il n’est peut-être pas nécessaire, après tout, que civilisation il y aitClayton et Schwartz, What is Ecological Civilization?, p. 30.. Si apprendre à vivre dans l’Anthropocène implique d’apprendre à « mourir en tant que civilisation », si travailler dans les temps qui restent sur la manière d’hériter de ce que les temps modernes ont fait à la Terre implique au moins de donner à cette fin socio-écologique le pouvoir de transformer les modes possibles et impossibles de socialité et les méthodologies de vie que l’on pourrait élaborer dans son sillage, alors peut-être n’y a-t-il plus besoin de civilisation ; peut-être les tribulations de la « civilisation écologique » indiquent plutôt que penser avec et par la (para)-ontologie du reste, c’est penser comment vivre après le progrès, c’est-à-dire sans le concept et l’idéal de civilisation. En d’autres termes, il s’agit d’accepter l’effondrement écologique de ce que nous avons fini par appeler « civilisation » – un effondrement qui implique non seulement nos habitats, mais aussi nos habitudes et nos imaginaires politiquesMartin Savransky, “After Progress: Notes for an Ecology of Perhaps,” ephemera: theory & politics in organisation, 21, no. 1(2021): 267-281.. Pour reprendre les mots et l’inspiration des fondateurs du Dark Mountain Project, collectif littéraire et culturel qui refuse de participer à la recherche hobbesienne de la sécurité et à la ferveur de la construction d’un monde global qui assurerait la continuité des formes de vie progressistes dans l’Anthropocène pour se livrer à une expérimentation poétique d’autres formes de récit, d’écriture, de penser et d’être ensemble après le progrès :

« Nous avons essayé de dominer le monde, nous avons essayé d’agir en tant qu’intendants de Dieu, puis nous avons essayé d’inaugurer la révolution humaine, l’âge de la raison et de l’isolement. Nous avons échoué dans tout cela, et notre échec a détruit plus de choses que nous n’en étions conscients. Le temps de la civilisation est révolu. La décivilisation, qui connaît les défauts de la civilisation parce qu’elle y a participé, qui voit sans fard et qui mord à pleines dents quand elle enregistre, voilà le projet dans lequel nous devons nous engager maintenantDark Mountain Project, The Dark Mountain Manifesto, 2010: https://dark-mountain.net/about/manifesto/ ».

Si je m’intéresse aux projets, pratiques et méthodes de décivilisation, ces improvisations visant à créer la vie à partir de ce qui a été laissé de côté, c’est grâce à leur appel à une écriture non civilisée, à leur refus des horizons progressistes auxquels nous lie l’espoir d’une civilisation nouvelle et meilleure, à leur effort pour donner à la mort de ce que l’on a appelé « progrès » et « civilisation » le pouvoir de nous permettre d’hériter de la multiplicité des forces et des ressources de la vie que les temps modernes ont rendues jetables et qui restent politiquement diminuées et conceptuellement non comptabilisées. L’appel imaginatif à la décivilisation écologique n’est cependant pas un appel au primitivisme. Il ne s’agit pas d’un appel à un « retour » à une situation préindustrielle ou préagricole où les gens vivaient censément en harmonie avec la nature. Car cela aussi est l’histoire de la civilisation, la toile de fond réadaptée sur laquelle la « civilisation » émerge en tant que « progrès humain ». Et le romantisme d’un « retour au passé » élude plutôt qu’il n’affronte le problème de ce qui nous est arrivé. En effet, je ne peux qu’être d’accord avec la suggestion de Patrice Maniglier : la modernité est désormais un « héritage forcé », même si la manière dont un futur possible hérite des conditions planétaires dont il a toujours été doté et dans lesquelles il doit s’efforcer de vivre reste à déterminerManiglier, « Des Temps Modernes aux Temps qui Restent », art. cit.. Apprendre à mourir exige que l’on apprenne à s’impliquer autrement dans la condition de précarité qui caractérise le présent à l’échelle de la planèteAnna Lowenhaupt Tsing, The Mushroom at the Endo f the World: On the Possibility of Life in Capitalist Ruins, Princeton, Princeton University Press, 2015..  Non pas, bien sûr, pour s’en prémunir. Car la recherche de sécurité à l’encontre des milieux plus qu’humains dans lesquels nous sommes inévitablement impliqués est au cœur de la pulsion des temps modernes, la matière particulaire qui a rendu la Terre elle-même précaire et qui s’efforce maintenant désespérément de rendre son propre mode de vie appauvri suffisamment résistant aux événements mêmes qu’elle a provoquésPour une approche critique de la «resilience», David Chandler, Kevin Grove, et Stephanie Wakefield, Resilience in the Anthropocene, London, Routledge, 2020..  C’est cette compulsion qui rend collectivement imperméable à la nécessité de poser et d’expérimenter la question de ce qu’apprendre à bien mourir pourrait signifier aujourd’hui.

