Une autre destruction de la nature est possible (I)

Pour que la nature ne soit pas détruite dans les faits, il faut la détruire dans les idées. Tel est l’argument du philosophe brésilien Vladimir Safatle, qui propose ici une contribution originale, de la part d’une figure de la théorie critique d’inspiration marxiste, aux réflexions sur la dévastation écologique globale. L’idée de nature étant liée à celle de liberté comme autonomie, dans le double héritage de la théologie chrétienne et du capitalisme, on ne détruira la nature qu’en réinventant la liberté.

(I) Genèse et structure d’un concept théologico-politique

Le progrès ne commence que là où il finit

Theodor Adorno

J’aimerais commencer par dire que l’une des caractéristiques les plus structurantes de notre époque est l’ampleur de nos crisesL’auteur tient à exprimer sa gratitude envers l’Institut d’études avancées (IEA) de Paris pour le séjour de recherche en décembre 2023, qui a permis la rédaction de cet article. Il souhaite également remercier l’Université Paris III de l’avoir invité à mener cette recherche, et particulièrement Isabelle Alfandary, qui a initié cette collaboration et l’a soutenue par un dialogue constant.. Nous avons un système de crises connexes qui ne semble pas vouloir disparaître Sur ce point, voir GABRIEL, Markus et al, The New Enlightenment, The New Institute : Hamburg, 2022.. Par crises connexes, nous entendons le lien profond entre les crises écologiques, sociales, politiques, économiques, démographiques et psychiques qui semble s’être stabilisé à l’échelle mondiale. Et je voudrais commencer par insister sur ce sujet apparemment paradoxal, à savoir des crises qui se stabilisent en tant que crises. Car tout se passe comme si nous étions face à des crises qui sont devenues le régime normal des gouvernementsVoir STREECK, Wolfgang ; Buying time : the delayed crisis of democratic capitalism, Londres : Verso, 2017, comme la longue crise politique des institutions de la démocratie libérale depuis vingt ans ou la longue crise économique qui se profile à l’horizon pour justifier les politiques économiques de nos pays et de nos institutions depuis 2008. Ces crises n’ont pas empêché la préservation des fondements de la gestion économique néolibérale, ni l’approfondissement de sa logique de concentration et de musèlement des luttes sociales. Au contraire, on pourrait même dire qu’elles ont fourni le terrain idéal pour la réalisation de ces processus.

Cette dynamique de normalisation des crises soulève de profondes questions sur les stratégies de pensée critique. Elle met en évidence une mutation de nos formes de gouvernance, dans la mesure où celles-ci peuvent de plus en plus normaliser le recours à des mesures exceptionnelles et autoritaires dans le cadre des processus de gestion sociale. Elle indique également une rétraction structurelle des horizons de transformation capables de propulser l’imagination vers d’autres formes de relations sociales. Cependant, c’est précisément à ce moment de rétraction que l’on voit apparaître de plus en plus de doutes quant à l’engagement effectif de la théorie critique dans les transformations structurelles de la société capitaliste, dans l’écoute de la souffrance immanente à ses formes de domination sociale et la considération de l’étendue réelle de cette souffrance, au point que certains parlent d’un processus inéluctable de « domestication » de la critiqueVoir KOUVÉLAKIS, Stathis ; La critique défaite : émergence et domestication de la theorie critique, Paris : La découverte, 2019.. Cette domestication vient de ce qu’elle s’accommode de l’horizon restreint des conflits sociaux susceptibles d’être gérés par la structure institutionnelle existant actuellement dans les pays développés. Un horizon qui démontre de plus en plus son irréalité et son lien naturel avec le rétablissement des dynamiques d’accumulation primitive que le continent européen n’a contrôlé que momentanément après la Seconde Guerre mondiale, grâce à la force, aujourd’hui disparue, d’un système de luttes ouvrières.

Je voudrais partir de ce point pour insister sur le fait qu’une partie de la paralysie qui nous afflige provient de l’incapacité à comprendre que ce système de crises liées entre elles a pour fondement une crise plus profonde, à savoir une crise épistémique. L’engagement des sujets dans les processus de lutte sociale n’est pas nécessairement lié à la souffrance et à la précarité auxquelles ils sont soumis. Les sujets et les populations peuvent endurer un degré de souffrance extrêmement élevé s’ils ne sont pas en mesure de se considérer comme des agents potentiels de transformation. Ce potentiel ne requiert pas seulement des formes efficaces d’organisation politique et de construction de la solidarité. Il nécessite également un redimensionnement de l’imagination sociale, une certaine capacité à essayer de réaliser des relations et des processus qui semblaient auparavant impossibles.

Cette paralysie de l’imagination sociale est, dans une large mesure, liée à ce que nous pourrions appeler des crises épistémiquesSur ce point, voir surtout le chapitre “Remettre les sciences au coeur du débat public” in: MANIGLIER, Patrice; Le philosophe, la Terre et le virus, Paris: Les Liens qui libèrent, 2021; je dois à ce texte  la conscience de l’importance politique du problème de la nature.. Par crise épistémique, nous entendons une crise de ce que nous pourrions appeler la « condition de possibilité de toute expérience possible ». Notre expérience sociale, avec ses formes de catégorisation, de distinction et d’organisation de l’espace et du temps, n’est pas une condition transcendantale, mais le résultat des institution sociales qui définissent les conditions matérielles de la reproduction sociale, laquelle s’incarne dans des processus économiques et politiques répétés. Ces formes, à leur tour, offrent ce que nous pourrions appeler une « grammaire sociale » qui définit notre manière de déterminer non seulement le sens des valeurs à fort potentiel normatif, mais aussi la manière de les appliquer, la clarté de leur sémantique et, surtout, la forme des sujets qui peuvent les énoncer. C’est cette grammaire qui définit les limites de ce qu’il est possible d’imaginer et de ce qu’il n’est pas possible d’imaginer. C’est pourquoi l’impossibilité de modifier cette grammaire sociale produit un système d’inhibitions de l’action qui doit être analysé dans sa dynamique propre.  S’il est une chose que l’expérience historique du xxe siècle nous a montrée, c’est que l’on peut même modifier les bases économiques de nos sociétés sans pour autant modifier cette grammaire, comme si la modifier nécessitait des régimes d’action et de lutte spécifiques.

