Le corps de Marie sera incinéré. La décision a déjà été prise, mais une dernière fois Takeo, l’époux de Marie, demande confirmation à sa belle-famille : « Euh, ça ne vous dérange vraiment pas, l’incinération ? » Takeo présuppose que les parents de son épouse récemment défunte auraient préféré un enterrement. L’on s’interroge alors, en français et en japonais, sur les pratiques funéraires, en Europe et au Japon. Face à un beau-fils soucieux d’intégrer les parents français de son épouse au rite funéraire bouddhique qu’il doit organiser, le père de Marie dédramatise la différence culturelle, voire naturalise l’incinération en en faisant une nouvelle coutume européenne : « En Angleterre, par exemple, je crois que tout le monde se fait incinérer, ces derniers temps. » (p. 39) La mère de la défunte va dans le sens de son époux, en montrant à son beau-fils que leur vie n’est pas conditionnée par le rite chrétien : « On est catholiques, mais c’est pas pour autant qu’on va à l’église. » (p. 39) Consentir à l’incinération pour les parents français ne poserait donc aucun problème d’ordre religieux.
Une partie des cendres sera recueillie dans une urne, poursuit Takeo, et déposée au bout de quarante-neuf jours – on le comprend à mesure que progresse l’échange entre les personnages – dans la tombe de sa famille à lui, au Japon donc. L’autre partie sera donnée aux parents de Marie. Mais que faire de ce lot de cendres ? s’interroge la famille française. Faut-il les enterrer dans le jardin ? La mère de Marie s’inquiète : « Et si le chien les déterre ? » La question est triviale par rapport à la situation figurée sur la scène. Elle dédramatise cette fois-ci le trouble dans lequel se retrouvent les parents de Marie tâchant de s’adapter à la décision de leur beau-fils. Si l’incinération ne pose pas problème en soi, côté français, l’après cérémonie ne va pourtant absolument pas de soi.
L’image du chien déterrant les restes est anticipation, prévention d’une mère amenée à prendre désormais soin de ce qu’il subsiste de sa fille, du moins en France. Quoiqu’il soit privé, le jardin ne semble pas être un lieu assez protégé. Il n’est pas assez sanctuarisé. Ce qui est mis en évidence, avec la trivialité de l’intervention de la mère, c’est la valeur matérielle des restes d’une défunte en train de quitter le monde terrestre. Mais ce qui apparaît inévitablement en creux, c’est l’importance de ce que va entraîner pour les relations entre la famille et la défunte le choix de l’emplacement. La question des restes projette d’un coup les parents et leur fille dans l’avenir. Elle pousse la famille française à commencer à requalifier l’être qui, très récemment disparu, est en voie de devenir un être invisible.
Le père propose de disperser les cendres dans la Seine. Pourquoi la Seine ? Il ne le dit pas. Les autres personnages ne lui répondent pas. Manquerait-il d’imagination ? Chercherait-il à éloigner la défunte ? La Seine est en effet une entité géographique familière mais extrafamiliale. Elle est un lieu banal, commun, connu de la France au Japon, mais elle est aussi le lieu d’où ne pourront jamais être délogés les restes de sa fille. Un lieu en mouvement qui permettrait d’attribuer aux cendres une place qui ne trahisse pas leur légèreté. Un lieu qui figurerait la mobilité de Marie entre deux terres et, bientôt, entre la terre et un invisible au-delà.
Comme souvent dans les pièces d’Oriza Hirata, c’est à travers une conversation à bâtons rompus que sont figurés les troubles liés à la mondialisation. On en revient finalement à la question des usages funéraires japonais pour mieux déterminer quel emplacement choisir en France. Mais la conversation se dilue dans les informations données sur le bouddhisme, par exemple sur le nombre de jours séparant au Japon l’incinération du dépôt des cendres, si bien que la question de la place à attribuer au lot de cendres de Marie sur sa terre d’origine restera en suspens. C’est aussi avec cette question, reste de la performance théâtrale, que le public repartira, et avec aussi, plus largement, celles-ci : de quelle nature sont les êtres invisibles transculturels ? que deviennent, que peuvent-ils devenir ?
