Faut-il décoloniser les musées d’histoire naturelle ?

À la suite du mouvement Black Lives Matter né aux États-Unis en 2013 et qui a connu une extension de grande ampleur en 2020, de nombreuses institutions scientifiques, en Angleterre comme en Allemagne, ont proposé de nouvelles initiatives pour rendre visibles les provenances de leurs fonds et signaler le lien entre la collecte naturaliste et le monde colonial. Avant cet épisode, le British Museum avait déjà décidé de recontextualiser la galerie dédiée au fondateur de l’institution, le médecin Hans Sloane, en soulignant les origines esclavagistes de sa collectionhttps://www.britishmuseum.org/about-us/british-museum-story/sir-hans-sloane. De grandes institutions, comme le Natural History Museum ou le Grant Museum, ont adopté un parcours historique particulier (« Back History Trails »). De même, la Linnean Society de Londres s’est lancée dans une vaste entreprise de « relabellisation » de ses collections, cherchant à mettre en évidence les intermédiaires et les savants locaux, menée par Ies conservateurs Leanne Melbourne et Isabelle Charmentier. Inspirée par un article de Miranda Lowe et Subradah DasDas, S., Lowe, M. « Nature Read in Black and White: decolonial approaches to interpreting natural history collections », Journal of Natural Science Collections, Volume 6, 2018, p. 4 – 14., Leanne Melbourne avait organisé un premier colloque en 2019 sur « Diversity in Natural History » pour sensibiliser la communauté muséale et s’interroger sur les manières de pluraliser les récits. Isabelle Charmentier écrit :

Comment décoloniser les collections de la Société et les rendre plus accessibles aux communautés noires, asiatiques et autres communautés ethniques, de manière à ce que ces collections – constituées pour la plupart de documents et de livres écrits par des hommes blancs (les femmes n’ont été admises à la Société qu’en 1905) dans une discipline dominée par les Blancs – soient des collections qui appartiennent à tous, qui peuvent parler à tous et qui devraient être accessibles à toushttps://www.linnean.org/news/2020/06/11/black-lives-matter-in-our-collections ?

Il s’agit en premier lieu pour ces institutions de donner une visibilité aux acteurs de la collecte naturaliste, rarement mentionnés dans les comptes rendus : les esclaves, les Amérindiens, les savants et artistes locaux asiatiques qui ont permis la réalisation des planches de botanique. En France, en revanche, les institutions scientifiques prestigieuses hésitent à franchir le pas et se sont montrées souvent réticentes, au titre que ces informations nuiraient à la portée universelle de ses collections.

Deux ouvrages récents viennent apporter un éclairage historique sur cette fabrique d’une science universelle et rappeler que ces progrès de la connaissance scientifique furent liés à l’entreprise coloniale.

L’empire de la nature, une histoire des jardins botaniques coloniaux (fin xviiie siècle – années 1930)

Pour Hélène Blais, autrice de L’empire de la nature. Une histoire des jardins botaniques coloniaux (fin xviiie siècle – années 1930) (Paris, Champ Vallon, 2023), il y a bien une concomitance entre la création de ces institutions sous l’Ancien Régime et un « un mode de gouvernement de la nature qui va rapidement trouver ses propres développements dans les coloniesHélène Blais, L’empire de la nature. Une histoire des jardins botaniques coloniaux (fin XVIIIe siècle-années 1930), Paris, Champ Vallon, 2023, p. 22 ». Elle rappelle le modèle des « États-jardiniers » proposé par le sociologue Zygmunt Bauman qui repose « sur la volonté de mettre en ordre, de classer, les populations comme les non-humains ». D’abord conçus comme des jardins potagers utiles à l’approvisionnement des colonies, comme au Cap en 1652, les jardins botaniques se placent peu à peu au centre d’une entreprise de collecte et d’acclimatation des espèces, puis des « outils pratiques de gouvernance coloniale, dans une perspective d’occupation territoriale permanenteIbid., p. 25. ». À peine arrivés en Algérie, les Français créent en 1831 un jardin à Alger, à la fois ferme et jardin d’essai, qui témoigne d’une volonté d’ancrage local, constituant une véritable « Pépinière du gouvernement ». Rentabilité des colonies, amélioration des environnements, le jardin botanique renvoie à une ingénierie coloniale et, par sa dimension récréative comme parc urbain, manifeste aussi avec éclat la présence européenne. Mais à cette problématique de l’approvisionnement des colons européens, le jardin botanique impérial va ajouter la dimension savante. Faisant partie d’un réseau, parfois trans-impérial, le jardin s’occupe aussi de faire circuler les plantes à l’échelle mondiale, recevant et redistribuant les plants et les grains reçus de la métropole mais aussi d’autres jardins situés dans les empires. Ces circulations sont évidemment rendues difficiles par les aléas du voyage et de la conservation, mais sont essentielles pour saisir un fonctionnement global de la botanique.