Détruire la nature

Je soutiens ici que l’un des axes fondamentaux de la grammaire sociale hégémonique de notre époque réside dans la notion de « nature ». En d’autres termes, la manière dont nous définissons et créons la « nature » détermine un large éventail de nos modes d’expérience et d’action sociale. Car l’Occident n’est pas exactement une forme de société. Il est d’abord une forme de nature, ou si l’on veut, une manière de définir comme « nature » le système vivant qui nous affecte et auquel nous participons. C’est en inventant quelque chose comme la « nature », avec ses tensions internes et ses catégories, que nous avons créé nos sociétés occidentales. C’est le concept qui définit nos structures de vie, même par opposition. Souvenons-nous : là où la nature définit le rythme des mouvements, pour nous, il ne peut y avoir d’histoire. Là où la nature définit le comportement, il ne peut y avoir d’autodétermination. Là où la nature définit les cycles, il ne peut y avoir de liberté. C’est pourquoi une théorie critique effectivement engagée dans l’émancipation ne peut laisser intacts les présupposés que la notion de nature a intégrés dans l’histoire de la rationalité moderne. Elle doit prendre conscience que non seulement notre rapport à la nature est en crise, mais que la nature elle-même est en crise, au sens où il est impossible de préserver ce qui a été jusqu’à présent son lieu social.

Cela nous amène à dire qu’il y a une destruction de la nature à faire si l’on veut que l’émancipation se réalise. Il ne s’agit pas de la destruction physique à laquelle nous assistons de plus en plus dramatiquement aujourd’hui, mais de la destruction de la nature en tant qu’horizon social d’action et de détermination, en tant que définissant à la fois comment nous devons agir sur l’environnement, qui nous sommes et ce que nous sommes. D’une certaine manière, nous pourrions même dire que pour empêcher la destruction physique de la nature, une autre forme de destruction de la nature est nécessaire.

Il y a ceux qui, lorsqu’ils entendent parler de la nature comme d’une construction sociale à remettre en question et, finalement, à détruire – ce que je partage dans une certaine mesure –, imaginent immédiatement qu’ils ont affaire à une pensée radicalement anti-réaliste qui, de manière presque délirante, nie l’existence de processus indépendants de notre description et de notre action. À tel point que quelqu’un comme Andreas Malm doit nous rappeler que :

Découvrir du charbon dans la jungle de Bornéo, c’est ouvrir un conduit vers ce passé [antérieur à l’action humaine] et mettre la main sur quelque chose qu’aucun humain n’a contribué à produire, et cela vaut pour tout combustible fossile extrait des entrailles de cette planèteMALM, Andreas ; Avis de tempête : nature et culture dans un monde qui se réchauffe, Paris : La Fabrique, 2023, p. 35..

Mais nous devons nous rappeler que ceux qui cherchent à réaliser le projet politique de nier l’existence de la nature ne veulent pas nécessairement nier l’existence d’entités indépendantes de notre description, et encore moins imaginer que le charbon n’existerait pas sans nous. Il s’agit plutôt de nier notre façon de décrire ces entités en raison de leurs conséquences sociales et politiques, de problématiser la dénomination de ces processus en tant que « nature ». Car il est impossible d’ignorer que la « nature » est une construction hétéroclite, dont la structure hétéroclite a une fonction claire, à savoir établir une zone de chevauchement confuse entre la science, la théologie, la morale, la politique, la philosophie et l’économie. Ce que nous appelons « nature » est composé d’éléments divers tels que : des processus physiques indépendants de l’observateur, la libido, les instincts, les séquences d’ADN, les genres naturels, Dieu, des processus physiques dépendants de l’observateur (comme ceux mis en évidence par la physique quantique), les hiérarchies, une certaine notion de la croissance, les peuples amérindiens, etc. En d’autres termes, il s’agit d’une construction sociale visant à superposer des valeurs et à constituer une disposition « naturelle » à agir sur l’environnement qui nous entoure et sur nous-mêmes.

La nature dont nous traitons est née à un certain moment historique. Ce n’est pas la physis des Grecs, ni l’urihi des Yanomami. Ceux-là, pour nous, appartiennent littéralement à d’autres mondes. Le concept pour nous hégémonique a été imposé par une articulation profonde entre le développement du capitalisme, la théologie-politique et les intérêts expansionnistes. Et tout comme il est né, il peut mourir. L’illuminisme puéril qui consiste à croire que l’on peut et que l’on doit distinguer entre les énoncés proprement scientifiques sur la nature et les énoncés proprement « idéologiques » risque de rendre un mauvais service à la critique. Car la « nature » en tant que concept et valeur a été créée précisément pour que ces énoncés puissent passer l’un dans l’autre. L’émergence de la vision scientifique de la nature comme machine, par exemple, est inséparable d’un système de présupposés théologiques que le développement de la science moderne a renforcés et non pas affaiblisSur les rapports entre la physique moderne et la religion chrétienne, voir par exemple KOJÈVE, Alexandre ; L’origine crétienne de la science moderne, Paris : Hermann, 2021.. Des présupposés qui permettent non seulement la mathématisation des phénomènes physiques, mais aussi la constitution d’une certaine notion d’exceptionnalité humaine, fondamentale pour l’émergence de nos notions de conscience, d’autonomie et de subjectivité.

Mon but ici n’est pas de nier pertinence de la distinction entre nature et culture, comme ceux qui prêchent son obsolescenceVoir LATOUR, Bruno ; Nous n’avons jamais été modernes : essai d’anthropologie symétrique, Paris : La Découverte, 2006.. En fait, cette distinction est plus que jamais d’actualité. Car pour poursuivre sa logique d’extraction et entretenir son illusion de progrès, la société capitaliste a besoin de définir ce qu’est la nature, de s’en distinguer. Dans un second temps, lorsque les conséquences catastrophiques de cette distinction deviennent évidentes à travers les crises que nous connaissons aujourd’hui, il devient nécessaire d’« anticiper la réconciliation », en la plaçant comme déjà réalisée dans le cadre du capitalisme. Mais il s’agirait alors d’insister sur le fait que la distinction nature/culture n’est pas un malentendu de la modernité. C’est un postulat fondamental de notre mode de production. Elle est réitérée quotidiennement dans chaque processus de production capitaliste.

Cependant, nous devons reconnaître la tâche politique que représente le dépassement de cette dichotomie. Ce n’est pas un hasard, comme nous le verrons plus loin, si les luttes sociales menées par des peuples expulsés et opposés au processus de « modernisation capitaliste », des peuples qui, pour cette raison, refusent de faire des distinctions strictes entre nature et culture, ont la possibilité d’enclencher de véritables processus de politisation de la fin de la nature. Cette fin apparaît comme un moment important dans un projet d’émancipation sociale.