Si je m’inspire du post-environnementalisme du Dark Mountain Project pour tenter de raviver l’imagination, c’est donc parce que, plutôt qu’un appel au primitivisme et à la sécurisation, plutôt qu’une ode au nihilisme ou un projet de mobilisation globale, je lis – et je rejoins – leurs efforts comme des contributions à ce que Jairus Grove appelle « une évacuation ». C’est-à-dire le fait de fuir un ensemble de « pratiques, d’organisations et d’alliances » progressistes qui ont façonné l’imagination politique moderne et « ont échoué pour la plupart d’entre nousJairus Grove, Savage Ecology: War and Geopolitics at the End of the World, Durham & London: Duke University Press, 2019, p. 277. ». Bien que généralement méprisé par les éco-activistes comme une expression de désespoir et un manquement au devoir dans la lutte pour le progrès environnemental à l’échelle mondiale, le Dark Mountain Project (2009) et d’autres expériences de ce type en matière de storytelling et de méthodologies de vie se caractérisent avant tout par le refus de continuer à empiler le progrès sur le progrès et une civilisation sur une autre – par le refus de rendre modernes les temps qui restent. Dans leurs efforts constants pour écrire cette fin différemment, pour improviser des façons de bien vivre et de bien mourir dans ce monde, quelle qu’en soit l’issue, les contributeurs au Dark Mountain Project rendent souvent perceptible le fait que s’impliquer autrement dans cette condition de précarité terrestre, c’est au contraire proposer quelque chose de plus risqué et de plus intéressant que l’alternative infernale entre la vie civilisée et la vie nue ou la survie pure et simple. Ils nous invitent au contraire à tâtonner dans l’obscurité, à nous égarer pour chercher quelque chose de plus

« humble, interrogatif, méfiant à l’égard des grandes idées et des réponses faciles. Ils repoussent les limites et rouvrent d’anciennes conversations. À l’écart mais engagés, ses praticiens sont toujours prêts à se salir les mains ; conscients, en fait, que la saleté est essentielle ; que la frappe des claviers devraient appartenir aux doigts de ceux qui ont de la terre sous les ongles et de la sauvagerie dans la têteDark Mountain Project, The Dark Mountain Manifesto, 2010: https://dark-mountain.net/about/manifesto/ ».

Ce que l’on pourrait appeler, après le Dark Mountain Project, la « décivilisation écologique » ne désigne ni la résignation nihiliste, ni les formes réactionnaires de nationalisme environnemental auxquelles certains de ses fondateurs se sont parfois adonnés, mais une réactivation spéculative de l’imagination après le progrès : improviser des modes de socialité possibles et impossibles et des méthodologies improbables sur une terre désormais instable et dangereuse. En évoquant cette faible possibilité au moment même où ce que nous appelons la civilisation rédige sa propre épitaphe, la décivilisation écologique pourrait constituer un refus affirmatif d’avancer plus loin sur la voie du progrès. Il pourrait s’agir d’un effort pour apprendre à mourir en cherchant, en improvisant, en s’égarant, en bricolant une vie avec ce qui a été mis de côté, rayé et éliminé, une vie à l’extérieur : une vie qui ne refera jamais le globe ni n’aspirera à être entière, des méthodologies d’assemblage et de mise en commun qui ne sont ni modernes ni civilisées, mais qui stimulent et intensifient les moments de contingence et de fragilité lorsque des idées, des formes de socialité résiduelles et des pratiques imprévues surgissent de manière précaire dans le processus même d’épuisement et d’effondrement de la civilisation.

