À Patrice Maniglier, qui m’a permis de fixer le point traumatique et de ne pas avoir peur de l’affronter, avec toute ma faiblesse
« Les lectrices de science-fiction ont l’habitude des arts vivants et irrévérencieux de la fanfiction. Les arcs narratifs et les mondes sont matière à transformations mutantes ou à prolongations aimantes, mais aussi perverses. » (Donna J. HarawayDonna J. Haraway, Vivre avec le trouble, Vaulx-en-Velin, Les Éditions des mondes à faire, 2020, p. 291.)
Prologue
Inutile de le dire, la crise écologique est au cœur de nos préoccupations, aussi bien collectives qu’individuelles, et les moyens d’y faire face constituent le souci principal non seulement des citoyen.nes, mais aussi des scientifiques, économistes, anthropologues, philosophes et sociologues. Et les psychanalystes ? Sont-iels mobilisé.es par cette crise, ne serait-ce que dans leur cabinet ? La réponse est : oui. À moins d’avoir une clinique limitée à l’entre-soi des classes les plus aisées et les plus hostiles à la considération des problèmes collectifs, le désastre écologique commence à se faire sentir sur notre pratique au quotidien. Certain.es de mes patient.es, par exemple, quittent la grande ville, d’autres refusent consciemment de mettre au monde des enfants, au profit d’autres formes de parenté, liées à une vie collective non familiale, et surtout respectueuses de l’environnementCette mise en question de la famille biologique, qui, pour la psychanalyse, correspond à la famille œdipienne, a été interprétée par certain.es psychanalystes comme un refus de se confronter à la castration (et parfois même comme un refus direct de la pratique du coït hétérosexuel). Cette position a été brillamment critiquée par Lucile Mons dans son article « The Baby crash ou l’espace du désir », in Revue du Champ Lacanien, n°25 — La psychanalyse, vitale, 2021, p. 105-110. ; d’autres enfin font preuve d’ « écoanxiétéLa notion d’écoanxiété est la contraction des termes d’« écologie », au sens de science ayant pour objet les relations des êtres vivants (animaux, végétaux, micro-organismes) avec leur environnement, et d’« anxiété ». Elle a été inventée et théorisée à partir de 1997 par la chercheure en santé publique belgo-canadienne Véronique Lapaige https://youtu.be/AXkcHbct3m4?si=X8crisjkbZNyD7Z3. ». Ce terme est à la mode. Et de fait, les cas qu’il désigne sont de plus en plus fréquents. Cependant, le terme d’anxiété, qui, dans le vocabulaire technique de la psychopathologie, renvoie plutôt à un état particulier du corps, ne rend pas compte de la variété d’états de mal-être que prend cette inquiétude multiforme. De ce fait, pour définir les différents troubles liés à la crise écologique (crises de panique, palpitations, frissons, bouffées de chaleur, tremblements, engourdissements, mais aussi pensées obsédantes, intrusives, incontrôlables, changements de vie brusques comme des passages à l’acte, etc.), j’utiliserai ici plutôt les expressions « angoisse environnementale » et « éco-angoisse », plus génériques. Je voudrais dès lors poser ici une question simple : l’angoisse environnementale est-elle une angoisse comme les autres ?
La psychanalyse distingue les angoisses sans objet (comme les crises de panique par exemple), des phobies qui ont pour cause des objets et des circonstances spécifiques, comme la phobie d’animaux, l’agoraphobie, l’acrophobie, la nosophobie, etc. Dans ces derniers cas, l’objet de crainte, qu’il s’agisse d’une chose (animaux, tels que rat, chien, araignée, couteaux, couleurs, etc.) ou d’une situation (club, place publique, supermarché, transports, dîner de famille, etc.), est construit pour éloigner une condition inconsciente gênante, dont le sujet ne veut rien savoir : il y a donc un déplacement inconscient de la véritable source d’angoisse vers un objet de substitution qui concentre la crainte consciente. Si Freud insistait sur la problématique de la castration comme cause de la phobie (hypothèse à juste titre critiquéeSigmund Freud, « Analyse d’une phobie chez un petit garçon de 5 ans (le petit Hans) », in Cinq psychanalyses, Paris, P.U.F., 1954, p. 93-198. Freud entend ici, par castration, la peur imaginaire de perdre le pénis. La castration dans sa dimension imaginaire est forcément liée à la problématique œdipienne. Or la clinique montre bien que certaines phobies se mettent en place en dehors des questions familiales. Pour les controverses, voir Jacques Lacan, Le séminaire, Livre IV, La relation d’objet, Paris, Seuil, 1994, p. 411-419 ; Gilles Deleuze, Félix Guattari, « Quatre propositions sur la psychanalyse », in Deux régimes de fous, Paris, Éditions de Minuit, 2003, p. 72-79 ; Gilles Deleuze, Félix Guattari, Claire Parnet, André Scala, « L’interprétation des énoncés », in Deux régimes de fous, op. cit., p. 80-92.), aujourd’hui beaucoup de psychanalystes considèrent plutôt les phobies comme des systèmes de défense face à ce que le désir (inconscient) a d’insupportable, ce qui est beaucoup plus large que la seule problématique de la castration (qui désigne, d’un point de vue freudien, le désarroi d’une personne qui se rend compte qu’elle ne peut pas satisfaire sa mère). Une phobie scolaire (qui empêche d’aller à l’école) peut être liée au désir sexuel ressenti à l’égard d’un.e élève, ou au contraire se construire à la suite d’une agression sexuelle vite refoulée. J’ai connu une femme qui ne pouvait plus aller dans sa maison de campagne car elle avait peur des rats ; l’analyse a montré qu’elle exprimait surtout par là son appréhension à se marier avec son compagnon qui était le propriétaire de cette maison. D’une manière générale, derrière la phobie d’objet, il y a toujours un réel traumatique refoulé, donc en effet un désir. Car le désir est toujours un effet du trauma, trauma qui se répète dans les rêves, les symptômes, les actes manqués et toutes les autres formations de l’inconscient, qui prouvent, bien que toute défense échoue à un moment ou à un autre : dans l’objet phobique, imaginaire, quelque chose de l’objet traumatique réel persiste, et le hante à travers son substitutRappelons qu’il y a pour Lacan trois dimensions (dit-mansion ou dit-mensions, dit-il) de l’existence (Jacques Lacan, Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome (1975-76), Paris, Seuil, 2005, p. 144) : le symbolique, l’imaginaire et le réel. Symbolique : dimension attachée à la fonction du langage et plus spécialement à celle du signifiant. Le symbolique est en rapport étroit avec le père et, en particulier chez Lacan, au Nom-du-Père, le Père mort de la horde, fondateur de la loi et du désir. Imaginaire : c’est le registre du spéculaire et du leurre. Réel : ce qui résiste, impossible à dire et à imaginer. Le réel est à distinguer de la réalité (la représentation du monde extérieur) ordonnée par le symbolique et l’imaginaire. Tout traumatisme est pour Lacan, une expérience de l’ordre du réel, de même que la jouissance qui lui est rattachée, comme la jouissance du symptôme..
L’angoisse environnementale, bien qu’à première vue elle ne semble pas pouvoir se ranger dans la catégorie des angoisses sans objet (puisqu’elle a un objet : la ou les menaces écologiques, réchauffement climatique, effondrement de la biodiversité, crises sanitaires, etc.), n’est pas non plus une phobie, parce qu’il faudrait que l’objet de phobie déplace quelque chose de plus terrifiant, et qu’il est difficile de dire que l’objet phobique est ici moins angoissant en soi que le désir refoulé qu’il permet de tenir à l’écart : qu’y a-t-il de plus effrayant que le réchauffement climatique, l’effondrement de la biodiversité, l’acidification des océans, la pollution chimique généralisée, la quasi-disparition des sols non-artificialisés, peut-être la mise en danger de l’habitabilité de la planète entière, et en tout cas l’effondrement de la civilisation que nous connaissons ? Bien sûr, on pourrait objecter que ce sont des considérations générales et un peu lointaines, qui ne seraient pas comparables à des menaces réelles comme celle de se tuer en faisant du saut en parachute, voire de perdre son emploi si on ne se rend jamais au travail (à propos desquelles on ne devrait pas parler, rigoureusement, de phobie). Mais cela n’est plus vraiment le cas : de nos jours, nos patient.es se sentent personnellement menacé.es par ces catastrophes annoncées, et d’ores et déjà confirmées par leur expérience directe ou les informations diffusées par les médias d’actualité. La chaleur ressentie en été, la disparition des insectes que nous avions coutume, enfants, de voir dans les campagnes, et dont on prend soudainement conscience, et bien sûr les pandémies traversées et encore à venir, tout cela est vécu dans la chair des personnes et constitue des dangers autrement plus sérieux que la vision d’un rat ou le vide d’une place publique…
Et pourtant, souvent, lorsqu’on n’est pas scientifique ou expert sur les questions écologiques, on n’arrive pas facilement à s’imaginer ce que cela veut concrètement dire, ou à rapporter ses expériences (chaleur étouffante, confinement administratif, toux, etc.) aux séries statistiques — d’où le sentiment généralisé de peur, la même peur qu’on peut ressentir face à un choc traumatique.