Ces luttes nous rappellent comment la place sociale de la nature nous conduit aujourd’hui à expliciter la violence inhérente à des valeurs qui, pendant des siècles, semblaient garantir les voies de notre émancipation et de notre liberté, de la réalisation la plus profonde du potentiel d’être nous-mêmes. Progrès, développement, abondance, richesse, croissance : ces termes sont chargés d’une profonde dimension normative parce qu’ils semblent assurer les conditions matérielles de l’émancipation. Et tous ces notions, aujourd’hui remises en cause par les crises et les violences qu’ils ont engendrées, sont profondément liés au sort que nous avons réservé jusqu’à présent à la nature, à la compréhension du type de relation que nous devons entretenir avec elle, à la distance que nous devons prendre à son égard. En ce sens, je ne peux que rejoindre Pierre Charbonnier qui, dans un beau livre, disait : 

Le sens que nous donnons à la liberté et les moyens mis en œuvre pour l’établir et la préserver ne sont pas des constructions abstraites, mais les produits d’une histoire matérielle dans laquelle le sol et le sous-sol, les machines et les propriétés des êtres vivants ont fourni des leviers d’action décisifs. La crise climatique actuelle révèle de manière spectaculaire cette relation entre l’abondance matérielle et le processus d’émancipationCHARBONNIER, Pierre ; Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques,  São Paulo : Boitempo, 2022, p. 12..

En d’autres termes, ce que nous entendons par liberté est inséparable d’un ensemble d’actions sociales et économiques visant à garantir les conditions d’exercice de notre autonomie. La liberté n’est pas une disposition subjective, ce n’est pas un prédicat que l’on attribue aux individus. C’est plutôt un système de pratiques sociales, un prédicat des corps sociaux. Dans le cas de nos sociétés, ces pratiques sociales sont, entre autres, liées à la manière dont nous contrôlons la nature, dont nous en faisons l’espace d’extraction des ressources contre la peur de la pénurie, du manque et de la vulnérabilité.

Vie psychique et théologie politique 

Je voudrais insister sur ces questions pour souligner que cette crise de la place sociale de la nature ne concerne pas seulement un ensemble de valeurs qui guident nos modèles socio-économiques. Elle concerne aussi ce que l’on pourrait appeler les « fondements théologico-politiques » qui constituent à la fois nos sociétés capitalistes et l’horizon normatif par lequel nous nous définissons nous-mêmes. La crise de la nature est une crise du projet théologico-politique dans lequel elle s’inscrit. Et la crise de ce projet théologico-politique de longue durée affecte profondément une certaine conception hégémonique de l’autonomie et de la liberté qui est la nôtre. En d’autres termes, cette crise conduit nécessairement à la crise de l’un des concepts normatifs les plus forts que nous connaissions. Cela signifie que le dépassement de ces crises ne passe pas seulement par des luttes sociales visant à réguler l’extractivisme et à modifier les rapports de production. Elle requiert également une critique de l’autonomie en tant qu’horizon politique d’émancipation, une reconfiguration structurelle des sujets et de leurs conditions sociales d’auto-préservation.

J’aimerais donc partir de deux hypothèses :

  1. Des concepts tels que l’identité, la personnalité, l’individu et l’autonomie sont des concepts théologico-politiques. Ils trouvent leurs fondements dans un domaine où théologie et morale s’entremêlent. Ils sont politiques dans la mesure où ils justifient des opérations de hiérarchisation, d’autogestion et de domination.

  2. La constitution de nous-mêmes, de nos promesses et de nos douleurs, est inséparable de la relation agonistique que nous construisons avec ce que nous définissons comme la « nature ». Notre propre théologie politique nous a habitués à l’idée que nous sommes des êtres traversés par le conflit, par l’opposition, et qu’à la base de ce conflit se trouve notre relation dramatique avec la nature. Cette opposition sera le fondement d’une conception de l’autonomie morale comme capacité d’auto-législation qui apparaît encore aujourd’hui comme un point constitutif de notre conception de l’émancipation.

Mais avant de poursuivre, je voudrais insister sur deux points. Premièrement, lorsque nous disons « nous » dans ce contexte, nous nous référons à l’horizon de la théologie chrétienne. D’une part, cela pose des limites évidentes à l’universalité supposée des processus décrits ici. Toutefois, il convient de garder à l’esprit un élément important dans ce contexte. Cette base théologico-politique spécifique a fourni, dans une large mesure, les conditions socio-subjectives pour le développement et le renforcement du capitalisme. Les articulations nécessaires et constitutives entre le capitalisme et le christianisme sont un thème majeur de la sociologie classiqueComme nous le voyons dans WEBER, Max ; A ética protestante e o espírito do capitalismo, São Paulo : Companhia das Letras, 2004. Si nous acceptons ce point, alors toute société soumise à la dynamique de la valorisation du Capital (c’est-à-dire toute société existante à ce jour, même les yanomamis y sont soumis, et de la pire façon) devra faire face aux tendances à la reproduction matérielle et à la production de subjectivités qui sont spécifiques à ce modèle théologique. Bien sûr, les sociétés feront face à ces tendances en tenant compte de leurs propres conflits. Mais aucune ne sera indifférente à l’horizon que nous verrons décrit ici.

Deuxièmement, nous pouvons parler de théologie politique dans ce contexte parce qu’il s’agit d’une réflexion sur la structure de l’exercice du pouvoir qui trouve son fondement dans une conception théologique de la volonté. L’une des caractéristiques fondamentales de la théologie politique qui marque l’Occident est sa conception du pouvoir comme exercice d’une volonté souveraine et unitaire, qu’il s’agisse de la volonté du roi ou de la volonté du peuple. Cette conception trouve sa matrice dans l’idée de volonté divine en raison de sa structure de causa sui, d’immanence potentielle entre l’être et l’agir. Comme en Dieu, la volonté, lorsqu’elle est libre, est cause d’elle-même, elle ne se confond pas, ne se perd pas, elle est mouvement d’actualisation de ce qui ne sort jamais de soi-même, c’est pourquoi elle est l’expression d’une décision souveraine. Il n’y a pas de causalité extérieure à cette volonté, elle n’est pas affectée de l’extérieur, mais se réalise comme un principe immanent à soi-mêmeLes conséquences d’une telle conception ont été bien développées par DERRIDA, Jacques ; Voyous : deux essais sur la raison, Paris : Galilée, 2003. Sur la nature théologique de la notion de volonté, voir aussi AGAMBEN, Giorgio ; Le Règne et la Gloire, Paris : Seuil, 2008..

 La présence de cette conception de la volonté n’est pas seulement une caractéristique constitutive de notre notion de pouvoir politique, de peuple et de souveraineté populaire. Elle sera également présente dans la constitution de notre rapport à nous-mêmes. Car nous ne pouvons pas oublier que notre notion d’autonomie est avant tout l’expression d’un rapport de gouvernement, d’une capacité à se gouverner soi-même à partir de la construction d’une unité potentielle entre le moi et la loi que je me donne. Se donner la loi à soi-même est quelque chose que, à la limite, seul Dieu peut faire, car c’est seulement en lui que l’immanence entre nomos et ipse, entre loi et moi, est absolument réalisée. Mais pour que cette relation entre nomos et ipse se réalise, il faut que ce qui n’est pas conforme à cette condition de causa sui soit défini comme « nature » et fasse l’objet d’un type de relation spécifique.