Si les penseurs contemporains qui imaginent les contours philosophiques et politiques d’une civilisation écologique se fondent sur la philosophie du processus de Whitehead, peut-être qu’une version différente de sa pensée pourrait découvrir qu’elle palpite à travers cet effort possible d’apprendre à mourir pour apprendre à improviser une vie décivilisée. Il s’agit moins du Whitehead systématisant et de sa proposition tardive selon laquelle c’est dans la présence de cinq qualités – la Vérité, la Beauté, l’Aventure, l’Art et la Paix – que l’on peut trouver le noyau d’une définition générale de la civilisation, que de celui – le même – qui remarque que, bien que présentes dans la civilisation, les aventures, ces expériences toujours précaires de création d’un monde et de modes de vie et de mort, constituent également les principes mêmes de la décivilisation, les « ondulations du changement » qui tôt ou tard activent l’imagination pour contourner le sillon du progrès, l’ordre de l’établi et du civilisé, pour atteindre « au-delà des limites sûres de l’époque, et au-delà des limites sûres des règles savantes du goûtAlfred North Whitehead, Adventures in Ideas, New York, Free Press, 1967, p. 279. ». C’est, en d’autres termes, Whitehead le pragmatique et l’assembleur, qui nous rappelle que, quelles que soient les réalisations philosophiques, politiques et écologiques d’un programme d’unification planétaire, la vie est une tentative de liberté et que « la bonne vie est instable », de sorte que lorsqu’une méthodologie de vie établie « a épuisé les nouveautés à sa portée et en a joué jusqu’à l’épuisement, une décision finale détermine le destin d’une espèce. Elle peut se stabiliser et rechuter pour vivre », c’est-à-dire refuser l’aventure de la décivilisation et « retomber dans l’habitude éprouvée de la simple vie ». Ou bien elle peut « s’ébranler » et se livrer à une expérimentation permanente et inachevée, sans garantie, réimaginant ce que bien vivre et bien mourir pourrait signifier en s’emparant de « l’une des méthodologies naissantes dissimulées dans la masse d’expériences diverses qui échappent à l’ancienne voie dominanteAlfred North Whitehead, The Function of Reason, Boston, Beacon Press, 1929, p. 19. ».

