Il arrive que la performativité d’un mot dépasse les bornes de son conceptLe texte original en anglais a été publié dans The Abyss as a Concept for Cultural Theory. A Comparative Exploration, éd. Marko Pajević, Textet : Studies in Comparative Literature, Volume 6 : 106, Leiden: Brill, 2024, traduit en français et publié ici avec l’autorisation de la maison d’édition que nous remercions. La traductrice Valérie Bada remercie Emily Apter pour sa relecture généreuse et patiente. Elle remercie également ses collègues Anne Debras, pour sa révision attentive et ses commentaires judicieux, et Anne-Cécile Druet, pour son éclairage lacanien. Des extraits de ce texte ont été traduits et commentés par les étudiantes de master 2 en Traduction (Odile Dams, Faustine Davreux, Gaëlle Debièvre, Fanny Duysinx, Kylie Grandhenry, Louise Hennico, Camille Laenen, Léa Mélot, Abril Quintero Del Rosario, Sabrina Remy, Juliette Sonnet, 2023-2024 ULiège) lors d’un séminaire de traductologie appliquée dirigé par la traductrice.. Les faits le rattrapent et il désigne alors un événement tragique ou un philosophème plus vaste que la somme de ses constituants. C’est ce qui est arrivé au mot « abysse » (abyss en anglais) lorsque, le 18 juin 2023, le submersible Titan a été porté disparu alors qu’il transportait un groupe d’aventuriers des profondeurs vers l’épave du RMS Titanic, le paquebot transatlantique britannique au destin tragique qui gît au fond de l’océan depuis le 15 avril 1912, jour de son naufrage au large des côtes de Terre-Neuve. À bord de ce Titan à destination du Titanic se trouvaient cinq passagers : un homme d’affaires américain à la tête d’une société privée spécialisée dans l’exploration sous-marine à haut-risque, un explorateur et plongeur sous-marin chevronné d’origine française, un explorateur et aventurier britannique et un homme d’affaires anglo-pakistanais accompagné de son fils de dix-neuf ans. Tous ont été déclarés morts quelques jours après la disparition du submersible, une fois que son implosion a été confirmée et que des débris ainsi que des restes humains ont été retrouvés. Des commentaires avancent que ce fiasco avait été en quelque sorte annoncé dans le film Abyss, réalisé par James Cameron en 1989, qui montre l’implosion d’un submersible américain dans la mer des Caraïbes. À la sortie du film, les critiques élogieuses avaient souligné les prouesses technologiques de ses effets spéciaux qui avaient permis, notamment, de filmer avec un grand réalisme les scènes de rencontre destructrice avec l’« abysse » du titre. Pour James Cameron, il s’agissait, pour ainsi dire, d’un film-test avant le tournage de Titanic (1997), ce blockbuster dont les recettes colossales sont à la (dé)mesure de la taille titanesque du paquebot et du bilan humain tragique de son naufrage.
Les deux films de James Cameron et ses apparitions fréquentes dans les médias en tant qu’expert spécialisé dans les techniques d’exploration sous-marine (surtout pendant les recherches du submersible disparu alors que les flottes canadienne, américaine et française étaient mobilisées, sans compter, pour retrouver cet équipage hétéroclite) ont certainement contribué à imposer le mot abysse dans la couverture médiatique de l’accident du Titan. Un gouffre — un abysse — s’est alors ouvert, où se sont déversées attention médiatique et ressources mises à disposition, créant un contraste saisissant avec le traitement minimaliste que les médias accordaient au même moment au naufrage du chalutier transportant des réfugiés pakistanais qui ont péri par centaines au large de la côte grecque. D’un côté, le récit d’une catastrophe devenue banale sur le désespoir abyssal de migrants totalement démunis. De l’autre, le récit épique de l’entreprise orgueilleuse et funeste d’un millionnaire poussé par son ego suprême à relever défi ultime de quitter la surface terrestre, que ce soit à bord d’une fusée s’élançant dans l’espace ou dans un submersible plongeant au fin fond de l’océan.
Ces exemples révèlent la dimension métaphorique de l’abysse dans toute son ambigüité. Ces rencontres fatales avec les abysses des fonds océaniques évoquent une autre dimension de l’abysse, humain celui-là, que ce soit par le désespoir qui se conclut en tragédie, ou par l’hubris qui pousse à s’aventurer là où les humains n’ont pas d’habitat naturel, stimulé par la volonté faustienne de repousser encore les limites de l’hégémonie humaine, sur Terre et au-delà.