Mon hypothèse est donc que l’angoisse environnementale n’est pas un symptôme (comme la phobie), mais un cauchemar, un cauchemar qui ne finit pas, un cauchemar dont on ne peut pas se réveiller. C’est cette expérience sans aucune issue envisageable qui est réellement traumatique. « Mauvaise rencontre », dirait Lacan. Une mauvaise rencontre du même ordre que celle du fameux cas de Freud, celui du père qui rêve que son enfant, mort dans la réalité, est vivant, et vient le voir près du lit où il s’est assoupi après l’avoir veillé pendant sa maladie, pour lui dire d’un ton de reproche : « Père, ne vois-tu donc pas que je brûle ? ». Le père se réveille et voit qu’un cierge est tombé sur le linceul de l’enfant qui se trouve dans la chambre d’à côté et a pris feuSigmund Freud, L’interprétation du rêve, in Œuvres Complètes, IV, 1899-1900, Paris, P.U.F, 2003, p. 561-563.. L’enfant que rencontre le père en rêve semble le sortir de la mauvaise passe où son sommeil le mettait, mais ce n’est que pour le renvoyer à une autre rencontre bien plus mauvaise encore : à la mort de l’enfant elle-même. Si le père peut se réveiller et mettre ainsi fin à son cauchemar, il ne pourra pas esquiver la dure réalité de la mort, réalité plus cauchemardesque que le cauchemar. De même, l’éco-angoissé.e peut se réveiller et cesser de cauchemarder la fin du monde ; iel ne pourra pas esquiver la dure réalité d’un monde qui est en train de s’exténuer. Dans les deux cas, le cauchemar est sans fin, comme si la réalité psychique doublait la réalité objective, et inversement.
Une question surgit alors immanquablement dans l’esprit de la personne qui s’éveille : le père pouvait-il sauver la vie de son enfant ? Est-ce finalement sa faute si l’enfant est mort ? De même, le sujet éco-angoissé aurait-il pu sauver la planète, s’il s’était réveillé plus tôt ? Est-il responsable de la fin du monde ? Pourtant, ici pas plus qu’ailleurs, la culpabilité ne sert à grand-chose. Au contraire, cette forme de défense ne fait que recouvrir le trauma, car, au lieu de permettre au sujet de l’affronter et d’inventer des « solutions » plus ou moins provisoires, elle le plonge dans l’auto-apitoiement et l’inaction, en entretenant le fantasme qu’un autre monde, une autre action de sa part, auraient pu être possibles.
Je voudrais rappeler rapidement le commentaire de Lacan sur le rêve de l’enfant qui brûle, qui visait à confirmer l’hypothèse freudienne que le rêve est toujours la satisfaction d’un désir, mais que celui-ci a forcément une origine traumatique, de sorte que la satisfaction est toujours paradoxale, de l’ordre de quelque chose qui est au-delà du principe du plaisir, et que Lacan appelle « jouissance »Le terme de « jouissance » désigne cette étrange satisfaction, au-delà du principe de plaisir que Freud a découverte dans une série d’expériences de douleurs physiques ou psychiques. La jouissance est en relation avec le trauma, en tant qu’expérience inassimilable pour le sujet. Bien que le concept de « jouissance » ait été repéré par Abraham en 1912, il revient à Lacan de l’avoir théorisé à partir de l’introduction par Freud du concept de « répétition » dans la théorie de l’inconscient. Karl Abraham, « Préliminaires à l’investigation et au traitement psychanalytique de la folie maniaco-dépressive et des états voisins » (1912), in Œuvres complètes, I, 1907-1914, Paris, Payot, 2000, p. 219. Rappelons que chez Lacan, la jouissance se conçoit à partir du « discours sur le masochisme ». Jacques Lacan, Le séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse (1969-1970), Paris, Seuil, 1991, p. 12.. À propos du rêve de l’enfant qui brûle, Lacan précisait : « Le désir s’y présentifie de la perte imagée au point le plus cruel de l’objetJacques Lacan, Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux pour la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 58. ». La perte de l’objet est donc figurée, imaginée, mais ce n’est pas la perte, la perte (objective) de l’enfant, qui est cruellement traumatique à l’occasion, de même que ce n’est pas la menace de la perte (objective) du monde qui fait trauma pour les personnes en étant d’angoisse environnementale. Le point le plus cruel qui ressurgit dans le rêve de l’enfant qui brûle et dans l’éco-angoisse est le sentiment d’impuissance qui accable le sujet face à la catastrophe advenue (la perte de l’enfant) ou imminente (la fin du monde — ou, au demeurant, déjà arrivée : l’Anthropocène). Cette impuissance est cruelle, réelle, traumatique : « […] anéantissement du sentiment de soi, de la capacité de résister, d’agir et de penserSandor Ferenczi, « Réflexions sur le traumatisme », in Psychanalyse IV, Œuvres complètes, 1927-1933, Paris, Payot, 1982, p. 139. », écrit Ferenczi à propos du trauma.
L’angoisse environnementale est donc un événement traumatique, que nous avons appelé cauchemardesque, en nous inspirant du rêve de l’enfant qui brûle, pour saisir cette dimension d’enfermement sans issue propre au traumatisme. Réalité et cauchemar se confondent, exactement comme dans la science-fiction« La SF [science-fiction] est encore ce jeu risqué dans lequel se font des mondes et des histoires ; elle nous fait vivre avec le trouble. » Donna J. Haraway, Vivre avec le trouble, op. cit., p. 27. : pensons aux romans de Philip K. Dick, où les personnages sont obligés de s’inventer des modes d’existence inédits dans des lieux inhospitaliersVoir en particulier, Philip K. Dick, Labirinto di morte, Rome, Fannucci, 2007, p. 110. Je le cite en italien, car c’est en italien que je l’ai lu et que les langues aussi peuvent être plus ou moins hospitalières, et à certaines phrases plus qu’à d’autres….
Si on ne peut pas se sortir d’un vécu traumatique et cauchemardesque, on peut toujours s’inventer quelque chose, non pour l’esquiver, mais pour vivre-avec. Ce n’est pas un hasard que Donna Haraway, célèbre biologiste et philosophe écoféministe, intéressée aux questions environnementales, a intitulé l’un de ses livres les plus importants Vivre avec le trouble. Que pouvons-nous faire, en effet, sinon de vivre avec ce trouble ? Mais si la crise environnementale est une catastrophe, le vivre-avec ne l’est pas. Toute catastrophe —individuelle ou collective— n’est pas forcément une tragédie.
Face à la catastrophe subjective, dont le nom propre en psychanalyse est « trauma », le sujet invente des symptômes pour pouvoir vivre-avec. Les symptômes sont des modalités de désir, certainement troublants, qui se mettent en place à partir de quelque chose qui est insupportable. Ils répètent cet insupportable (c’est la raison pour laquelle ils sont troublants), mais ils lui donnent une forme (au lieu de l’absence de forme), et une forme toujours mutantePaul B. Preciado utilise l’expression « psychanalyse mutante » pour décrire une psychanalyse qui serait capable non seulement de réfléchir, mais aussi de modifier ses concepts en fonction des changements en acte dans le monde contemporain, au niveau des corps humains, territoriaux et vivants en général. Paul B. Preciado, Je suis un monstre qui vous parle, Paris, Grasset, 2020, p. 125. La mutantité implique alors un devenir constant du corps, suspendu entre les mutations du corps psychique (l’inconscient) et les nouvelles technologies du corps. La mutantité est toujours prise entre l’artificiel et l’organique, autrement dit entre la culture et la nature.. Le vivre-avec-le-trouble-écologique donne ainsi au sujet des nouvelles perspectives d’existence, et donc des nouvelles modalités de désir.