Les différences entre les empires sont frappantes. Les Britanniques vont encourager une vision d’ensembles hiérarchisés et structurés avec des départements botaniques qui se ramifient en plusieurs jardins, explorent des questions liées à certains climats et multiplient les expérimentations à travers un système de jardins multi-situés, relativisant le rôle centralisateur des jardins métropolitains pour donner à voir une pluralité de situations institutionnelles qui parfois renversent le rapport entre centre européen et périphéries coloniales, comme l’illustre le cas du jardin de Buitenzorg, dans les Indes néerlandaises, dont le rayonnement international est notable à partir de 1880, tant par ses publications que par son laboratoire, qui accueille des spécialistes de chimie organique comme des entomologistes ou des biologistes, ainsi que le rappelle Hélène Blais. À Paris, au contraire, le Muséum est longtemps resté à distance, voire méfiant, à l’égard des milieux coloniaux et ne représente pas « un organe dédié à la botanique coloniale ». Cette résistance précipitera la création, en 1899, d’un autre jardin, plus adapté aux besoins économiques, le Jardin colonial. L’autrice met bien en évidence deux visions de la science : l’une tournée vers la théorie, l’autre vers l’économie. Par leur mise en réseau, comme par leur exploitation locale, les jardins participent aussi d’une mise en valeur économique des ressources coloniales et doivent aider à orienter la politique coloniale en matière d’agriculture. Le succès du jardin dépendra longtemps d’un programme d’acclimatation scientifique où la circulation des espèces végétales dans l’empire et vers la métropole vise la naturalisation de ces organismes pour répondre à des besoins de production ou de consommation. Le fonctionnement de ces institutions obéit dès lors de plus en plus à une rentabilité économique qui font d’eux des jardins-pépinières.

Mais le jardin botanique participe aussi d’un projet colonial de plus grande ampleur. Emblèmes de la société coloniale, ces institutions deviennent en effet des mises en scène de la supériorité européenne par le choix du site, de l’ordonnance des parterres ou l’architecture des bâtiments. Les jardins comme lieux de savoirs permettent de comprendre les pratiques savantes en situation coloniale liées à l’ambition de maîtrise de la nature. Les activités scientifiques de chaque jardin qui tournent autour de l’identification de nouvelles espèces, de classification, s’organisent à partir de différents équipements : l’herbarium (lieu de conservation des plantes séchées), la bibliothèque, le laboratoire ou le musée et ont pour objectifs la réalisation de catalogues imprimés de plantes et de graines qui fait « exister le jardin dans l’empire ». Définis comme des « zones de bio-contact », les jardins s’appuient sur une captation des savoirs vernaculaires à travers la mobilisation d’experts locaux (paysans, médecins, esclaves, jardiniers) qui restent le plus souvent anonymes et réduits au statut d’informateurs, établissant historiquement le partage entre science européenne et pratiques locales. Espace polyvalent, le jardin est aussi un lieu de travail où se lisent les hiérarchies sociales et culturelles.