Le mot abysse, du grec ἄβυσσος (ábussos) qui signifie « sans fond », est un terme technique en océanographie qui désigne la zone abyssopélagique sans oxygène, située entre 4000 et 6000 mètres de profondeur. Cette zone est une partie du plancher océanique couvert de biomasse en décomposition ; une vaste région des grandes profondeurs plongée dans une obscurité perpétuelle propice aux évocations poétiques telles que la nuit perpétuelle, un noir d’encre, un monde totalement étrange(r). Ces tropes prégnants se sont immiscés dans la couverture médiatique et dans les fils Twitter. « Une implosion se produit dans les profondeurs océaniques lorsque la pression écrasante de l’abysse provoque sur un objet creux un violent effondrement dirigé vers l’intérieur » pouvait-on lire dans le New York Times sous la plume de William J. Broad. « Les grandes profondeurs océaniques sont un environnement hostile, étrange(r) presque jusqu’à l’impensable, habité uniquement par des créatures bizarres sans yeux, adaptées à une pression qui écraserait immédiatement le bathyscaphe militaire le plus sophistiqué », dans le Washington Post. « Titanic Redux : hubris et vanité dans les abysses nord-atlantiques », titrait un article sur Yahoo News, usant du mot abysse tant comme zone géolocalisée dans l’océan que comme métaphore pour la désorientation morale du fondateur de la société OceanGate, Stockton Rush (le bien nommé leveur de fonds au destin tragique préfiguré par l’association fatidique de stock market et de rush d’adrénaline), dont l’obsession toute libérale de repousser les limites de ce tourisme extrême en relevant le défi d’atteindre l’Everest des profondeurs l’a rendu sourd aux avertissements pressants de ses propres ingénieurs. À maintes reprises, les médias ont laissé libre cours à leur imagination en décrivant la rencontre entre ces voyageurs au destin tragique et les abysses, luttant contre la pression écrasante, naviguant au sein d’un écosystème glacial, aphotique, peuplé de poissons sombres, de créatures bioluminescentes, de bactéries chimiosynthétiques, de vers marins hermaphrodites, de vers tubicoles capables de résister aux températures volcaniques, et d’une myriade d’espèces non répertoriées. Les grandes profondeurs sont des territoires encore non cartographiés, à l’image du terme abysse, décliné sur le spectre des langues selon une myriade de cognats conceptuels : Abgrund, gouffre, fosse, le mal, chasm, pit, womb, bowels, cavity, void…
L’abysse, décrit par l’Amiral Thad Allen comme « l’un des rares territoires qui restent indomptés sur Terre », évoque l’ombilic du rêve, le nadir des profondeurs les plus profondes, le tréfonds le plus obscur de l’âme (le mal absolu), toucher le fond (l’addiction morbide) ; le nihil de nihilisme, le Śūnyatā sanskrit (« vide », « vacuité »), Dieu et l’Antéchrist. Sa zone comprend le vortex de la matière noire, la cité perdue de l’Atlantide, le terrain vague des périphéries et des villes abandonnées, l’espace des exoplanètes et de la post-extinction ; le « non-lieu » ou οὐτόπος (nowheresville) de l’utopie et de la dystopie, les tours et détours d’οὔτις / personne (no one’s ways) qui évoquent les fantasmes d’évasion de Baudelaire dans « Any Where out of the World (N’importe où hors du monde) ». Dans le jargon politique, abysse renvoie à l’an-archie (politique sans fondement, non-souveraineté, liberté totale en dehors de tout contrôle de l’État) et à son antipode à l’extrême-droite, au vide autoritaire où « la démocratie s’en va mourir ».