Toute la question —éminemment spinoziste— est dès lors : comment transformer cette impuissance subjective en puissance désirante et jouissive ? Nous suivons de près, dans cette perspective, l’invitation de Donna Haraway : apprendre à cultiver la vie —une vie forcément troublée— dans un monde traversé par les destructions est un processus dans lequel la fabrication de parentés d’une autre matrice que les parentèles familiales et la production de nouveaux savoirs sont indissociables. C’est une affaire individuelle (quoi faire concrètement ?) et collective (comment unir nos forces ? quelles sortes de liens allons-nous tisser ?). Comme l’écrit justement Lucile Mons, « Donna Haraway se situe d’un impossible qui réagence aussi bien les lieux de la filiation que les lieux du désir. Il s’agit pour elle de faire émerger de nouvelles trames signifiantes, de nouveaux romans, de nouveaux récits, de nouveaux mythes et donc de nouveaux objets de désir qui, évidemment, ne peuvent pas être définis par avanceLucile Mons, « The baby crash ou l’espace du désir », op. cit., p. 108.. »
En psychanalyse, quand nous pensons à des objets de désir qui ne peuvent pas être défini par une structure symbolique préalable, par exemple la famille œdipienne, avec ses fantasmes et ses objectifs reproductifs et transgénérationnels, nous pensons forcément aux objets de la perversion. La perversion met en crise les critères de sexualité et de reproduction biologique et familiale (eux-mêmes très peu écologiques !), car elle montre que le désir sexuel n’est pas lié à la reproduction. C’est à ce désir-là que s’est intéressé Freud, depuis ses débuts, en délaissant à cette occasion son ennuyeuse saga œdipienne. Quel rapport donc entre la perversion chez Freud, et les nouvelles parentés, qui servent aussi les soucis écologistes contemporains, chez Haraway ? Interroger la structure de ces nouveaux désirs, que nous pouvons déjà appeler éco-pervers, sera l’objet de la proposition avancée dans les lignes qui suivent.
1. Connexions partielles : la logique sympoïétique des composts (Haraway)
On sait que l’un des soucis principaux de Donna Haraway est la catastrophe écologique planétaire, et qu’elle s’efforce de proposer de nouveaux moyens pour changer les habitudes individuelles et collectives à partir de nouvelles pratiques d’interaction entre les êtres humains et non-humains. Dans le huitième et dernier chapitre de Vivre avec le trouble, Donna Haraway construit un récit fantastique, qu’elle définit comme une « sym-fiction » : « Histoires de Camille. Les Enfants du Compost » Donna J. Haraway, Vivre avec le trouble, op. cit., p. 287-346. En biologie, on définit un compost comme un mélange de matières végétales et animales en décomposition.. La sym-fiction est un genre d’histoire qui invite à intervenir activement dans le prolongement narratif de l’histoire : une histoire qui accueille d’autres histoires. Sym-fiction est un mot composé, dérivé de « fanfinction » : le préfixe sym signifie justement « avec », et indique le caractère relationnel, collectif, radicalement non-fini et partiel du récit.
Les « Histoires de Camille » se tissent autour du lien intime et littéralement symbiotique imaginé par Donna Haraway entre des papillons Monarques, espèce répandue surtout au nord de l’Amérique, et des enfants sur cinq générations, appelé·es toustes « Camille », prénom qui laisse intentionnellement ouverte la question du genre. « Symbiotique » n’est pas à prendre ici au sens métaphorique : Donna Haraway s’inspire de la théorie de l’« endosymbiose » de la microbiologiste Lynn MargulisLynn Margulis, Dorion Sagan, L’univers bactérien, Paris, Seuil, 2002., qui est une des premières à avoir attiré l’attention sur l’importance biologique (tant du point de vue évolutif que fonctionnel) de la manière dont certains organismes vivant dans le corps d’un autre établissent avec lui une relation mutuellement bénéfique, qui apporte des nouvelles propriétés physiologiques à l’hôte comme à l’hébergé : ainsi, les biotes intestinaux, composés de millions de bactéries d’espèces différentes, jouent un rôle organique décisif, celui de la digestion, sans être cependant des organes, mais en étant des écosystèmes d’organismes hétérogènes vivant en symbiose à l’intérieur d’un de nos organes. Sans eux, l’intestin ne digérerait pas les aliments ; sans l’intestin, ces bactéries n’auraient pas de milieu écologique favorable. Donna Haraway imagine une relation de coopération et d’entraide de ce genre entre les papillons Monarques et les CamilleLe premier modèle symbiotique utilisé par Donna Haraway est le cyborg. Le cyborg n’est pas un hybride, car il ne se forme pas à partir d’une mutation interne, mais un compost hétérogène, qui « surgit des chutes de frontières entre l’organique et le machinique, humain et animal, matériel et informationnel. C’est un assemblage auto-différent dont les parties ne forment jamais un tout homogène ». Dizionario per lo Chthulicene, https://not.neroeditions.com/dizionario-lo-chthulucene/ Traduit par l’autrice. Sur le cyborg, voir Donna J. Haraway, Manifeste cyborg et autres essais, Sciences – Fictions – Féminismes, Paris, Éditions Exils, 2007. : les papillons inscrivent leur trace dans les corps des enfants, et génèrent des modes d’apprentissages spécifiques, localisés, limités, partiels.
Ce terme est important pour Donna Haraway : il désigne une manière particulière de savoir, ou plus précisément de savoir-faire, une prise de position politique, une manière d’aborder le corps et ses connexions spécifiques avec d’autres corps. Au début de Vivre avec le trouble, elle écrit : « Comme tous les descendants des nations dont l’histoire est marquée par le colonialisme et l’impérialisme, je dois réapprendre —nous devons réapprendre— à conjuguer les mondes à l’aide de connexions partielles, plutôt qu’à coups d’universel et de particulierDonna J. Haraway, Vivre avec le trouble, op. cit., p. 27. Je souligne. ». À la différence de l’anthropologie comparative, intéressée surtout par les similitudes et les différences entre le monde occidental et les mondes autochtones, Haraway propose des manières de fabriquer des savoirs, des corps et des cultures plus imprévisibles, plus instables, plus troubles justement, car plus affectives, à partir de ce qu’elle appelle des « connexions partielles », terme qu’elle reprend à l’anthropologue britannique Marilyn StrathernIbid., p. 235.. Haraway précise : « Unir nos forces pour reconstituer des refuges, pour permettre une récupération et une recomposition biologiques-culturelles-politiques-technologiques durables quoique partielles, voilà une manière possible de bien vivre et de bien mourir en bestioles mortelles du ChthulucèneIbid., p. 224. Je souligne. Chthulucène est le nom que donne Haraway à l’ère dans laquelle nous vivons. Le nom est tiré de khthôn, qui renvoie à la terre comme matière et comme sol, mais il est aussi le nom de l’araignée californienne Pimoa Cthulu, avec un h en plus, qui rompt l’unité de l’être singulier comme un métaplasme. Le terme fait également référence au monstre tentaculaire de l’œuvre de science-fiction, L’Appel du Cthulhu, de l’écrivain raciste Howard P. Lovecraft. Donna Haraway préfère le terme de « Chthulucène » à celui d’« Anthropocène », définition qui est, pour Haraway, fermée en soi et incapable de rendre compte de la complexité hétérogène du monde. Au contraire, Chthulucène rappelle les enchaînements entre humain et non-humain (humain de humus), et la générativité risquée des processus sympoïétiques. Le Chthulucene est maintenant, mais c’est aussi un espace-temps constamment diffracté, c’est le temps de la responsabilité, et non de l’espérance.. »
Notons, comme le souligne María Puig de la Bellacasa, que le terme « partial » en anglais veut dire à la fois « partiel » et « partial ». Une vision partielle est forcément subie, à partir de l’héritage culturel de chacun.e. Alors qu’une vision partiale implique un positionnement actif, par exemple défendre une position, une idée, un fait, plutôt qu’un autreMaría Puig de la Bellacasa, Les savoirs situés de Sandra Harding à Donna Haraway. Science et épistémologies féministes, Paris, L’Harmattan, 2014, p. 176.. Par exemple, les savoirs produits par les différent·es Camille autour des papillons Monarques s’engagent à partir d’un positionnement partial assumé : iels prennent part activement à leur combat, s’engagent avec eux. Mais ces savoirs sont aussi limités et localisables, et ils excluent toute prétention à la totalisation« Caractérisées par leurs connexions partielles, les parties ne s’ajoutent pas pour se fondre dans un quelconque tout ». Donna J. Haraway, Vivre avec le trouble, op. cit., p. 235. Elle se réfère dans ce passage au « cyborg », mais cela vaut aussi pour les enfants du compost, c’est-à-dire les Camille-Monarques.. Les papillons Monarques sont disséminés un peu partout, mais ce ne sont pas tous les papillons entrent en connexion avec les Camille, seulement ceux qui risquent l’extinction et qui appartiennent, comme l’explique Haraway, « aux deux grands courants migratoires d’un continent bien particulierIbid., p. 306. ». Et si les savoirs sont partiels, les réparations et les refuges des mondes abîmés que partagent les papillons, les Camille et leurs communautés, le sont aussi. Insistons sur un point : les Camille et leurs communautés ne cherchent pas à aider les papillons « de l’extérieur », comme des humain.es magnanimes et paternalistes qui cherchent à sauver des espèces faibles et inférieures.