Il va sans dire que ces formes d’expérimentation décivilisée et ces méthodologies de vie sur un terrain écologique instable ne sont pas nouvelles et ne sont pas en elles-mêmes un signe de progrès. Car elles insistent et persistent depuis toujours, non pas dans les systèmes des nations ou à travers le progrès des civilisations, mais dans les interstices et les aspérités des empires, sous la forme de ce que, d’après James C. Scott, nous pourrions appeler des zones de refuge multiples, ou des zones d’éclatement : des formes collectives et multiples de vivre et de mourir sur un terrain accidenté, « partout où l’expansion des États, des empires, de la traite des esclaves et des guerres, ainsi que les catastrophes naturelles, ont poussé un grand nombre de personnes à se réfugier dans des endroits isolés : en Amazonie, dans les hautes terres d’Amérique latine (à l’exception notable des Andes, avec leurs hauts plateaux arables et leurs États), dans le corridor des hautes terres d’Afrique à l’abri de la traite des esclaves, dans les Balkans et le CaucaseJames C. Scott, The Art of Not Being Governed: An Anarchist History of Upland Southeast Asia, New Haven, Yale University Press, 2010 ». Les zones d’éclatement sont les espaces où les expériences écologiques non civilisées se forgent un extérieur aux coordonnées du projet colonial, où un ailleurs se fait sentir, où un effort pour apprendre à mourir afin d’apprendre à vivre se met, peut-être, en route. Car ce qui « pousse » de tels collectifs à chercher refuge à l’extérieur n’est pas simplement la résistance à l’oppression étatique ou à quelque calamité. C’est aussi l’attrait même de l’extérieur, de devenir des « barbares non gouvernés » qui choisissent, « par choix politique, de prendre leurs distances avec l’État ». Les zones d’éclatement, en d’autres termes, sont composées par et de ceux qui improvisent une vie avec ce qui reste, dont le mode de terrestrialisation est donné dans et comme une écologie permanente de l’évasion, de la prévention et de la défaisance de l’État. Si de telles expériences peuvent être qualifiées d’écologiques, ce n’est pas parce qu’elles sont « bonnes » ou parce que leurs pratiques cherchent à retrouver d’anciennes valeurs environnementales ou à fonder de nouveaux principes pour une forme alternative de civilisation. C’est tout simplement parce que les complexités de la migration, de la cohabitation multiethnique et de la subsistance qu’implique le geste de la vie qui se libère ont toujours été redoutables. Ceci rend perceptible le fait que la composition d’un dehors est impossible sans insister sur la précarité de son existence telle qu’elle s’exprime dans la nécessité de la persistance des autres, humains et autres, pour que leur insistance collective soit soutenue. En tant que telle, la vie décivilisée dans les zones d’éclatement signifie que vivre et mourir bien est fonction de la relation instable, improvisée et inventive avec d’autres sans lesquels on n’est pas, sans lesquels la « survie » est le mieux que l’on puisse espérer, et pas pour longtemps.

L’étude de Scott portait sur la Zomia, un terme qui décrit les hautes terres qui traversent cinq pays d’Asie du Sud-Est et quatre provinces de Chine, la plus grande partie du monde où les populations n’ont pas (encore) été pleinement intégrées à la vie collective des États – ou sédentarisées de force dans la civilisation écologique. Ce qu’il déchiffre là-bas est un art de devenir ingouvernable, un art qui résonne de manière générative avec les communautés fugitives, fugitives et marrons d’ailleurs, de Kisama en Angola au plus fort de la traite des esclaves, ou les quilombos du Brésil colonial (et contemporain), jusqu’aux exercices précaires de commonisme [« commonism »] noir et de sécurité alimentaire autonome à Détroit, et aux efforts d’autonomie politique et d’autodétermination au Rojava. Si divergentes et marginales que puissent être ces expériences, j’ai le sentiment que leur capacité à créer un chemin à partir de son absence, à créer une terre à partir de la disette moderne, repose en partie sur la possibilité de nourrir d’autres formes d’attention historique et géographique. Elle dépend de la possibilité de dresser une cartographie toujours fragmentaire de la vie non civilisée et des formes (im)possibles de socialité en dehors des coordonnées du progrès, une cartographie que je ne peux que commencer à tracer ici de la manière la plus brève qui soit. Car à mon sens les zones d’éclatement ne sont pas seulement composées de tentatives de création de lieux dans les interstices et les bords hors-la-loi du nomos de la Terre. Elles sont également le fruit d’une murmuration de modes culturels, philosophiques, scientifiques, spirituels, écologiques et politiques mineurs d’improvisation non civilisée, dédiés à la composition continue et inachevée de modes de coexistence dissensuels et de méthodologies précaires pour allumer un nouveau goût pour la vie au-delà des limites du jugement de goût civiliséMartin Savransky, “Zones de Divergence: Le Pragmatisme et les Murmurations de la Terre,” in Didier Debaise et Isabelle Stengers (dir.), Au Risques des Effets, Paris, Les Liens Qui Libèrent, 2023.. Parmi d’autres, cette murmuration comprendrait, par exemple, l’émergence fin-de-siècle d’un « anticolonialisme métropolitain » mettent en relation, comme l’a superbement retracé l’historienne postcoloniale Leela Gandhi, une équipe hétéroclite de « radicaux victoriens » – dont William James, Swami Vivekananda et Edward Carpenter – qui ont tissé des liens entre eux et le monde entier, qui ont pensé des formes disparates de socialisme utopique, de mysticisme spirituel, de pragmatisme et d’anarchisme continental, pour créer des alliances génératives avec des efforts anticoloniaux ailleurs, de manière à précipiter temporairement une « mutation de l’“internationalisme’’ en une série de pratiques révolutionnaires contre-culturellesLeela Gandhi, Affective Communities: Anticolonial Thought, Fin-de-siècle Radicalism, and the Politics of Friendship, Durham & London, Duke University Press, 2006, p. 9. ».

