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  • Sarah Marsick
  • À partir de l'enquête

    Coliving, Cohabs, Community

    2025

    Sarah Marsick

    Produit dérivé de la colocation qui permet aux investisseurs de rentabiliser des biens immobiliers grâce à leur re-découpage en (toutes) petites chambres et en espaces partagés, le coliving s’est implanté en France il y a quelques années et progresse assez rapidement. L’entreprise belge Cohabs est une des plus actives en Europe. Elle a récemment investi la ville de Paris en ouvrant depuis 2022 plus de 15 adresses dans l’Est de la capitale. Pour gérer ses “maisons”, Cohabs déploie un ensemble de systèmes connectés qui se glissent dans l’espace physique et numérique du quotidien des ses “membres”. En parallèle de cette présence, les “membres” s’approprient comme ils le peuvent ces “maisons” notamment grâce aux réseaux sociaux.

    Au final, ces colocataires contemporains sont-ils de simples habitants ? Ou les acteurs inconscients d’un marketing qui s’appuie sur leur présence et activité sur les réseaux sociaux pour promouvoir et rentabiliser un produit immobilier et la start-up qui l’a initié ?

    Extrait de la carte d’assemblage de concepts et d’allégories qui « tente de représenter la superstructure » Vladan Joler, « Extractivisme (le nouvel) », Angles morts du numérique ubiquitaire, glossaire critique et amoureux sous le direction de Yves CItton, Marie Lechner, et Antony Masure, p178-208, Dijon : Les Presses du réel, 2023, https://extractivism.online/

    Cette carte est extraite du livre Angles morts du numérique ubiquitaire, glossaire critique et amoureux qui explore le numérique et tente de brosser largement mais précisément les points moins clairs et connus ou le numérique s’infiltre. Elle regroupe la pensée menée Vladan Joler sur le numérique et les nouvelles relations entre la toile, des concepts anciens comme celle de la caverne de Platon pour expliquer la nouvelle manière que l’on a, humains, d’extraire des données et d’envisager le monde et ses acteurs à travers la puissance du numérique. 

    Élévation de l’immeuble 66 rue des Haies ou « Charonne 66 » reconstituée à partir de photographies personnelles, février 2025, Sarah Marsick 

    Au 66 rue des Haies se situe « Charonne 66 », un des immeubles rénové par Cohabs, ouvert depuis septembre 2025. Il se situe dans le 20ème arrondissement de Paris dans le quartier de Charonne, ancien village annexé à Paris en 1860 On reconnait la typologie de l’immeuble de faubourg : hauteur comprise entre 3 et 5 étages, des matériaux modestes en façade (moellons, brique ou enduit), une toiture en zinc et un espace de cour. Leur intervention consiste généralement à ne pas modifier la façade extérieure du bâtiment et ainsi garder son identité alors que ces immeubles sont souvent menacés de destruction, jugés trop petits, pas écologiques, finalement pas assez rentables et dont le sauvetage ne vaudrait pas la peine. L’entreprise concentre plutôt son énergie sur le curage complet de l’intérieur pour recréer une disposition des espaces et une nouvelle distribution.

    Se limiter à intervenir sans modifier la façade permet à Cohabs de ne pas systématiquement déposer de permis de construire. Les démarches sont plus simples, plus rapides : il achètent les immeubles et entreprennent les travaux en l’espace d’un an. Cela a pour effet de permettre une évolution assez rapide de leur parc immobilier mondial et d’ouvrir assez régulièrement des nouvelles maisons. Cette manière de ne pas provoquer de changements radicaux en façade est aussi une manière de se faire discret dans la ville. Cependant cela ne dure jamais vraiment puisque nous avons appris en discutant avec un habitant de « Charonne 66 » que les nuisances produites dans les maisons Cohabs dues au nombre relativement important de membres provoquaient des relations conflictuelles avec les voisins pour quasiment chaque adresse parisienne. 

    En cherchant les posts Instagram accompagné du tag « #cohabs », j’ai trouvé une courte vidéo d’une jeune femme expliquant son quotidien à Paris en temps qu’influenceuse voyage en séjour dans une des maisons Cohabs. Sur son profil on trouve un groupement de story intitulé « Paris » qui fait dialoguer des photos et vidéos de la ville à travers des activités touristiques comme la Tour Eiffel, la Joconde, la rue Mouffetard ou le musée Picasso, et des images de « Plaisance 13 ». 

    La promotion de son expérience Cohabs surement cadrée par un contrat et la mise en scène de moments de vie plutôt intimes se mélangent à une promotion informelle de Paris 

    Mail de réponse de Allison Wolf à une demande d’échange, capture d’écran prise le 10 octobre 2024

    La première tentative de prise de contact avec une personne proche de quelque manière avec Cohabs, fût par mail. Après une phrase introductive sur ma situation d’étudiante à la recherche d’informations sur le coliving, je lui demande si elle accepterait d’échanger avec moi sous la forme qu’elle pourrait choisir. Elle me répond assez rapidement, pour m’informer qu’elle « ne peut pas » parler de son expérience avec Cohabs. Cette jeune femme qui a posté sur son compte Instagram de nombreuses photos et vidéos a vraisemblablement signé un genre de contrat de partenariat contenant une close de confidentialité. 