À ce stade, j’aimerais ajouter quelque chose qui peut nous aider à comprendre pourquoi nous devrions ici parler de théologie politique. L’une des principales caractéristiques des relations théologico-politiques est qu’elles confondent le gouvernement et la lutte contre le mal. Chaque fois que le mal est invoqué dans le domaine politique, vous pouvez être sûrs que nous revenons à la théologie. Car contre le mal, il n’y a pas de négociation, il y a une lutte à la vie à la mort, il y a la victoire et la conjuration. Contre le mal, il y a cette violence absolue qui est propre à la théologie en acte. Il n’y a pas de concept séculier du mal, il a toujours été et sera toujours un concept théologique. En ce sens, partout où le « mal » est mobilisé, nous nous trouvons dans des relations de hiérarchie et d’évaluation qui appellent une opération de nature théologico-politique. Ainsi, se gouverner aura pour sens de combattre le mal qui nous habite ou nous guette. Un mal qui s’empare de nous et dont la meilleure expression est l’insoumission. Car le mal n’a jamais été une question de cruauté et de violence, notamment parce qu’il n’y a pas de bien qui interdise la cruauté envers ceux qui ne croient pas au bien que nous défendons. Le mal fondamental sera toujours d’ignorer les hiérarchies nécessaires.

En ce sens, je ne peux m’empêcher de penser à une publicité qui illustre mon propos. Nous sommes au Brésil, dans les années 1970, en pleine phase de développement soutenue par la dictature militaire. L’un des éléments fondamentaux à l’horizon du progrès dans ce pays, qui a toujours été l’une des principales frontières du monde pour le développement agricole, est la connexion à travers la forêt amazonienne. C’est à ce moment-là que l’État militaire a décidé de construire une grande autoroute qui couperait la forêt en deux. Il s’agit de la « transamazonienne ». La route ne sera jamais achevée. Mais dans le cadre de la lutte pour le progrès, une campagne publicitaire apparaît qui a l’avantage d’affirmer explicitement ce qui a toujours été supposé. On y voit la forêt coupée en deux par la route et le titre : « Pour unir les Brésiliens, nous déchirons l’enfer vert ». Le progrès, la formation d’un État-nation, la création d’une unité passe par la victoire sur le mal représenté par l’enfer vert, un mal qu’il faut vaincre, qui rôde autour de nous pour empêcher la réalisation du développement humain, comme une sorte de « cœur des ténèbres » où les lumières ne parviennent pas.

Augustin et l’émergence du Soi 

Mais ce cœur des ténèbres n’est pas seulement dans les espaces qui nous empêchent d’ouvrir nos routes. Il est aussi en nous, et c’est ce qui rend cette bataille si décisive. En ce sens, revenons en 1607 et écoutons une sorte de poème écrit par un puritain, George Goodwin, intitulé Automachia, ou l’auto-conflit d’un chrétien :

Je chante mon moi, mes guerres civiles internes

Les victoires que je perds et que je gagne

Le duel quotidien, la lutte permanente

La guerre qui n’en finit pas, jusqu’à la fin de ma vie

Et pourtant, pas seulement la mienne, pas seulement la mienne,

Mais de tous ceux qui, sous le signe honorable

De la bannière du Christ, soutiendront son nom

Avec des vœux sacrés de corps et d’âmeGOODWIN, George ; Automachia or the self-conflict of a Christian, Early English books online. Ma traduction..

J’évoque ce texte parce qu’il exprime quelque chose de fondamental dans la genèse de notre notion de liberté et d’autonomie. Quelque chose qui ne pourrait peut-être être véritablement formulé que par un religieux. Notons en effet que la liberté apparaît ici comme l’exercice continu d’une guerre civile intérieure, d’une lutte qui ne s’arrête jamais et qui est soutenue par une relation constitutive avec le divin.

Nous pouvons comprendre la matrice de cette guerre en examinant les fondements théologiques de la notion d’identité. Ce fondement nous renvoie, entre autres, à Saint Augustin. C’est là que nous trouverons l’un des points de départ d’un long mouvement qui nous conduira à la notion moderne d’autonomie et à la création de la notion moderne de nature. Augustin ne pouvait pas ne pas être l’un des points de départ, car c’est avec lui qu’est né quelque chose de fondamental dans notre écriture à la première personne du singulier. Avant Augustin, ceux qui utilisaient la première personne du singulier ne l’utilisaient jamais pour parler d’eux-mêmes, comme quelqu’un qui présente une perspective qui, parce qu’elle est une perspective, ne peut être que singulière. Avant Augustin, on parlait de soi pour raconter des histoires mémorables, pour donner des témoignages, des exemples à suivre. Augustin, en revanche, écrit pour parler du parcours particulier d’une errance, de la singularité d’une expérience qui se confesse pour exposer une perspective qui doit être dissipée pour que la raison puisse finalement s’imposer. C’est pourquoi il dit :

Mais à qui vais-je raconter ces faits ? Pas à toi, mon Dieu. En ta présence, je m’adresse à l’humanité, celle à laquelle j’appartiens, même si ces pages n’atteignent qu’une minorité. Alors pourquoi est-ce que j’écris ceci ? Pour que moi-même et tous ceux qui liront ces mots réfléchissions à l’abîme profond que représente le fait de crier vers toi. Qu’est-ce qui pourrait être plus proche de vos oreilles qu’un cœur repentant et une vie de foiAUGUSTIN, Confissões, Petrópolis : Vozes, 2004, p. 53. Ma traduction.?

Cette déclaration est très significative. J’écris pour moi et pour cette minorité qui se sent au fond d’un abîme. J’écris pour ceux qui sont marqués par l’errance, afin que le « je » apparu comme le témoin d’un abîme accède à une connaissance qui n’a plus besoin de perspective. Entre autres, cette errance est organiquement liée au destin que la nature aura parmi nous. Si le « je » est la marque d’une errance, c’est parce que l’aveu de soi équivaut à une réunion de la volonté avec elle-même, à une sortie du mal et de la déviance. Pour mieux comprendre la figure de cette déviance, rappelons une précision fondamentale. Augustin dit :

Si quelqu’un dit que la chair est la cause de tous les vices et de toutes les mauvaises habitudes, précisément parce que l’âme, amoureuse de la chair, vit ainsi, il est hors de doute que cela n’a pas été fixé dans l’ensemble de la nature humaine […] La chair corruptible n’a pas non plus rendu l’âme pécheresse, mais c’est l’âme pécheresse qui a rendu la chair corruptible […] L’homme n’est pas devenu semblable au diable parce qu’il avait de la chair, dont le diable est dépourvu, mais parce qu’il a vécu selon lui-même, c’est-à-dire selon l’hommeAUGUSTIN, A cidade de Deus, vol II, Petrópolis : Vozes, 2008, p. 163. Ma traduction..