Les Communautés du Compost ne lièrent pas leurs enfants à des “espèces menacées”, selon la signification que les organisations de conservation de la nature du xxe siècle donnaient à cette expression. À leurs yeux, leur tâche consistait plutôt à cultiver et à inventer des arts de vivre pour et avec des mondes abîmés. Et il s’agissait de le faire avec et pour qui vivait et mourait dans des lieux en ruine. Cela n’avait rien d’abstrait ou de formel. Tout au long de leur vie, les Camille n’ont cessé de s’enrichir par la fréquentation des communautés de cette Terre. Jouer et travailler avec les papillons impliquait d’habiter intensément et de migrer activement avec une multitude d’êtres humains et d’autres bestiolesIbid., p. 306..
Une connexion partielle est forcément réciproque, sympoïétique, autrement dit basée sur le « construire-avec », le « fabriquer-avec », le « réaliser-avec », affirme Haraway, qui ajoute : « Rien ne se fait tout seul. Rien n’est absolument autopoïétique, rien ne s’organise tout seul. Never Alone […]Ibid., p. 115.. » Sympoïèse désigne ainsi « des mondes qui se forment-avec, en compagnieIbid. La citation complète : « [Sympoïèse] C’est un mot pour caractériser de manière adéquate des systèmes complexes, dynamiques, réactifs, situés et historiques. Un mot pour désigner des mondes qui se forment-avec, en compagnie. La sympoïèse embrasse l’autopoïèse et, de manière générative, elle la déploie et l’étend. » ». La mutation n’est pas interne au corps individuel, mais l’effet de la sympoïèse (« production-avec ») et de la symbiogénèse (« incorporation ») entre les Camille et les papillons Monarques. L’objectif de ces altérations n’est ni la fusion, ni l’imitation, ni l’identification des Camille aux papillonsIbid., p. 317.. Le compost n’est pas la reproduction du même, mais l’émergence de nouvelles formes de vie, intrinsèquement multiples.
Ces relations sympoïetiques ne sont pas, répétons-le, des fusions de parties dans un toutIbid., p. 235., mais des connexions partielles qui peuvent advenir entre individus et machines, individus et animaux, individus et végétaux, individus et minéraux, enlevant ainsi à l’être humain toute priorité et supériorité par rapport aux autres catégories d’êtres vivants.
Les savoirs sont interchangeables et traversés par des désirs et des affects réciproques, « précisément parce que leur raison d’être réside dans leur attachementLaura Aristizabal Arango, « Appren-tissages avec des papillons Monarques (Danaus plexippus). Une lecture d’ “Histoires de Camille” de Donna Haraway », in Itinéraires, Littérature, textes, cultures, 2021-1/2022, « Écoféminismes : récits, pratiques militantes, savoirs situés », p. 6, https://journals.openedition.org/itineraires/10290. », commente Laura Aristizabal Arango. Ce sont des savoirs qui ne sont pas « savants » mais affectés et imprégnés d’amour : ce qui est en jeu est justement une « dimension de la connaissance qui ne consiste pas à élucider mais à affecterMaría Puig de la Bellacasa, « Technologies touchantes, visions touchantes. La récupération de l’expérience sensorielle et la politique de la pensée spéculative », in Elsa Dorlin et Eva Rodriguez (dir.), Penser avec Donna Haraway, Paris, P.U.F, op. cit., p. 86. », précise aussi María Puig de la Bellacasa : les expériences sympoïétiques sont des modalités de sentir-avec, de gouter-avec — et j’ajouterais aussi, de jouir-avec. Car ce qui fait tenir ensemble les éléments du compost et du vivre-avec n’est rien d’autre que quelque chose de l’ordre du désir, de l’amour, au sens freudien — relation dont on va voir que le modèle est précisément la perversion. Les relations sympoïétiques sont des relations libidinales perverses.
2. Objets partiels : la logique perverse du désir (Freud)
Les composts sont capables de former des systèmes complexes, dynamiques, réactifs, qui modifient aussi les coordonnées des désirs, sur le plan individuel et social. La conception du désir sous-jacente à cette notion harawayenne évoque avec beaucoup de précision celle que la psychanalyse a héritée des élaborations freudiennes. Or celle-ci suppose qu’on accepte qu’il existe une relation étroite entre le désir en général et ce qu’on appelle perversion.
Perversion ne doit pas s’entendre ici dans sa signification morale ou juridique, ni comme structure clinique différente de la névrose ou de la psychose, mais comme une modalité concrète et spécifique de désirer (un objet) et de jouir. Lorsque Freud parle de perversion, il entend bien sûr d’abord, comme la psychologie médicolégale de son temps (en particulier celle de Krafft-EbingRichard von Krafft-Ebing, Psychopathia Sexualis, Encyclopédie des perversions sexuelles, Rosières-en-Haye, Éditions Camion blanc, 2012.), une pratique sexuelle qui n’est pas orientée vers la reproduction, c’est-à-dire la copulation hétérosexuelle, modèle, à son époque, de la sexualité « normale ». Mais il va plus loin, puisqu’il construit un concept de sexualité qui n’est plus centrée sur l’investissement des organes génitaux, ni comme supports, ni comme objets du désir. On peut jouir sexuellement d’autre chose que de son organe génital, l’exemple princeps étant celui du bébé qui suce son pouce, modèle d’activité sexuelle selon Freud, alors qu’il ne saurait l’être pour Krafft-EbingPatrice Maniglier, « Political and Theoretical Introduction to Post-Sexuality », in Béatrice Mousli & Eve-Alice Roustang-Stoller (sous la direction de), Women, Feminism and Feminity in the 21st Century : American and French Perspectives, New York, Palgrave Macmillan, 2009, p. 201-218.. On peut aussi jouir génitalement, mais en relation avec des objets qui n’ont rien à voir avec les organes génitaux : c’est précisément le cas d’un « pervers fétichiste » comme Sacher-Masoch qui jouit de la fourrure qu’il pose sur la statue d’une femme qu’il adore. Nous sommes là dans l’empire des perversions au sens plus classique. Mais, encore une fois, l’originalité de Freud par rapport à Krafft-Ebing est de refuser d’expliquer ces perversions comme des « déplacements de l’instinct génésique », pour les concevoir comme des investissements sexuels directs d’objets pourtant non génitaux.
Cette hypothèse repose sur ce qui est peut-être sa trouvaille la plus fondamentale d’un point de vue clinique et théorique : sa théorie des pulsions, et plus précisément des pulsions partielles Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle (1905/1910/1915/1920), Paris, Folio, 1987, p. 82-85. Freud définit la pulsion en ces termes : « Par “pulsion”, nous ne pouvons, de prime abord, rien désigner d’autre que la représentance psychique d’une source endosomatique de stimulations, s’écoulant de façon continue, par opposition à la “stimulation”, produite par des excitations sporadiques et externe. La pulsion est donc un des concepts de la démarcation entre le psychique et le somatique. » (p. 83).. L’enfant qui suce son pouce satisfait une pulsion orale, qui repose sur une excitation localisée de l’orifice buccal, totalement indépendante de sa fonction organique, autrement dit de sa relation avec les autres parties organiques de son corps. Il y a de même des pulsions anales, des pulsions scopiques, des pulsions épistémophiliques (la jouissance à sa propre activité cérébrale), et la pulsion génitale n’est qu’une pulsion parmi d’autres. Le corps libidinal est composé par la pluralité acentrée de ces pulsions, que Freud appelle « partielles » précisément pour les arracher à l’idée de fonction organique, qui implique une totalité centralisée.