            Les formes d’improvisation décivilisée dans les temps qui restent pourraient également être discernées aujourd’hui dans toute une série d’expériences visant à apprendre à mourir dans l’Anthropocène afin de rendre la vie digne d’être vécue sur une Terre précaire. On pourrait ici mentionner ceux qui, à la suite de l’ouragan Katrina – dont l’apparition à la télévision, rappelons-le, a incité Scranton à méditer sur l’effondrement civilisationnel – se sont en effet efforcés d’apprendre à subir une certaine mort de la socialité terrestre pour apprendre à vivre une vie amphibie dans les marais, en équipant des maisons, des caravanes, ainsi que des bars et des restaurants, pour qu’ils puissent flotter hors de leurs fondations, sans avoir à céder aux dangers toujours croissants des zones inondables le pouvoir de déterminer où et comment vivreStephanie Wakefield, Anthropocene Back Loop: Experimentation in Unsafe Operating Space, Ann Arbor, Open Humanities Press, 2020.. De l’autre côté du Pacifique, on pourrait évaluer les pratiques d’improvisation d’un collectif de prêtres bouddhistes, shintō et protestants, après le tsunami de 2011 : face à la dévastation du nord-est du Japon et à l’incapacité de l’État à répondre à la souffrance qu’elle avait engendrée, ils inventèrent un café mobile pour offrir un soutien spirituel aux vivants et aux morts ; ou encore les efforts de ceux qui, à Fukushima et dans ses environs, confrontés à l’explosion nucléaire qui a suivi le tremblement de terre, s’engagent dans des projets – de la surveillance bricolée des radiations à l’introduction de régimes alimentaires médicinaux, en passant par la construction de communautés hors réseau – pour apprendre à mourir afin d’apprendre à bien vivre avec les multiples radionucléides que la catastrophe a libérés à tout jamaisSur ce collectif de prêtres après le tsunami, voir Savransky, Around the Day in Eighty Worlds. Sur les expérimentations post-Fukushima voir Sabu Kohso, Radiation and Revolution, Durham & London, Duke University Press, 2020.. Alors que la toxicité coloniale de ce que nous appelons aujourd’hui la « civilisation » envahit véritablement la Terre, des méthodes de vie naissantes sont également cultivées dans les jardins communautaires des environs d’Arusha, en Tanzanie, où une ONG s’est consacrée à la production, aux confins de la médecine et de l’agriculture, d’aliments thérapeutiques et de médicaments nutritifs afin de permettre aux populations de vivre en harmonie avec leur environnement, et de permettre aux personnes souffrant de maladies chroniques – dues à la toxicité des pesticides et des herbicides dans les aliments, des hormones de croissance dans les poulets, les cultures cellulaires injectées dans les bananiers, l’aluminium dans les casseroles et les produits pharmaceutiques qui les maintiennent en vie – d’apprendre à bien vivre et à bien mourir en intégrant leur corps dans d’autres configurations culturellesVoir Stacey Ann Langwick, “A Politics of Habitability: Plants, Healing, and Sovereignty in a Toxic World”, Cultural Anthropology, 33, no. 3(2018): 415-443..