En d’autres termes, la chair n’est pas la cause du mal ; si elle est corruptible, c’est parce que la volonté humaine l’a corrompue. Dieu, créateur omniscient, n’a pas pu créer une nature mauvaise, une chair mauvaise. D’où ce rappel que l’être humain n’est pas devenu comme le diable parce qu’il avait une chair. Le problème réside dans ce que l’on pourrait appeler la « politique de la volonté ». Les rapports politiques au sein de la volonté peuvent être inversés. L’être humain peut vouloir vivre selon lui-même et non selon Dieu. Il peut inverser le bien propre à une volonté libre et rationnelle, en brisant les rapports politiques de hiérarchie et d’obéissance. Cela explique pourquoi le péché central pour Augustin est l’orgueil (superbia). C’est l’orgueil qui a fait pécher les êtres humains à l’origine, en méprisant l’obéissance due à Dieu. L’amour des choses changeantes au détriment des choses durables et éternelles, le désir d’inversion des valeurs : voilà le vrai mal. L’être humain n’a pas été créé pour vivre selon lui-même, mais pour vivre selon celui qui l’a créé, en faisant sienne sa volonté. En d’autres termes, la confession rétablit un ordre politique corrompu.

Mais notons un point : vivre selon soi-même signifie, pour l’homme, paradoxalement avoir sa volonté en dehors de lui-même, car cela signifie agir involontairement, sans réflexion, comme les animaux. La séparation entre l’homme et l’animal passe par la raison, c’est-à-dire par la capacité de se percevoir et de s’évaluer, d’être doté d’un sens intérieur qui nous permettrait de juger et d’évaluer nos propres sens, et non d’être les serviteurs inertes d’une causalité extérieure. Cela nous permettrait, entre autres, de nous éloigner de nos passions et des inconstances qui découlent du fait d’être à la merci des contingences extérieures. En d’autres termes, le libre arbitre a été créé pour permettre l’exercice d’un désir de second ordre, un désir d’avoir un certain désir ou un désir de ne pas avoir un certain désirSur la notion de désir de second ordre, voir FRANKFURT, Harry ; «Freedom of the will and the concept of a person», The Journal of Philosophy, vol. 68, n. 1 (14 janvier 1971) pp. 5-20.. Cette réflexivité définit l’exceptionnalisme humain et rapproche la volonté humaine de la raison divine.

Mais ce libre arbitre ne se caractérise pas seulement par ce que nous entendrons plus tard par « réflexivité ». Il est également capable de comprendre que la nature ne doit pas légiférer, qu’elle ne doit pas commander, mais qu’elle doit se soumettre et se laisser dominer. C’est ici qu’intervient l’opération théologique fondamentale d’Augustin, à savoir la définition du péché originel comme pièce maîtresse de toute la théologie chrétienne. Rappelons à cet égard des affirmations telles que :

Enfin, et pour tout dire, quelle est la sanction du péché de désobéissance si ce n’est la désobéissance ? Et quelle misère est plus propre à l’homme que la désobéissance de lui-même contre lui-même, de sorte que, n’ayant pas voulu ce qu’il pouvait, il veut maintenant ce qu’il ne peut pas ? S’il est vrai qu’au paradis, avant le péché, il ne pouvait pas tout faire, il ne voulait que ce qu’il pouvait, et donc il pouvait faire tout ce qu’il voulait. Mais aujourd’hui, comme nous le voyons dans sa descendance et comme l’atteste l’Écriture divine, l’homme est devenu comme une vanité. Qui peut compter les choses qu’il veut et ne peut pas, si son esprit est contraire et si sa chair, inférieure à lui, n’obéit pas à sa volontéAUGUSTIN ; Ibid., p. 1. ?     

Il s’agit d’un passage central. Le péché originel occupe une place fondamentale parce qu’il explique le fonctionnement de la guerre civile interne qu’est devenue la nature humaine. La désobéissance à la volonté de Dieu est devenue désobéissance de soi contre soi, désobéissance d’une chair qui ne se soumet plus à la volonté, d’une nature qui est un espace hostile. Dès le péché originel, l’être humain sera le lieu d’un schisme continu entre la volonté et un principe d’insoumission qui portera un nom spécifique et accompagnera l’anthropologie occidentale comme une ombre, à savoir la libido. La libido est la pire forme d’égarement, car elle « est si forte qu’elle ne domine pas seulement tout le corps, non seulement à l’intérieur et à l’extérieur, mais qu’elle met en jeu l’homme tout entierIdem, A cidade de Deus, XIV, 16, J. Ma traduction. Michel Foucault l’a bien compris lorsqu’il dit : “L’homme déchu n’est pas tombé sous une loi ou une force qui le soumet entièrement : un schisme marque sa propre volonté, qui se divise, se retourne contre elle-même et échappe à ce qu’elle peut vouloir. C’est le principe, fondamental chez Augustin, de l’inobéissance réciproque, de la désobéissance en retour. La révolte de l’homme reproduit la révolte contre Dieu”. Cf. FOUCAULT, Michel ; Les aveux de la chair, Paris : Gallimard, 2021, p. 334. ».

Augustin nous rappelle qu’il n’y avait pas de libido avant le péché originel. La nudité n’était pas honteuse parce que la libido n’activait pas les organes sexuels contre notre volonté. Cependant, cette immanence a été rompue et la honte est l’affection qui explicite cette rupture.  C’est ainsi que naît la nature corrompue qu’il faut maintenant ramener à son lieu de soumission, à la raison. D’où l’importance de l’affirmation suivante :

Il ne fait aucun doute que la nature humaine a honte de cette libido. Et pour cause, car dans sa désobéissance, qui a laissé les organes sexuels soumis à leurs propres mouvements et les a déconnectés de la volonté, le paiement que l’homme a reçu de sa propre désobéissance est clairement visible. Et il convenait que sa trace apparaisse surtout dans les membres qui servent à la génération de la nature, aggravée par le premier et énorme péchéIdem, p. 193..

Le problème central est donc politique, il s’agit de savoir qui doit dominer et ce qui doit dominer dans l’humain. Tout comme la libido doit être dominée, la chair doit apprendre à obéir. Mais pour cela, il faut que le comportement humain ne soit pas soumis à une causalité extérieure, ce qui ne peut se faire que si, à la limite, l’humain est capable de dominer la nature, de lui imposer un rapport de domination. La distinction entre l’homme et la nature prend sa signification théologique. Retrouver cette signification nous montre quelles sont les conditions réelles de la construction de l’unité du moi, de l’autodétermination. 