Enraciner l’empire, une autre histoire du jardin botanique de Calcutta (1860-1910)

Un autre ouvrage vient offrir un éclairage plus précis, en explorant les riches archives du jardin botanique de Calcutta. Dans Enraciner l’empire. Une autre histoire du jardin botanique de Calcutta (1860-1910), Marine Bellégo s’interroge d’abord sur les routes, réseaux et lieux qui entourent le jardin, puis sur ses productions (spécimens, papiers, savoirs) et enfin sur les ressources humaines et en particulier la main d’œuvre. Considéré comme le fleuron de l’empire britannique, le jardin botanique de Calcutta avait une valeur exemplaire. Dès 1786, l’East India Company avait projeté la création de collections de plantes à Calcutta. Le livre se concentre sur la période qui s’ouvre avec le cyclone qui dévasta Calcutta en 1867.

Vision idéalisée de la science européenne, ces jardins, souvent qualifiés de petit paradis terrestres, offraient de nombreuses ressources pour les empires, aussi bien intellectuelles qu’économiques et symboliques. L’historien des sciences Simon Schaffer le rappelle dans la préface de l’ouvrage : « Le fonctionnement de ces paradis supposés reposait sur des systèmes de subordination et de coordination marqués par la discipline et l’exploitationMarine Bellégo, Enraciner l’empire. Une autre histoire du jardin botanique de Calcutta (1860-1910), Paris, Publications du Muséum National d’histoire naturelle, 2021, p. 9. ». L’un des apports majeurs de ce livre est de mettre en lumière cet univers de travail scientifique en situation coloniale. Personnel et plantes se distribuaient en effet entre européens, espèces importées de pays lointains et espèces locales. L’ouvrage de Marine Bellégo ne privilégie donc pas les travaux des directeurs ou des administrateurs britanniques, mais s’intéresse aux travailleurs des jardins, à leur expertise et à leur expérience. Ce faisant, l’enquête met à jour les pratiques de surveillance, la division du travail, la discipline et la bureaucratie.

Les activités du jardin s’inscrivaient dans les projets impériaux de prélèvement des ressources naturelles, mais, au-delà de la rhétorique du progrès, de l’amélioration, de l’accumulation, l’histoire montre leurs échecs, notamment les effets négatifs sur la biodiversité. Loin de s’en tenir à l’image d’une administration performante, d’une hégémonie impériale, le livre souligne les ambiguïtés, la défiance à l’égard des réseaux globaux, l’attachement à des relations localisées. De même, nature artificialisée, le jardin botanique n’offrait pas une nature fixe et stable, mais devait constamment lutter contre les parasites, les inondations. Il n’existait que par la vertu d’un travail routinisé, opéré par des jardiniers locaux, dont les administrateurs britanniques se méfiaient et sur qui ils projetaient les préjugés raciaux de leur époque. De 1867 à 1909, le jardin de Calcutta connaît des difficultés de fonctionnement liés aux contradictions structurelles de l’administration impériale. Il n’est ni un succès économique, alors que l’on tente dans les années 1860 de développer une « botanique économique », ni un succès scientifique. Enfin, 1909 représente le début d’une marginalisation de la science botanique analytique. Alors que la capitale de l’empire est transférée à Delhi en 1911, le jardin ne représente plus qu’un espace récréatif à l’image du Grand banian de Calcutta, cet « arbre-empire » que l’on visite et qui est considéré comme une véritable cathédrale végétale.

Souvent comparé à l’arche de Noé ayant survécu au déluge, le jardin de Calcutta représentait un lieu insulaire, quasi-carcéral, fermé sur lui-même, où il s’agissait de maintenir une frontière forte entre le jardin et la ville, un « laboratoire de contrôle territorial où se jouaient d’une manière serrée des principes de planification mis en œuvre dans les villesIbid., p. 81. ». Situé dans un district industriel, à la périphérie de la ville, le jardin obéissait à une logique de santé publique, de poumon vert, comme les grands parcs urbains créés à la même époque. Considéré comme un remède à l’industrialisation ou à la surpopulation, le jardin participait ainsi de l’idéal de modernisation des villes coloniales.