Or ce sont les perversions qui ont donné à Freud le modèle de ces activités sexuelles partielles, au point qu’il qualifiera comme on sait l’enfant de « pervers polymorphe », voulant dire par là que l’enfant cumule toutes les perversions à la fois, c’est-à-dire jouit d’un corps libidinal non assujetti à la totalisation organique, livré à la diversité « sympoïétique » des pulsions partielles, acentrées, qui se composent seulement bord à bord et sans jamais avoir à passer par un point privilégié, autrement dit un centre. Voyeurisme, exhibitionnisme, masochisme, sadisme, zoophilie : ce sont là des pratiques sexuelles de sujets qui sélectionnent une zone érogène, un objet partiel, en ne le rapportant pas à une personne globale, que ce soit celle de leur propre corps ou de celui d’un semblable, membre de la même espèce que le sien, soumis donc aux mêmes principes d’organisation morphologique globale.
Mais Freud va encore plus loin. Car s’il développe cette théorie de la sexualité, c’est, on le sait, pour rendre compte des phénomènes douloureux dont se plaignent ses patient.es. Et son hypothèse est alors très simple : les symptômes sont des pratiques sexuelles, disons, alternatives. Somatisations, obsessions, phobies, crises d’angoisse, etc., doivent se lire comme des manières de se livrer à une activité sexuelle, tout comme l’enfant qui suce son pouce ou le soumis qui jouit de la botte de sa maîtresse. Une jambe paralysée est un organe sexuel aussi efficace qu’un clitoris, et qui jouit d’ailleurs pour la même raison : parce qu’il permet de rejouer quelque chose d’un trauma inconscient.
Le pansexualisme de Freud doit donc être entendu comme une critique de toute conception normative de la sexualité qui admettrait le coït à des fins reproductives ou sociales (reconnaissance de deux personnes humaines l’une par l’autre dans leur intégrité organique et celle de leur descendance), mais qui pathologiserait toutes les autres formes de pratique sexuelle (les perversions bien sûr, mais aussi les symptômes). Lorsque Freud, dans Les trois essais sur la théorie sexuelle, en se referrant à certaines formes de sexualité comme l’« inversion », utilise le terme de « Abirrung »Ibid., p. 34., (mal) traduit en français par « aberration », il n’entend pas une pratique sexuelle scandaleuse et moralement condamnable, mais une forme errante, déplacée, excentrée de la sexualité, par opposition à une sexualité (purement théorique) centralisée sur la génitalité. Encore une fois, il ne faut pas comprendre que la pulsion sexuelle est d’abord génitale et ensuite déplacée vers d’autres zones du corps ou d’autres objets du monde, mais qu’elle est d’abord multiple et ensuite soumise à une tentative d’unification toujours ratée autour de la zone génitale. Jamais centrale, toujours partielle.
L’hypothèse de Freud est donc claire : les organes génitaux ne sont pas le pivot de la sexualité, c’est tout le corps qui est source de satisfaction sexuelle. Le corps non pas dans sa totalité unifiée (sauf dans le narcissisme, ou le sujet sexualise sa propre image), mais éclaté en différentes parties, autonomes les unes des autres. L’objet partiel n’est pas forcément une partie du corps propre ou du corps d’un semblable de la même espèce (indépendamment de son genre), mais aussi un objet inanimé, un objet qui n’est pas forcément « humain ». Ainsi le lait, la nourriture, les fèces, le doudou, la poupée, etc., objets typiques du corps sexuel enfantin ; mais aussi les chaussures, les bottes, la cravate, la chemise, la fourrure, les bas, les culottes, les boxers, le soutien-gorge, la chaine, le godemichet, le dildo, le vibreur, la drogue et tous les autres toxiques, qui sont des prolongements extérieurs du corps qui jouit.
Ce sont ces derniers qui ont été qualifiés plus spécifiquement par Freud d’objets fétichesIbid., p. 62-65. Ce n’est pas Freud qui a inventé le concept de fétichisme, mais Charles de Brosses. Il en parle dans le livre Du culte des dieux fétiches. Pour tout approfondissement, voir : Frédéric Keck, « Fiction, folie, fétichisme, Claude Lévi-Strauss entre Comte et La Comédie humaine », in L’Homme, n°175-176, 2005, p. 203-218.. On voit que l’objet fétiche est un modèle de l’objet sexuel en général, en tant qu’il est partiel. Le mot « fétiche » a déjà une longue histoire quand Freud le reprend. Pour les anthropologues du xixe siècle, les fétiches étaient des objets typiques des cultes animistes, qui étaient supposés confondre la chose matérielle et la divinité spirituelle, adorant le premier alors qu’ils visent la seconde, témoignant de leur incapacité à accéder au degré d’abstraction caractéristique des religions monothéistes. Pour Marx, la marchandise capitaliste est un fétiche dans la mesure où elle donne l’impression d’avoir de la valeur par elle-même, du fait de ses propriétés intrinsèques, alors que Marx croit avoir montré que sa valeur vient du travail social incorporé en elle, donc des rapports sociaux qui lui sont sous-jacentsVoir en particulier le chapitre « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret » (Livre premier, § 1-4), in Karl Marx, Le Capital, Paris, P.U.F, 1993, p. 81-95.. Marx décrit les marchandises fétiches comme produisant l’illusion de s’échanger toutes seules sur le marché, comme si ce n’était pas les acteurs sociaux engagés dans des relations conflictuelles qui réglaient leurs comptes à travers ces objets, et plus exactement organisaient l’exploitation du travail des uns par les autres. La reprise par Marx de cette notion de fétiche témoigne ainsi de son appartenance à une conception évolutionniste (qu’on pourrait qualifier de raciste dans le vocabulaire contemporain), qui suppose une certaine forme d’infériorité intellectuelle et morale de certaines populations par rapport à d’autres. La critique du capitalisme que suggère la notion de « fétichisme de la marchandise » pourrait être ainsi paraphrasée de la manière suivante : « Le capitalisme est aussi archaïque que les animistes ! Soyez anticapitalistes, si vous voulez cesser d’être des sauvages ! »
Tout autre est la position de Freud quand il mobilise ce terme pour penser l’objet du désir. Il n’y a de sa part aucune critique du fétiche. La notion de fétiche ne désigne pas une erreur, une faute, une anomalie, mais une dimension fondamentale de la relation entre le désir et l’objet. Pour Freud, le fétiche est d’abord un objet d’adoration partiel, indépendant de sa fonction dans une totalité plus grande que lui. Il vaut pour lui-même. Il est aussi partiel au sens où il est extrêmement hétérogène : une fourrure, une tétine, le cuivre rutilant d’une statue, le cuir froid d’une chaussure — ces objets transgressent les catégories taxinomiques de genres et d’espèces, car ils sont arrachés à leurs supports. Mais le fétiche a aussi une signification plus spécifique, car il implique une fixation et l’exclusivité Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, op. cit., p. 74.. C’est la différence entre une conduite perverse à proprement parler et l’enfant pervers polymorphe. Être pervers polymorphe, ce n’est précisément pas être pervers de cette façon-là, puisque par définition on n’est pas fixé à son objet partiel. Un fétiche est ainsi un objet partiel fixé qui se trouve nécessaire à un sujet pour lui permettre d’obtenir la satisfaction sexuelle. En ce sens, il se distingue des autres objets du désir qui sont toujours déplaçables. Le fétiche est ainsi le prototype de l’objet pervers, car la perversion se caractérise par le refus des mécanismes de symbolisation typiques de la névrose (déplacements, métaphores, etc.). L’objet du désir pervers ne doit pas évoquer, fût-ce sous une forme déplacée, la vérité inconsciente de ce désir, qui est ainsi « déniée » et non pas « refoulée ». Il est fixé.