Guerre contre la nature, travail et réflexion

Cet horizon théologico-politique constituera l’un des axes centraux de la sensibilité occidentale à l’égard de la nature et de notre autonomie. Retrouver cette histoire, c’est dire que l’émergence de la nature est inséparable de la naturalisation d’un dispositif de gouvernement de soi, de la défense de la liberté entendue comme volonté autonome. Il n’est pas possible de changer notre rapport à ce que nous appelons « nature » tout en conservant de tels dispositifs, de telles manières de se comprendre. Bien sûr, la résistance à de tels changements n’est pas simplement « grammaticale », elle est matérielle. Ou plus exactement, elle est le fruit de processus matériels qui imposent une grammaire sociale à nos yeux insurmontable.

En ce sens, voyons comment cet horizon théologico-politique se déploie avec le développement du capitalisme, avec son appropriation de la nature par le travail et son expansionnisme colonial. Il ne s’agit pas de dire que les constructions théologiques fournissent des systèmes de justification aux modèles économiques. Il serait plus juste de dire qu’elles créent des dispositions subjectives au sein desquelles les modèles économiques peuvent se développer et s’imposer. Comme je l’ai dit, les articulations nécessaires entre capitalisme et christianisme sont un thème majeur de la sociologie classique. Elles doivent être approfondies si l’on veut comprendre les matrices des crises actuelles qui ont la nature pour centre.

Par exemple, l’idée de la nature qui doit se soumettre à la condition de propriété dans un expansionnisme sans limite, idée qui sous-tend le capitalisme et sa dynamique coloniale, ne peut se développer que dans un horizon social déjà marqué par l’idée de la nature comme devant être soumise, assujettie à l’homme dans une guerre nécessaire à l’affirmation de notre liberté. Elle a besoin de ce postulat pour fonctionner. En d’autres termes, l’idée de réaliser les conditions matérielles de la liberté conduit à l’idée de progrès, de développement économique, de croissance et de richesse. Mais il est important de rappeler que l’idée de liberté qui se déploie de manière hégémonique dans les sociétés capitalistes est un opérateur théologique. Il ne peut en être autrement, étant donné la dépendance du libéralisme à l’égard de la théologie.

En s’imposant comme modèle de développement économique et de structuration de la subjectivité, le libéralisme a réussi à réaliser l’accélération continue du progrès économique. Mais pour qu’il y ait progrès, il faut qu’il ait pour tâche de sauver quelque chose de la régression ; pour qu’il y ait développement, il faut qu’il y ait quelque chose qui soit compris comme un retard. Et c’est dans ce lieu que la nature émergera. De même, ce sera le lieu de tous ceux qui sont « très proches de la nature », comme les peuples amérindiens. Ce qui nous amène aux querelles théologico-politiques qui vont traverser la consolidation du libéralisme au cours du siècle précedant et qui vont nécessairement l’influencer. Ces querelles se déroulent dans le plus grand empire mondial de l’époque, l’empire espagnol du XVIe siècle.

La discussion sur la conquête de l’Amérique en tant que guerre juste, ainsi que l’utilisation du droit naturel pour justifier le droit de conquête, est largement basée sur une anthropologie théologique qui nous ramène à ce que nous trouvons chez Saint Augustin. Les peuples amérindiens sont définis comme arriérés, trop proches de la nature, et doivent être gouvernés par des peuples supposés supérieurs. La notion aristotélicienne de servitude naturelle est constamment utilisée. Les peuples amérindiens seraient marqués par la barbarie qui s’exprime par le cannibalisme, les sacrifices humains continus et la sodomie : marques d’une nature insoumise à la raison. Ils doivent donc être gouvernés par ceux qui sont déjà à un autre stade, afin que la raison qui les habite puisse trouver sa forceVoir, entre autres, SEPULVEDA, Juan Ginés de ; Democrates segundo o De las justas causas de la guerra contra los índios, Consejo Superior de Investigaciones Cientificas, 1964.. La conquête est donc juste et nécessaire. Mais il ne s’agit pas seulement d’une guerre juste contre des peuples inférieurs. C’est surtout une guerre juste contre la nature qui s’exprime en eux.

En ce sens, cette guerre prépare la réalisation matérielle de l’individualité libérale et de ses modes d’action économique. Il y a une trace d’origine coloniale dans l’émergence de l’individualité libérale. Et c’est vers John Locke qu’il faut se tourner, car c’est chez lui que l’on trouve le plus clairement énoncé le rapport entre l’appropriation de la nature par le travail et la constitution de notre liberté. Commençons, par exemple, par son affirmation :

Bien que la terre et toutes les créatures inférieures soient communes à tous les hommes, chaque homme possède néanmoins une propriété en sa propre personne. Personne d’autre que lui n’y a droit. On peut dire que le travail de son corps et le travail de ses mains lui appartiennent en propre. Tout ce qu’il prend dans l’état où la nature l’a laissé est mélangé à son travail, devient quelque chose qui lui appartient et devient ainsi sa propriétéLOCKE, John ; Second treatise of government, Cambridge University Press, 2005, p. 340. Ma traduction..

Il s’agit d’un texte décisif pour comprendre la notion hégémonique de liberté parmi nous et ses conséquences sociales. Locke affirme que la liberté individuelle est une question de propriété de soi, d’être propriétaire de sa propre personne. Penser le rapport à soi comme une propriété de soi est quelque chose qui aura d’innombrables conséquences. Mais notons le deuxième point de ce passage. La propriété est un mode de relation de l’individu à lui-même et au monde. Car la propriété est avant tout un affect : l’affect de la sécurité des choses qui sont entièrement soumises à ma domination, des choses qui ont perdu leur étrangeté. Et cela n’est possible que lorsque la nature est soumise au travail.

Le point fondamental est donc de savoir comment le travail émerge désormais comme la production de ce qui m’est propre, de ce qui est la confirmation spéculaire de ma propre détermination. Ce n’est pas seulement une structure de reconnaissance, c’est surtout une structure d’autodétermination. Tout ce que l’être humain a retiré de l’état de nature a été mêlé au travail, et, de cette manière, quelque chose qui lui appartient désormais se retrouve dans l’objet travaillé. C’est donc sa propriété. C’est son miroir. Et par cette réduction de la nature à un miroir, le travail peut apparaître comme l’opérateur central de la réalisation de l’autonomie individuelle. 