Les aliments et les médicaments des jardins d’Arusha n’offrent cependant pas de « remède », et l’on ne peut pas non plus discerner dans ces ensembles improvisés et ces méthodologies de vie le chemin vers un monde commun meilleur et nouveau, ou la perspective d’un avenir où la précarité sur terre aura été (une fois de plus) dépassée. Tel est le temps qui nous reste. La co-implication écologique est leur (notre) condition précaire – et non le nouveau nom d’un impératif catégorique ou d’un projet rédempteur de paix perpétuelle. Si une cartographie fragmentaire de la vie improvisée peut permettre d’apprendre quelque chose sur la façon de mourir en tant que civilisation afin d’apprendre à vivre dans le temps qui reste, ce n’est pas parce qu’elle prescrit des leçons sur la « bonne vie », mais précisément parce qu’elle affirme son instabilité radicale. En tant que telles, ces méthodologies et d’autres font ressortir la nécessité d’improvisations multiples et divergentes, hors limites, afin de nourrir de nouveaux goûts pour la vie au-delà du jugement civilisé du goût. Plutôt que de déplorer un processus historique de « fragmentation culturelle » et d’aspirer à un avenir cosmopolite et civilisé « où les conflits destructeurs entre tribus, civilisations et nations auront été surmontés », ces expériences sont des vecteurs actifs de divergence, de profusion et de dispersion : des éclats de décivilisation écologique où des formes (im)possibles de socialité sont improvisées sur un terrain accidenté, contre une histoire impériale de dévastation provoquée par l’homogénéisation à l’échelle de la terre – par la production écologique d’un monde sans les autres au nom du progrès et de la civilisationAlfred Crosby, Ecological Imperialism: The Biological Expansion of Europe 900-1900, Cambridge, Cambridge University Press, 1986..  C’est pourquoi les formes précaires de construction du monde et de vie non civilisée ne garantissent rien et n’autorisent rien. Si elles ne parviennent pas à jeter les bases d’une nouvelle civilisation mondiale, c’est uniquement parce qu’elles font de cet échec leur vocation politique. C’est-à-dire qu’elles refusent, dans leurs propres formes improbables de socialité, d’assumer le fardeau de la marche ascendante du progrès comme un mode d’évaluation qui présenterait une fois de plus l’avenir comme un chemin bifurquant entre le salut et la damnation, la civilisation ou la ruine.

Pour finir, pour commencer, ces méthodologies de vie naissantes sont des affirmations de liberté, des tentatives non civilisées d’apprendre à mourir pour apprendre à vivre bien, mais pas toujours mieux. Ce qu’elles peuvent encore engendrer, ce qu’elles font encore résonner, c’est la possibilité de réactiver l’imaginaire, de bouleverser les fondements modernes et de desserrer l’emprise du progrès sur le temps qui reste pour expérimenter la possibilité d’habiter le présent autrement. Elles parient, contre vents et marées, sur la possibilité de se rendre capable de penser, d’élaborer et d’imaginer des vies et des mondes en dehors des formations figées de ce que l’on a appelé la civilisation. En fin de compte, dans leur refus du progrès, elles nous obligent une fois de plus à repenser les enjeux de la lutte. Elles nous poussent aussi à imaginer la possibilité que, sur une Terre instable et dangereuse, la vie collective après le progrès prenne une forme incertaine, improvisée et inachevée. Ceci nous invite possiblement à nous engager dans une insistance continue et divergente plus que dans un mode d’existence fondé sur l’universel, dans une activité fugitive au milieu de ce qui a été établi, dans une frissonnante sensation évoquée par la différence et le possible, dans un improbable « peut-être » dont les contours seraient difficiles à tracer avec certitude mais dans lequel réside la composition de modes de coexistence dissensuels – humains et autres – qui continue sans relâche à rendre la vie et la mort dignes d’être vécues.

Cet article est une version retravaillée et traduite d’un texte initialement paru dans le volume 70, numéro 2, du journal The Sociological Review sous le titre “Ecological Uncivilisation: Precarious World-Making After Progress,” dans le cadre d’un dossier intitulé After Progress co-dirigé par Martin Savransky et Craig Lundy. Pour accéder à cette version, veuillez vous rendre sur : https://journals.sagepub.com/doi/full/10.1177/00380261221084782

Contributeur·ices

Traduit par Romane Baleynaud et revu par Arnaud Cudennec