Au fil des archives, des rapports, des descriptions officielles, comme le rappelle Marine Bélégo, les directeurs répètent que le jardin est censé incarner les progrès de la civilisation.  À travers ces déclarations, ils construisent une mémoire tout à la gloire de l’institution, portant la marque d’un « éthos impérial ». En effet, ces administrateurs avaient conscience de participer à un réseau mondial de circulation des plantes et ont considéré l’institution sous l’angle d’une « intégration botanique » à un empire mondialisé. Par un travail d’accumulation des espèces du monde entier, le jardin de Calcutta s’inscrivait dans un double mouvement d’inventaire du monde naturel et d’intégration des savoirs locaux à un système général. Ces stratégies de légitimation savante de la botanique à l’échelle de l’empire autorisaient à reléguer les savoirs locaux identifiés à l’empirique « pour mieux faire ressortir, par contraste, le caractère rationnel, objectif et unifié des connaissances produites par le jardinIbid., p. 81. ». Fonctionnant en réseau, les jardins botaniques transcendaient les frontières impériales, constituant un « empire mondial » par un système d’échanges de graines et d’informations célébrant aussi la supériorité des espèces anglaises sur les légumes comme la grenade, le jacquier et ajoutant aux considérations scientifiques l’expertise économique et médicaleIbid., p. 272..

Mais les archives révèlent, au contraire de cette image que les autorités s’efforçaient d’entretenir, des liens forts avec l’économie agraire locale. L’ouvrage revient donc sur ce préjugé : la tension entre local et le global. L’idéal de totalisation, de fluidité et de rapidité, ne correspondait pas à la réalité. La dimension commerciale et lucrative du jardin, par son exploitation à des fins médicinales ou économiques (marchandisation des produits du jardin), était liée à un capitalisme local indien qui renvoyait à la botanique économique ou à la « botanique industrielle ». La mise en valeur des végétaux passait certes par leur transformation en objets scientifiques, investis d’un statut particulier. Mais la séparation entre science botanique et économie coloniale est très relative, et on voit au contraire un brouillage constant de ces frontières.

La troisième partie porte sur l’acclimatation des hommes, l’histoire des travailleurs du jardin botanique, la discipline au sein du jardin, mais renvoie aussi à un entre-soi colonial, à une vision des sphères séparées si caractéristique de la société victorienne. Les Britanniques du jardin formaient en effet une micro-société inégalitaire. Le jardin de Calcutta mettait en avant un discours protecteur à l’égard des employés à la fois pour les fidéliser et pour maintenir aussi « la fiction d’un espace sous contrôle ». Les logiques de classes y étaient exacerbées et les formes de dépression ou de troubles physico-psychologiques s’y développaient. Loin du cliché d’un univers pacifié et réglé, l’institution du jardin botanique se présente dès lors comme un espace complexe, un dispositif qui révèle une ségrégation coloniale, plutôt qu’il ne la fait disparaître.

Ces deux livres s’inscrivent dans un mouvement de réflexion plus large en histoire des sciences comme en histoire environnementale, qui vise à en finir avec un grand récit hagiographique et à réfléchir sur ces institutions totales que sont les jardins botaniques. Décoloniser notre regard ne vise donc pas à « nourrir une pensée relativiste » ou à ouvrir une guerre des cultures et des communautés, comme on le lit trop souvent. Il s’agit au contraire de regarder les sciences modernes en face, sans peur et sans amnésie. Si l’on ne veut pas reproduire les effets de cécité du dispositif colonial en matière de travail collectif, il faut bien montrer combien la construction de savoirs globaux a conditionné cette invisibilisation des acteurs et des savoirs locaux. Les deux ont été écartés au prix d’une hiérarchisation et d’une délocalisation. L’attention portée au travail savant n’apparaît donc pas comme une lubie d’une histoire sociale des sciences, mais comme un pas essentiel pour reconnaître la prégnance d’une logique matérielle et intellectuelle de mise en ordre du monde. La globalisation impériale des sciences n’est qu’une séquence de cette longue globalisation des savoirs. Elle reste partie prenante de processus plus larges de globalisation politique, économique et culturelle qui accompagnent la modernité scientifiqueIbid., p. 251.. Ces histoires souvent tragiques renvoient à une économie morale des sciences impériales que l’on doit plus que jamais comprendre.