On comprend mieux ce fait si l’on se rappelle que cette notion de travail est la réalisation matérielle d’une certaine notion de réflexion qui, il est toujours bon de le rappeler, est née avec LockeA ce sujet, voir RORTY, Richard ; Philosophy and the mirror of nature, Princeton University Press, 1979.. C’est la réflexion qui va permettre l’émergence d’un individu qui, dès lors, sera le terme préférentiellement appliqué à ceux qui sont dotés d’une identité personnelle. Et l’identité personnelle sera définie comme suit :

Ce que représente la notion de personne et qui, je pense, est la pensée elle-même, c’est la même chose pensante en des temps et des lieux différents ; ce qui n’est conscience que par cela, qui est à mon avis essentiel à la pensée, inséparable d’elle et essentiel à elle. Il est impossible que quelqu’un perçoive sans se rendre compte qu’il perçoitLOCKE, John : Essays on human understanding, Cambridge University Press, 2008, p. 302. Ma traduction..

En d’autres termes, l’identité personnelle est directement liée à la capacité d’être la même chose pensante dans des temps et des lieux différents, ce qui signifie se comprendre comme le même agent conscient dans la dispersion du temps et de l’espace. En ce sens, l’identité d’une personne ne sera pas comprise comme l’identité d’une substance, mais comme l’identité d’une conscience. La conscience apparaît ainsi comme le principe unificateur de l’existence dans le temps et l’espace. C’est pourquoi : « si loin que la conscience puisse être étendue en arrière vers toute action ou pensée passée, si loin  atteindra l’identité d’une personneIbid., p. 302. Ma traduction. ». Cette opération faite par Locke est décisive : toute identité personnelle est l’expression de la présence de la conscience comme principe d’unité. Car la « conscience » est avant tout le nom que nous donnons à cette activité qui fait que, dans chaque action ou pensée passée, je me vois en train de me voir. Si Locke doit rappeler qu’il est impossible que quelqu’un perçoive sans se rendre compte qu’il perçoit, c’est parce que la réflexion doit être une opération immanente à l’ensemble de mon existence. Tous les faits de conscience sont, de droit, accessibles à la réflexion, ils peuvent être transformés en représentation pour la réflexion.

Une sorte d’« identité à la première personne » apparaît ainsi. Contrairement à une substance, dont l’identité est normalement décrite à la troisième personne et dont l’identité ne change pas si elle n’est pas décrite à la première personne, une identité de conscience n’existe qu’au moment où elle peut être assumée sous la forme d’une activité à la première personne. Si elle ne peut être décrite à la première personne, elle n’existe tout simplement pas. Je ne suis pas identique à ce dans quoi je ne me reconnais pas, même s’il s’agit d’actions qui ont été faites par mon corps ou que j’ai faites involontairement.

En d’autres termes, du moins chez Locke, la réflexion est une activité par laquelle la volonté assure sa domination sur les choses, les souvenirs, les impressions et les perceptions en les soumettant à un régime de présence spécifique, que nous entendons par « représentation ». Il s’agit d’une appropriation, tout comme le travail est une appropriation.  Comme je l’ai dit précédemment, le travail retire les choses des mains de la nature. Il le fait en réalisant matériellement le principe d’identification propre à la réflexion. Et il est impossible de ne pas réaliser la dimension profondément théologique de cet horizon :

Dieu a donné le monde aux hommes en commun, mais comme il le leur a donné pour leur propre bénéfice et pour les plus grandes commodités de la vie dont ils ont pu jouir grâce au monde, il n’est pas possible de supposer que Dieu ait pensé que le monde devait toujours rester commun et inculteLOCKE, ibid., p. 191. Ma traduction..

On peut se demander pourquoi Dieu n’aime pas les choses qui restent communes et incultes. Pourquoi a-t-il besoin de l’homme pour réaliser un projet de façonnage et d’appropriation de la nature ? Il s’agirait alors de se demander ce que l’on entend par « travail » dans ce contexte, quelles sont ses coordonnées historiques et matérielles spécifiques.

Car Locke pense qu’il existe des espaces où la nature n’a pas encore été soumise au travail, des espaces multiples où l’on retrouverait le mythe de la nature vierge, de l’espace vide et non travaillé, de la terre très proche du néant, prête à être accaparée et colonisée. Vacuum domiciliumSur ce sujet, voir ARNEIL, Barbara ; John Locke and America : The Defence of English Colonialism, Claredon Press : Oxford, 1996.. Il est clair que, entre autres, cela « permet de distinguer les hommes “laborieux et rationnels” des autres, les indigènes : c’est ainsi que les sociétés originelles sont exclues des relations juridiques légitimes avec la terre, puisqu’elles ne sont que des chasseurs-cueilleurs, ou du moins perçues comme tellesCHARBONNIER, Pierre ; Abondance et liberté, p. 65. ». Cette illusion anthropologique, si ancrée chez nous, de la distinction entre des phases de développement anthropologique (peuples de chasseurs-cueilleurs et peuples agricoles), illusion partagée par Locke, se révèle aujourd’hui plus proche d’une construction idéologique liée à la valeur-travail. Rappelons que David Graeber et David Wengrow défendent l’idée que la distinction entre cueilleurs et agriculteurs doit être pensée comme des possibilités qui traversent la même société en fonction de la saisonnalité, et que la figure du cueilleur jouissant simplement de ce que la nature lui offre est un mythe. Leur affirmation fondamentale est la suivante :

L’agriculture à l’européenne n’est qu’une des milliers de façons de cultiver la terre et d’en augmenter la productivité. Là où les colons ne voyaient que des étendues sauvages qui semblaient n’avoir jamais été touchées par la main de l’homme, il y avait en fait des paysages activement entretenus par les indigènes depuis des centaines de générations grâce à différents types de méthodes : brûlage contrôlé, désherbage, élagage, fertilisation, organisation de structures estuariennes à différents niveaux pour étendre l’habitat d’une flore sauvage particulière, création de jardins de palourdes dans les zones intertidales pour améliorer la reproduction des crustacés, création de barrages pour capturer les saumons, les esturgeons… Non seulement ces travaux nécessitent une main-d’œuvre importante, mais ils sont régis par des lois indigènes qui fixent les droits d’accès aux bois, aux étangs, aux radicelles, aux prairies ou aux zones de pêche, ainsi que les droits d’exploitation de telle ou telle espèce à telle ou telle période de l’année, etc.GRAEBER, David et WENGROW, David ; Au commencement était…, Paris : Les Liens qui libèrent, 2023, p. 194..

C’est une façon très concrète de comprendre comment la technodiversité des multiples formes sociales doit être radicalement niée pour que la notion de nature vierge puisse être constituéeVoir HUI, YUK ; Technodiversidade, São Paulo : Ubu, 2020.. Cette même technodiversité se développe, dans bien des cas, sans qu’il soit nécessaire de faire des distinctions entre l’espace domestique et l’espace sauvage, entre l’espace de la nature et l’action de la culture, où l’espace de production est discret, en continuité avec l’espace général, parce qu’il ne reconnaît pas la logique extractive liée à l’accumulation primitive. En d’autres termes, si Locke est victime de cette illusion des terres non travaillées, c’est parce que sa conception du travail est organiquement et exclusivement liée à la production capitaliste de la valeur. Une production qui a besoin de briser ce que le jeune Marx appelait le métabolisme entre l’homme et la natureVoir MARX, Karl ; Manuscritos econômico-filosóficos, São Paulo : boitempo, 2002., afin de réduire ce qu’est la nature à l’état de réserve, de stock, de condition de valorisation de la valeur et de justification de l’expansion coloniale.