Dans le désir pervers, tout objet partiel peut se brancher avec un autre objet partiel, peu importe sa constitution matérielle : ainsi la fourrure sur une statue dans une certaine obscurité de la nuit (mais pas n’importe laquelle), comme on le voit dans le célèbre livre de Sacher-Masoch, La Vénus à la fourrureLéopold von Sacher-Masoch, « La Vénus à la fourrure », in Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, Le froid et le cruel, Paris, Les Éditions de Minuit, 2007, p. 117-257.. Les connexions ne sont pas totales, elles restent partielles : c’est la fixation affective du sujet —Freud parlera même d’amour à propos du fétiche« Un certain degré de fétichisme de ce genre est ainsi régulièrement propre à la vie amoureuse normale […]. » Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, op. cit., p. 63.— qui fait lien et qui permet la satisfaction. Il n’y a aucune raison pour que la fourrure, le marbre, la nuit, tiennent ensemble, sinon l’effet qu’ensemble ils produisent sur Sacher-Masoch — effet qui n’est autre que l’intensité amoureuse elle-même. Bataille n’avait donc pas tort de dire : « Je défie n’importe quel amateur de peinture d’aimer une toile autant qu’un fétichiste aime une chaussureGeorges Bataille, « L’esprit moderne et le jeu des transpositions », in Documents, II, Paris, Éditions Jean-Michel Place, 1991, p. 491.. » Seul l’amour peut faire tenir ensemble des objets partiels hétérogènes. Il y a donc quelque chose de « trans-spécifique » ou de « multi-spécifique » dans les montages pervers, au sens où Donna Haraway emploie ce terme, à condition de ne pas restreindre la notion d’espèce au seul règne du vivant, mais de l’étendre à toute catégorie taxinomique supposant des associations « normales » et en excluant d’autres (la fourrure n’a pas de raison particulière de se lier au marbre, alors qu’elle en a sans doute d’être sur la peau d’une personne humaine susceptible d’avoir froid ou de vouloir se parer, de même que l’organe génital féminin a sans doute des raisons évolutives très lourdes d’être associées à l’organe génital masculin).
Voilà pourquoi on peut dire que les composts de Donna Haraway ne tiennent ensemble que par ce que Freud appelait « désir », c’est-à-dire par sa machine perverse, et plus précisément encore par le désir fétichiste. Elle le sait bien d’ailleurs, elle qui écrit que les récits, les savoirs, les apprentissages, les corps des composts sont l’objet de « transformations mutantes ou à prolongations aimantes, mais aussi perversesDonna J. Haraway, Vivre avec le trouble, op. cit., p. 291. Je souligne. ».
3. Lois, transgressions et parentés
Ce n’est pas la nature de l’objet du désir ou de la pratique sexuelle qui fait la différence dans la perversion, mais la spécificité de la relation à l’objet du désir. Par exemple, nous pouvons avoir une relation névrotique au téléphone portable, mais nous pouvons aussi avoir avec cet engin une relation authentiquement perverse. Nous avons un rapport névrotique lorsque notre relation au téléphone est substitutive de l’activité sexuelle, car traumatique (pour une raison ou pour une autre) et donc refoulée : en termes freudiens nous dirions que notre activité est un symptôme, un symptôme qu’on peut appeler addictif, et dont on peut se plaindre même s’il nous fait jouir de façon paradoxale. En revanche, le fait d’établir un rapport sexuel direct avec son propre téléphone, de le traiter un peu comme un sex-toy, est une modalité perverse de jouir, mais aussi d’affronter son propre traumatisme, d’inventer un mode de vivre-avec lui (au lieu de le rejouer névrotiquement sur un mode déplacé). Le sujet pervers lui aussi, bien sûr, est traumatisé par son sex-toy, c’est-à-dire son fétiche, mais il ne fait pas semblant de n’être pas dans une activité sexuelle, il ne la refoule pas ; il y reste fixé.
Les structures cliniques (comme névrose et perversion) sont des régimes de fonctionnement libidinaux. Le fétiche est l’équivalent du symptôme en tant qu’événement corporel, mais il « travaille » dans une autre logique érotique. Si Freud appelle « refoulement » (Verdrängung) le mécanisme de rejet du trauma propre à la névrose, c’est avec une « dénégation » (Verleugnung) que le sujet pervers se défend. De quoi se défend-il donc ? De la castration, nous dit Freud. Malheureusement, sur ce point, je ne peux suivre Freud, et c’est pourquoi je me tournerai vers Donna Haraway, qui prendra le relais du fondateur de la psychanalyse pour donner à la psychanalyse des orientations cliniques précises et précieuses. Tout porte sur la question du rapport entre loi et perversion.
Dans les Trois essais sur la théorie sexuelle, écrit entre 1905 et 1920, Freud considère le fétiche comme un « substitut de l’objet sexuelSigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, op. cit., p. 62. » ; mais la nature de cet objet remplacé par le fétiche n’est pas déterminée. En revanche, dans son fameux texte intitulé « Le fétichisme », écrit en 1927, le fétiche dévient le substitut du pénis, pénis que la mère n’a pas. La fonction du fétiche est dès lors de protéger le sujet contre l’horreur de la castration maternelle, d’autant plus horrible qu’elle pourrait concerner aussi le sujet lui-même : « le fétiche est justement là pour le garantir contre [l]a disparition [du pénis] », écrit FreudSigmund Freud, « Le fétichisme », in La vie sexuelle, Paris, P.U.F, 1969, p. 134.. C’est grâce au fétiche que le sujet nie la castration, mais aussi paradoxalement l’affirme : si d’un côté le fétiche est comme un pénis (négation), de l’autre, la castration maternelle existe toujours, car le sujet l’a vue (affirmation). La dénégation est donc ce double mouvement psychique du sujet, qui lui permet de soutenir le conflit sans renoncer à aucun de ses termes, en maintenant la coexistence des contraires, c’est-à-dire la castration et son absence (absence palliée grâce au fétiche)Le sujet « a conservé la croyance [que la mère] a un phallus mais il l’a aussi abandonnée ». (Ibid.) Freud utilise indistinctement le terme de pénis et de phallus.. « Clivage du moi », dira Freud en 1933, dans L’abrégé de psychanalyseLa Spaltung est une notion problématique chez Freud, car elle peut s’appliquer à la psychose, à la perversion, et même à certaines formes de névrose. Voir : Sigmund Freud, Abrégé de psychanalyse, Paris, P.U.F, 1985, p. 78. Voir aussi « Le fétichisme », op. cit., p. 137 et « Le clivage du moi dans le processus de défense », in Résultats, idées, problèmes, tome II, Paris, P.U.F, 1985, p. 284-286..
Pour le dernier Freud, ce sont donc des fantasmes œdipiens qui mettent en action les pratiques perverses comme le fétichisme, alors que dans les Trois essais sur la théorie sexuelle, les pratiques sexuelles perverses, de l’enfant ou de l’adulte, n’étaient pas déterminées par la « sainte famille » (comme Deleuze et Guattari appelaient le schéma œdipienGilles Deleuze, Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Capitalisme et schizophrénie 1, Paris, Les Editions de Minuit, 1972, p. 60. Voir notamment le deuxième chapitre, « Psychanalyse et familialisme : la sainte famille ».). Renfermer le fétiche dans le triangle infernal de l’Œdipe —papa, maman, phallus—me paraît problématique, et cette vision ne correspond pas forcément à ce que nous rencontrons dans la clinique : les fantasmes sont beaucoup plus variés que les petites historiolesLacan invente un néologisme, « historiole », pour indiquer ce point de rencontre entre l’histoire fantasmée et l’histoire vécue : « L’histoire est historiolée de mythes », affirme-t-il en 1957. Il se réfère au cas du petit Hans, commenté par Freud dans Les cinq psychanalyses, pour qui l’histoire a la fonction d’intégrer par l’imaginaire un élément intolérable du réel. Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre IV, La Relation d’objet, Paris, Seuil, 1994, p. 400. œdipiennes, et la seule fonction du fétiche ne saurait être de réparer la soi-disant castration « anatomique » de la mère, ou de la femme en généralSigmund Freud, Abrégé de psychanalyse, op. cit., p. 78.. D’ailleurs, si on y songe, le trauma est trop singulier et impartageable de nature pour s’inscrire automatiquement dans une fantasmatique universelle comme celle du drame œdipien.
Mais nous savons aussi que la castration, en psychanalyse, n’est pas seulement à considérer sous son versant imaginaire (liée à la peur de ne pas avoir ou de perdre le très précieux zizi). La castration est aussi une loi, une loi symbolique et universelle. C’est bien sûr Lacan qui insistera sur ce pointJacques Lacan, « Fonctions de la psychanalyse en criminologie », in Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 130.. Mais il s’appuie sur le Freud de Totem et Tabou, pour qui l’interdit de l’inceste repose sur le meurtre du Père de la horde primitive par les frèresSigmund Freud, Totem et tabou, Paris, Gallimard, 1993, p. 292.. Ceux-ci se sont coalisés pour renverser la tyrannie du Père qui monopolise toutes les femmes sans différence (donc aussi bien sa propre mère). En lieu et place de ce Père mort, l’interdit de l’inceste est institué, qui ne permet plus que toutes les femmes soient monopolisées par un seul homme, mais qui en contrepartie divise chaque sujet par une Loi qui précède et ordonne a priori son désir en lui en prescrivant les objets — loi dont l’autre nom est bien castration. Cette loi ordonne la différence de sexes selon l’anatomie propre à chacun, oblige à choisir de jouir selon une des deux différentes modalités de la jouissance, masculine et féminineJacques Lacan, Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 73. Voir en particulier le tableau des formules de la sexuation., établit le partage entre le normal et le pathologique.