Abîme est un mot aux multiples résonnances que l’on retrouve dans les théories esthétiques du formalisme représentationnel et dans les théories structuralistes relatives au sujet. Orthographié abyme, on le retrouve dans le syntagme mise en abyme (littéralement le fait de « placer dans l’abysse ») qui désigne le procédé du « jeu de miroirs » par lequel une image est réfléchie à l’intérieur-même de la structure qui la contient et la renvoie. L’expression remonte à André Gide qui l’utilise dans son Journal dès 1893 : « Est mise en abyme toute enclave entretenant une relation de similitude avec l’œuvre qui la contient ». Gide s’inspire alors de l’héraldique médiévale : la devise ou le blason symbolique reproduit la forme du noble écusson (la boîte de cacao Droste et le paquet de beurre Land O’Lakes sont des illustrations contemporaines souvent citées de ce même concept appliqué à la publicité). Cette forme « abyssale » revêt une fonction narrative chez Gide. Dans Les Faux-monnayeurs, le personnage principal lit un roman (celui-là même que le·la lecteur·trice est en train de lire) dont le titre est Les Faux-monnayeurs. Le procédé familier de la « pièce dans la pièce » se mue ainsi en une figuration formelle plus complexe de l’ironie narrative autoréflexive. Dans Le récit spéculaire : essai sur la mise en abyme (1977), Lucien Dällenbach reprend le paradigme gidien tout en mettant en avant la structure métonymique (la partie pour le tout, l’intérieur pour l’extérieur) de la construction en « miroir interne » pour souligner sa fonction cruciale dans la compréhension de son pouvoir totalisant : « Est mise en abyme tout miroir interne réfléchissant l’ensemble du récit par réduplication simple, répétée ou spécieuse ». Jacques Lacan prend toute la mesure psychique de la mise en abyme dont la forme « d’infinité » (le 8 couché) est au centre de sa topologie du ruban de Möbius et du nœud borroméen, tous deux repris dans les schémas de délimitation spatiale (Trennung) — points-repères au sein de « voisinages » théoriques déterminés — et dans le calcul de la connexité qui caractérise les processus psychiques de la phobie, de la névrose et de l’obsession. Parfois, l’« abyme » est le précipité (le reste irréductible) qui résulte du surgissement du sujet dans l’espace vide du sujet désirant, le manque-à-être, la cause du désir (objet a) chez le sujet, la forme du Réel qui sera toujours irreprésentable. La mise en abyme selon Lacan se retrouve aussi, dans le champ de la perception visuelle, au fil de son analyse de la projection anamorphique visible dans le tableau de Hans Holbein, Les Ambassadeurs, un portrait qui capte, de façon oblique, la relation de scotomisation entre ce que l’œil perçoit et le regard social. Les peintures en trompe-l’œil ne font pas autre chose ; dans Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Lacan reprend le récit de Pline l’Ancien sur la peinture de Zeuxis représentant des raisins de façon si réaliste que les oiseaux s’y précipitaient pour les picorer, et y voit là une leçon sur l’apparition fugace, et pourtant intangible, du Réel. Dans ces deux exemples, la rencontre avec l’inconscient optique produit des effets étranges ; l’abyme « apparait », en quelque sorte, par effet de parallaxe ; une perception furtive de l’inconscient (das Unbewusste), la forme prise par l’informe propre à l’inconnaissance. Dans la langue, cet « abyme » se manifeste dans le lapsus comme catalyseur d’enchâssement linguistique, un signifié pourchassant sa propre ressemblance, processus qui retient et diffère ainsi perpétuellement son objet. Il est même possible de détecter, chez Lacan, la structure de la mise en abyme dans son célèbre « stade du miroir » (phase d’entrée du sujet enfant dans l’Ordre Symbolique) représenté comme un stade dont les gradins concentriques encerclent l’arène où se joue la tauromachie psychique de la méconnaissance constitutive du moi.
Un mot qui recèle de telles « profondeurs » formelles et sémantiques insondables, dont les signifiants jaillissent hors des limites de leurs dénominations et créent un charivari assourdissant dans le « parle-ment » des langues (c’est-à-dire « Babel »), peut prétendre au rang d’intraduisible, qui est bien plus qu’un terme dont les sens changent comme il navigue d’une langue à l’autre, c’est en effet un mot qui repousse jusqu’au point d’implosion les limites du réceptacle verbal qui prétend le contenir. Terme polymorphe qui désigne le vide psychique et les profondeurs insondables de la langue, l’abysse a trouvé sa propre structure implosée de mise en abyme sous la forme d’un submersible à la recherche de gratifications « titanesques », emportant son équipage d’investisseurs capitalistes sous la surface de Gaïa jusqu’au lit de mort de Poséidon.