On a dit que le capitalisme était une religion. Il s’agirait en effet de rappeler que sa dynamique d’accumulation et d’expansionnisme serait impossible sans la sécularisation de la notion de nature comme ce qui est disponible pour la réalisation de l’exceptionnalité humaine, un peu comme Adam recevant de Dieu la jouissance de tous les fruits de la terre. Mais cette exceptionnalité exige une transformation de la nature, sa transformation en propriété : le droit extensif à la propriété privée de la terre exige que les usages de la terre soient soumis à des impératifs de production, que les propriétaires aient le droit de détourner l’eau vers les moulins, que les espaces soient clôturés et les animaux marqués, que ceux qui vivent sur les terres communes, sans propriétaire, soient expulsés. C’est pour cette raison que le chapitre V du Second traité du gouvernement de Locke, qui sert de base à notre discussion, établit très clairement la propriété foncière comme la pièce maîtresse des relations de propriété : « Mais la principale question de propriété n’est pas maintenant les fruits de la terre, et les animaux qui y subsistent, mais la terre en tant que telleLOCKE, idem, p. 190. Ma traduction. ». Car il s’agissait, entre autres, de justifier une nouvelle forme d’organisation économique imposée par l’expansionnisme colonial, une nouvelle technologie de production née de la destruction des terres communales par ce que les Anglais appellent « enclosure » et qui détermine le processus de ce que nous comprenons aujourd’hui comme l’accumulation primitive. Il s’agissait principalement de transformer la terre en capital qui prend de la valeur. C’est ainsi qu’ont été inaugurées les deux principales illusions du capitalisme, à savoir l’extraction infinie de la valeur de la terre et du travail.

Un nouvel horizon concret pour les luttes

Si le concept de nature est l’expression d’une jonction entre la rationalité économique et la théologie politique, la possibilité de sa destruction dépend des luttes sociales capables de libérer la nature de la condition d’objet de travail, de changer les frontières que nous établissons entre la nature et la société, ainsi que de reconfigurer la structure de ce que nous devrions entendre par autonomie.

Il conviendrait alors de conclure en rappelant que la théorie critique doit pouvoir trouver des modèles de généralisation de l’action sociale à partir des luttes concrètes qui se déroulent dans notre présent. Elle recherche les potentialités ouvertes par les luttes sociales. En ce sens, il faut être attentif aux reconstructions dans le champ de notre grammaire sociale que certaines luttes rendent possibles.

Par exemple, en lisant la Constitution actuelle de l’Équateur, on trouvera le texte suivant à l’article 71 : « La nature, ou Pacha Mama, où la vie se reproduit et se réalise, a le droit au plein respect de son existence, ainsi que le droit à la préservation et à la régénération de ses cycles vitaux, de sa structure, de ses fonctions et de ses processus évolutifs ». C’était la première fois qu’une constitution reconnaissait la nature comme un sujet de droit. Des lois similaires sont apparues en Nouvelle-Zélande, mais pour des espaces localisés (rivière Whanganui, forêt Te Urewera, mont Tarakani). Au Bangladesh, en Colombie et en Inde, des décisions de justice ont été rendues en invoquant les droits de la nature. La Bolivie a adopté une série de lois sur les droits de la Terre nourricière et l’Ouganda a fait de mêmeOn trouvera un panorama de ces innovations juridiques dans Notre Affaire à Tous, Les droits de la Nature, Vers un nouveau paradigme de protection du vivant, Le Pommier, 2022. Voir aussi la contribution de Marine Yzquierdo dans ce même dossier des Temps qui restent..

Dans le cas de l’Équateur, l’article constitutionnel a été le fruit d’une séquence constante et inflexible de luttes populaires indigènes qui ont traversé l’histoire récente du pays. Mais il convient de rappeler que cette disposition constitutionnelle va bien au-delà de la consolidation d’une innovation juridique visant à fournir davantage d’instruments d’action à ceux qui cherchent à réguler l’extractivisme capitaliste. Elle est, à sa manière, l’expression de la prise de conscience politique que la notion moderne de nature est le résultat de dichotomies qui plongent leurs racines dans une métaphysique agissante qu’il convient de détruire. La brutalité de l’extractivisme, avec sa combinaison de progrès et de destruction, serait impossible sans l’acceptation sociale de ces dichotomies et de leur existence juridico-normative.

Faire accéder la nature au statut de « sujet » n’a rien à voir avec un archaïsme « animiste » ou un mysticisme messianique. Il s’agit plutôt d’une stratégie politique astucieuse. Elle part du constat qu’un changement fondamental pouvait se produire à partir du moment où la nature n’était plus socialement vécue comme un système de choses soumises à l’usage, n’était plus comprise comme un objet, mais comme un sujet. En effet, l’innovation juridique tend à produire un effondrement dans la manière dont nous définissons ce qui peut être utilisé et ce qui ne peut pas l’être, ce qui est doté d’un pouvoir d’action et ce qui ne l’est pas, ce qu’est une chose et ce qu’est une personne, ce qui peut être une propriété et ce qui ne peut pas l’être.

L’action juridiquement reconnue doit-elle nécessairement prendre la forme de la volonté ? Et qu’en est-il des cycles vitaux qui produisent de l’action, parce qu’ils déploient des processus, une structure et des fonctions marqués par l’ouverture au hasard et à la contingence, même si ce n’est pas exactement sous la forme d’une volonté ? Ne devrions-nous pas leur accorder également la dignité de sujets ? Ces questions nous montrent comment la généralisation de la catégorie de sujet à des entités non humaines nous conduit à mieux comprendre comment nous sommes affectés par ce qui n’est pas nécessairement à notre image, comment nous sommes causés par ce qui nous éloigne de notre autonomie supposée. C’est ainsi qu’un autre concept de liberté peut être engendré. Avec elle, l’émergence d’un autre type de sujet politique devient possible. Et c’est peut-être ce changement qui explique pourquoi l’Équateur sera le théâtre d’une décision sans précédent. En 2023, lors d’un plébiscite, 58,3 % des électeurs ont choisi d’empêcher l’exploration pétrolière dans le bloc 43 du parc Yasuni. En d’autres termes, la remise en cause de l’ordre économique s’y opère, où ce que nous appelons la nature n’est plus placée comme un simple objet à travailler.  

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Contributeur·ices

Édité par Patrice Maniglier