Cette loi impose certes des normes sexuelles centrées sur la génitalité et la reproduction, mais aussi paradoxalement une course à la satisfaction de substitution : on ne peut pas jouir de la mère et de toutes les femmes, et donc on ne peut jamais qu’essayer de jouir d’autre chose, qui s’avère par définition forcément insatisfaisant. De ce point de vue, on comprend que Deleuze et Guattari aient mis en relation, dans L’Anti-Œdipe, l’Œdipe et le capitalisme : consommation effrénée et surproduction sont une manière de répondre à la loi de la castration. Mais aucune consommation ne nous fera jamais jouir comme la jouissance « impossible », celle qu’a eue l’Autre tout-puissant et mort, le Père de la horde, tué par les frères de la horde primitive selon le mythe de Totem et Tabou. Rien ne nous arrêtera cependant de chercher à l’imiter jusqu’à la mort, notre mort et celle de la planète.
Par rapport à cette loi, le sujet pervers se situe d’une manière complexe. On le voit particulièrement bien dans le fétichisme, à condition de comprendre que la double focale de la dénégation prend ici un sens différent du jeu de la négation-affirmation de la castration décrit par Freud : d’un côté, négation veut dire désormais transgression (de la loi de la castration), et affirmation, création de nouvelles normes (ou règles pratiques) de l’autre.
Reprenons notre exemple du téléphone : alors que Freud aurait considéré le téléphone transformé en fétiche comme un substitut dénié du phallus, nous proposons d’y voir une transgression déterminée de la loi œdipienne qui commanderait de ne jouir qu’avec des corps idoines (humains, d’un genre opposé, bien formés, etc.), et donc en effet un écart par rapport à l’exigence de prendre son tour dans le circuit phallique, qui ne fait pas cependant du téléphone un substitut du phallus : la castration anatomique n’a rien à voir dans cette affaire ; ce qui importe c’est la loi de la castration qui exige une certaine inscription du désir dans des circuits prescrits. Pour le dire autrement, ce n’est pas une affaire d’objet et d’absence de l’objet (le pénis de la mère), remplacé par un autre (le téléphone), mais une affaire de loi (un ordre du désir ordonné à la famille et à la société) et d’instauration d’un autre ordre tout aussi potentiellement transgénérationnel, mais néanmoins fait avec des composants électroniques et des câbles de téléphone. Le pervers refuse une certaine manière de faire histoire (entre humains, bien ajustés, complémentaires), mais pour lui en opposer une autre, où il ferait histoire avec autre chose. C’est ici que l’objet fait retour. Car, bien sûr, le téléphone compte éminemment. Pas de perversion sans objet, pas plus que d’amourFreud insistera sur la valorisation de l’objet dans le fétichisme, objet paradoxalement valorisé en tant qu’idéal et en tant que déchet. Le rapprochement avec l’amour est encore une fois patent. Sigmund Freud, « Le refoulement », in Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 52. ! Mais grâce au téléphone, le pervers crée une nouvelle lignée, une lignée plus-qu’humaine, grâce à laquelle il sort de la loi familiale. C’est donc bien, comme le disait Haraway, une modalité de sympoïèse, de construire-avec, de fabriquer-avec, de réaliser-avec. Mon corps et mon téléphone-fétiche n’appartiennent pas à la même espèce, mais ils peuvent quand même créer une connexion —partielle—, fabriquer un cyborg, un compost. Il s’agit dans la perversion de se fabriquer un nouveau corps, capable lui aussi de se reproduire, mais qui s’est inventé dans une rencontre singulière, que rien ne programmait d’avance dans « l’ordre des choses ». Le téléphone est comme ces instruments qui deviennent des parties du corps étendu, dont parlait KlossowskiPierre Klossowski, La monnaie vivante, Paris, Rivages, 1997. Nos objets et nos fétiches sont toujours en relation avec nos histoires de domination et d’exploitation. L’exemple du téléphone, fabriqué avec une technologie qui requière du silicium et d’autres minerais difficiles et dangereux à extraire l’illustre bien. Nous ne pouvons pas échapper à notre histoire, et vivre avec le trouble implique aussi que nos fétiches ne puissent pas être tous « écologiquement corrects ». Cependant, faire corps avec les objets et ouvrir avec eux des lignées nouvelles invite sans doute plus facilement à s’interroger sur la provenance de ces objets. Est-ce que je souhaite une histoire qui s’inscrive dans les mines de lithium et de cobalt ? Si l’objet devient non pas un accessoire qui s’ajoute à mon corps, mais une partie de mon propre corps, la mine est un peu comme une histoire familiale, un roman des origines. (Je remercie Pierre Niedergang et Patrice Maniglier pour m’avoir aidée à mieux comprendre cette question.).
Dans la connexion fétichiste la relation avec la loi universelle, ou plus justement ici la norme, persiste, mais pour la transgresser : le fétiche n’est pas là pour parer au manque du phallus chez la mère, mais pour créer un lien symbiotique avec le corps, et remplacer la loi de la castration par la loi du désir de sympoïèse avec un objet du monde, un objet exclusif et partiel, humain ou non-humain.
Si, dans la névrose, la différence entre l’artefact technique (c’est-à-dire le téléphone) et le corps est hypothétiquement maintenue, le sujet fétichiste fabrique un nouveau corps reproductible avec le téléphone, en l’érotisant. Le désir fait corps, comme dans la symfiction des Camille-Monarques. Il n’y a plus de frontière entre le corps et les objets du monde : la machine à jouir est une immense bande de Moebius ! Fourrures, chaussures, godemichets, vibromasseurs, drogues et toxiques deviennent, à travers la relation fétichiste, des prolongements extérieurs du corps qui jouit. Dans Texto Junkie, Paul B. Preciado montre justement les connexions de son corps avec la testostéronePaul B. Preciado, Testo Junkie. Sexe, drogue et biopolitique, Paris, Grasset, 2008, p. 51-62. Voir en particulier le chapitre « Testogel ».. Ce corps aussi prolifère, bien qu’il ne le fasse pas selon les lois de la reproduction biologique ou de l’organisation familiale, mais selon des lignées de corps trans plus ou moins inspirés les uns des autres, sans cesse en train de se renouveler et de se prolonger.
Nulle phrase n’exprime mieux le soutien que cette théorie psychanalytique alternative de la perversion peut trouver chez Donna Haraway, que son célèbre mot d’ordre : « Make kin not babies Donna J. Haraway, Vivre avec le trouble, op. cit., p. 225. ! » « Faites des parents pas des enfants ! » Dans la formation de composts et de cyborgs, la norme familiale, variante de la loi de la castration, est transgressée au profit d’une nouvelle normeCette lecture rejoint un certain nombre de recherches contemporaines qui visent à dépasser l’opposition entre normalité et transgression, pour penser quelque chose comme, par exemple, une normativité queer. Voir notamment Pierre Niedergang, Vers la normalitivité queer, Toulouse, blast, 2023.. Le mot kin en anglais a un sens plus ouvert que la simple parenté biologique. Elle renvoie à des apparentements de toutes sortes. En avançant cette formule, Donna Haraway nous aide à sortir de l’opposition classique entre transmission et transgression, en montrant qu’on peut s’inscrire dans la durée transgénérationnelle autrement qu’en acceptant l’ordre familial et le principe de la reproduction biologique. Elle suggère qu’il y a des formes de transmission qui ne passent pas par la famille. Ce sont elles qu’on peut appeler des « parentés ».
On comprend bien dès lors pourquoi nous pouvons affirmer que les composts, ces objets à prolongations aimantes et perverses, comme les appelle Donna Haraway, relèvent d’une logique rigoureusement fétichiste : la connexion partielle entre les parties, tout en transgressant la loi des lignées familiales, engendre une nouvelle norme qui laisse la place à d’autres types de parentés. Dans les composts Camille-Monarques, les processus de perpétuation de vie se font par lignées d’organismes hétérogènes. Les « Histoires de Camille » expriment l’articulation entre la production de savoirs et la proposition des parentés queer multispécifiques. Des récits des Camille émergent des possibilités d’autres mondes, d’autres relations et d’autres êtres, faits d’interactions hétérogènes et multiples, mais surtout grosses d’avenirs nouveaux. Les pratiques relationnelles des Communautés du Compost, affirme Donna Haraway, « se développent à partir du sentiment que la continuation et la guérison des lieux en ruines exigent la création de parentés innovantesDonna J. Haraway, Vivre avec le trouble, op. cit., p. 296. ».