    Annonce AppStore de l’application mobile Cohabs permettant aux habitants de gérer plusieurs aspects de leur quotidien comme les serrures ou les conversations groupées, capture d’écran prise le 13 novembre 2024

    La communication entre les membres et les employés se fait sur une application créée par Cohabs. Pour s’y connecter il faut déjà être membre d’une des adresses et se créer ensuite un profil en renseignant son nom, son âge et son pays d’origine. Ainsi une fois dans l’application, on peut « naviguer » sur/dans un carte virtuelle qui renseigne les adresses à proximité et les membres, leur nom, âge, origine et numéro de chambre. L’application a été pensée pour être au centre du quotidien des membres.

    Elle est le principal outil que l’entreprise a mis en place pour avoir un certain contrôle sur les habitants. Les employés peuvent poster des messages, ou organiser les évènements.

    Extrait du « Impact Report » (p33) publié par Cohabs en 2023, https://cohabs.com/impact

    Ce « rapport d’impact » est un document disponible sur le site internet de l’entreprise sur la page « Impact », qui présente tous les points sur lesquels Cohabs travaille afin de réduire son impact environnemental et comment cela s’organise. On y parle un peu moins de coliving et un peu plus d’écologie, de systèmes connectés, de réduction de consommation. Avec des graphiques colorés, des photos de personnes souriantes et accompagnés de grands mots comme « sustainable » ou « energy efficency », ce rapport s’affiche plutôt comme une auto-promotion de leur conduite écologique et soucieuse du futur de la Terre.

    La page ci-contre présente plusieurs dispositifs mis en place par Cohabs dans certaines adresses. Régulation de la consommation d’eau, d’électricité et verrous connectés sont les trois systèmes présentés dans cette page du rapport. Cohabs fait appel à des entreprises externes qui proposent leur service. Cohabs garde la main sur la manière dont les membres utilisent ces ressources. S’ils sont trop dépensiers, un message sera sûrement posté sur l’application pour rappeler à tous le comportement à adopter pour ne pas gâcher. 

    Dispositif de contrôle du chauffage installés sur les radiateurs au moins dans les pièces communes, photographie personnelle, 29 mars 2025

    Thermomètre placé au mur accompagné d’une petite pancarte indiquant que la température intérieure idéale est de 19°C, photographie personnelle, 29 mars 2025

    Lors de notre visite de « Charonne 66 », le 29 mars 2025, nous remarquons plusieurs signes qui renvoient aux dispositifs présentés dans le rapport d’impact. On voit un boîtier branché au radiateur qui permet surement de contrôler la température via l’application ainsi qu’un thermomètre et d’une pancarte inscrite de la phrase suivante : « Fais ta part pour aider la planète ». Un accroche qui incite les membres à agir et leur fait miroiter le fait qu’ils sont maîtres de la gestion de la maison, au moins en ce qui concerne son confort thermique.

    Sous couvert de vouloir être ou paraitre éco-responsable, l’entreprise rappelle de manière informelle et indirecte qu’elle contrôle toujours les lieux peu importe qui y vit. Les membres partiront mais Cohabs restera.

    Série de zooms sur les photographies promotionnelles de « Charonne 66 », captures d’écran prise en novembre 2024

    Au début de l’enquête, nous avons remarqué sur les photographies promotionnelles de « Charonne 66 » la présence de plusieurs cameras de surveillance, toujours branchée à une prise de courant située juste à coté de leur emplacement et orientées vers l’intérieur des pièces. En dépit d’avoir trouvé le modele précis de l’objet, nous nous sommes interrogées sur le rôle de ces caméras. Surveillance par Cohabs ? Provocation d’une auto-surveillance par les habitants sur eux-mêmes ? 

    Caméra du salon de « Charonne 66 » débranchée par les habitants, photographie personnelle, 29 mars 2025

    Lors d’une visite à « Charonne 66 », un habitant nous parle de la caméra installée et nous explique que suite à des doutes quant à l’utilisation que Cohabs en fait, les habitants l’ont débranchée. Cette action révèle d’une transgression par les habitants des règles que Cohabs met en place et qui impliqueraient que les habitants doivent adopter une conduite irréprochable. 

    Plan et texte de Jeremy Bentham pour la prison panoptique, 1787

    La présence de la caméra de surveillance a Charonne 66 a clairement évoqué la notion de panoptique développée par Jeremy Bentham puis Michel Foucault sur la question de surveillance. Ce dessin illustre le fonctionnement et la forme de cette prison qui place le surveillant au centre de sorte qu’il puisse avoir une vision périphérique sur les détenus. Dans la même logique, les détenus se savent et se sentent observés et seraient moins enclins à mal se comporter. Cette notion s’applique aussi bien au numérique et son omniprésence dans nos vies. Qui observe ou est observé ? Peut être un peu tout en même temps. L’information est une donnée qui devient monnaie et le pouvoir revient à celui qui la détient.