Dès la deuxième génération des Camille, l’exigence du renouvellement de la parenté se fait en dehors de tout lien génétique et biologique : « Lors de son initiation, à quinze ans —écrit Donna Haraway—, Camille 2 demanda qu’on lui implante des antennes de papillon sur le menton. Ce serait son cadeau de passage à l’âge adulte. Cette sorte de barbe tentaculaire lui permettrait de mieux goûter aux mondes de ces insectes volants. Leur partenaire pourrait avoir cet héritage aussi en commun. L’implant, en plus d’aider au travail de devenir-avec, accroîtrait les plaisirs corporels qui l’accompagnent. Symbole vibrant d’une symbiose vécue —qui était désormais à sa deuxième génération—, il fit la fierté de CamilleIbid., p. 323-324.. » Les pervers.es n’aspirent pas à d’autre fierté que celle-ci. Les perversions sont des sympoïèses multispécifiques, tout comme les composts sont des agencements pervers. Le secret du lien de ces deux notions, comme du lien entre Freud et Haraway, est dans ce jeu de destitution de la Loi au profit de lignées nouvelles, qui ont, si on veut, un caractère normatif, du moins au sens où ce sont des pratiques continuées et instauratrices d’espaces de possibilités (comme les règles de jeux), mais qui se fondent toujours sur la rencontre singulière entre des entités hétérogènes qui transgressent les distributions normales des identités et des différences. Si donc les Camille-Monarques sont les héro.ïne.s de l’art de vivre dans ce monde abîmé, alors la perversion est l’éthique du désir de ce monde qui est désormais le nôtre, pour longtemps. On se plaint souvent que l’écologie ne soit pas assez sexy. Le courant écosexuel s’est employé à montrer l’inverseAnnie Sprinkle, Beth Stephens, Jennie Klein, Assuming the Ecosexual Position, The Earth as Lover, Minneapolis-London, University of Minnesota Press, 2021. Pour la traduction française, voir Elizabeth Stephens et Annie Sprinkle « Manifeste écosexuel», trad. J. Etelain, La Deleuziana, n°6/2017 (http://www.ladeleuziana.org/wp-content/uploads/2018/01/Deleuziana6_175-176_Ecosex_FR.pdf).. À juste titre. Car l’écologie nous semble au contraire redonner au désir, dans sa pleine notion freudienne, son importance centrale. Ce n’est pas le devoir moral qui permet l’écologisation de nos vies, mais bien le désir et la jouissance dans sa modalité la moins canalisable, la modalité perverse.
Finale
Nous avons montré que l’angoisse environnementale n’est pas une phobie déclenchée par un objet imaginaire, mais le retour d’un réel traumatique qui se présente sous la forme d’un cauchemar. L’objet traumatique n’est rien d’autre que la fin du monde imminente, pour ne pas dire déjà présente : le sujet en prend acte non seulement de façon rationnelle et consciente, mais surtout de manière inconsciente, à travers le vécu d’un corps angoissé. Le sujet trouve des solutions pour supporter cette angoisse, qui peuvent être des nouvelles formes de désir, qui sont, selon notre hypothèse, en lien avec la perversion. Perversion ne signifie ici ni un déni de la castration ni un comportement moralement ou juridiquement répressible, et encore moins une pathologie, mais une manière de créer de nouveaux liens avec des objets animés et inanimés. Ces liens pervers peuvent, dans les meilleurs cas, nous habituer à des nouvelles modalités de participer à l’habitabilité de la terreVoir Patrice Maniglier, Le Philosophe, la Terre et le Virus, Bruno Latour expliqué par l’actualité, Paris, Les Liens qui libèrent, 2021., qui n’écartent pas l’angoisse et le traumatisme de sa finitude, mais qui nous permettent d’agir à partir de notre désir et de notre jouissance écoperverse.
Donna Haraway nous aide à élaborer cette notion d’écoperversion. Ainsi, le compost Camille-Monarques est comme un agencement fétichiste pervers.e-statue-fourrure, langue-chaussure-cheveux. Le fétiche est capable de créer des lignées d’engendrement en dehors de la simple reproduction de notre espèce par elle-même. Les perversions, du point de vue psychanalytique écoféministe, qui est le nôtre ici, ne sont rien d’autre que des pratiques sexuelles qui sont en écart par rapport à la norme de la génitalité, c’est-à-dire à la norme de la reproduction, et qui instaurent de nouvelles lignées génératives. Cette approche est étrangère à toute stigmatisation des pratiques perverses, qui ne sont pas forcément identifiées avec des actes criminels comme la pédophilie —on peut très bien être pédophile et névrosé—, l’exhibition sexuelle, les actes de barbarie, etc. Il s’agit pour nous ici de repérer l’acte pervers à partir de la spécificité de la connexion avec l’objet, sans nous arrêter sur la nature de l’acte, qu’on le juge répréhensible ou non.
Le kin de Donna Haraway est par définition pervers, car il implique d’engendrer autrement, c’est-à-dire en dehors de la norme génitale. Créer des parentèles alternatives est un acte vraiment pervers. On voit à quel point la sage homoparentalité dérange dans cette société « génitalisée » à outrance. On n’ose imaginer combien doit gêner l’union de l’humain et de la pierre, de l’humain et de l’animal, de l’humain et du robot, que nous avons d’abord connu dans les romans de science-fiction —pensons justement à Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, de Philip K. DickPhilip K. Dick, Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, Paris, Éditions J’ai lu, 2022.—, et que nous allons connaitre bientôt dans le cours de notre vie ! Ce n’est pas le cyborg qui nous attend, mais des lignées entières de cyborgs.
Le geste écoféministe de Donna Haraway est simple à résumer : mettre sur le même plan les couples homoparentaux et les symbioses biologiques, l’humain et le virus, le fait de pouvoir à la fois caresser et aimer sa propre chienneDonna J. Haraway, Manifeste des espèces compagnes, Paris, Flammarion, 2019.. Rien n’agite vraiment les esprits normativo-castro-génitalo-familialistes, au sujet de la perversion, que la possibilité d’un autre type d’engendrement qu’elle fait surgir, et non pas seulement la possibilité d’un autre type de jouissance. Engendrer et non reproduire, voici l’horreur que cause la perversion : faire des « kin » (pervers) à la place des « babies » (névrosés).
Lacan regrettait que la psychanalyse n’ait pas été capable d’inventer une nouvelle perversion« C’est triste ! Parce qu’après tout si la perversion c’est l’essence de l’homme, quelle infécondité dans cette pratique [la psychanalyse] ! ». Jacques Lacan, Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, (1975-76), Paris, Seuil, 2005, Séance du 11 mai 1976, p. 153. Lacan opère ici une substitution : il propose le terme de « perversion » à la place de celui de « désir ». Rappelons que c’est pour Spinoza que le désir est l’essence de l’homme. Spinoza, Ethique, Paris, Ivréa, 1993, p. 151 [Troisième partie, proposition IX, scolie].. Grâce à Donna Haraway, nous pouvons réconforter Lacan : la psychanalyse permet d’entrevoir, dans toutes les relations écologiques que nous allons devoir inventer, autant de perversions nouvelles. L’écoféminisme est devenue l’espèce compagne de la psychanalyse, grâce à leur connexion partielle, à leur relation sympoïétique. Après tout, ce texte lui-même est ainsi déjà une perversion de ce genre.
Pour terminer, citons encore une fois Donna Haraway :
Les espèces compagnes incitent à raconter des histoires sans queue ni tête [comme probablement la mienne d’ailleurs] — ou peut-être plutôt des histoires où abondent les queues, les têtes, mais aussi les grognements, les morsures, les chiots, les jeux, les reniflements et tout le reste. Le terme “symbiogenèse” n’est pas synonyme de bien, mais de devenir-avec les unes les autres avec respons(h)abilitéDonna J. Haraway, Vivre avec le trouble, op. cit., p. 270..
Mais quelle est cette respons(h)abilité, sinon un désir qu’on croyait « interdit » —(h)abilité : désir habile mais aussi désir habitable, donc vivable, supportable, autrement dit, devenu possible—, devenu possible grâce à la perversion des lois normatives, névrosées, œdipiennes, génitales, appelez-les comme vous voudrez, à travers la création de nouveaux lien inattendus ? C’est en frémissant d’impatience qu’on attend ces nouveaux noms du désir à venir.
Silvia Lippi