Avec la question de la localisation des restes de Marie en France, se pose plus largement la question de ce qu’il reste du catholicisme pour cette famille, d’une religion qui est pour eux, elle aussi, à l’instar de Marie, là sans être là, et qui forme l’invisible environnement culturel auquel ils appartiennent. Elle plane dans la pièce, cette tradition. Justement parce que ni ses croyances ni ses pratiques n’y sont vraiment décrites. Ce n’est pas le christianisme comme doctrine théologique ou ensemble de règles qui est représentée. Ce qui apparaît bien plutôt, et la réplique de la mère citée plus haut l’exprime simplement et efficacement (« nous sommes catholiques, mais c’est pas pour autant qu’on va à l’église »), c’est l’ambiguïté d’une culture française à la fois marquée par une religion chrétienne qui la déterminerait, mais dont la sécularisation aurait permis à sa société civile de se libérer du poids des traditions rituelles jusque dans le privé, et à ses individus de penser qu’il n’est donc pas nécessaire, pour appartenir à la religion catholique, contrairement à la situation des Japonais avec le bouddhisme, d’en suivre les rites.
S’ils ne sont pas dépendants du rite chrétien, les parents de Marie dépendent cependant du vide qui s’ouvre et s’impose à eux avec la question de l’emplacement des cendres de leur fille. L’incinération bouddhique ne mettrait-elle pas les parents français face à un problème qui serait bien, finalement, d’ordre religieux, et auquel devrait répondre justement cette religion catholique à laquelle ils disent appartenir ? Les parents sont amenés à se poser une question d’ordre pratique (que faire des restes de Marie ?) qui charrie inévitablement – mais Oriza Hirata ne l’explicite pas, la question naît du pouvoir suggestif de l’assemblage des répliques – une question d’ordre métaphysique (que va devenir cet être qui, mort au Japon, fait son retour en France en tant qu’être invisible ?). La situation dramatique biculturelle rend visible ce que le phénomène de sécularisation tend à recouvrir (elle rappelle en creux la valeur des rites et des mythes, ce dont manquent justement les parents de Marie) comme elle montre la nécessité d’inventer une façon particulière, extrachrétienne, de situer une défunte revenant sur sa terre natale.
Plus loin dans la pièce, alors que la conversation se focalise à nouveau sur le thème des pratiques funéraires japonaises, Takeo déclare : « Les Japonais aiment bien les rites et les coutumes, mais ils n’ont pas tellement le sens de la religion » (p. 87). Il explique la diminution des cérémonies d’obsèques au Japon par un changement culturel. Il ajoutera que de telles cérémonies coûtent de l’argent. Pour Takeo, la religion est donc séparée des pratiques et distincte de la culture de laquelle elle devrait former le noyau. Elle est perçue comme une composante de la vie sociale porteuse de valeurs entrant en opposition avec celle de l’économie. Ce n’est pas le mot de bouddhisme qui apparaît dans la bouche du personnage en français dans la réplique, mais bien celui de religion, comme si quelque chose comme la religion déterminait pour lui de l’intérieur, universellement, chaque culture, et dont le Japon contemporain, lui aussi sécularisé, et même ici désenchanté, comparé à un passé qui reste indéterminé, serait désormais privé.
C’est en fait le poids de la modernité, côté français et japonais, dans la perception de la religion que donne à voir la pièce d’Oriza Hirata. Il y a d’un côté une famille française présupposant que la société dont elle est issue est plus affranchie de la religion que la société japonaise, et de l’autre une famille japonaise pensant avoir perdu la religion à cause de la place prise par l’économie. Une famille française faisant face au manque de rites dans une société censément libérée de ce que la religion a de contraignant, une famille japonaise respectant les traditions rituelles tout en pensant que sa société décline. Angoisse et risque de paralysie de l’action d’un côté, mélancolie et répétition d’une action perçue comme devenant vaine de l’autre. La religion apparaît dans les deux familles sous la forme d’un objet manquant, que cet objet soit dévalué et méprisé en tant que système de pratiques, ou qu’il soit regretté et idéalisé en tant que système de valeurs. Mais ils attendent trop de la religion justement, entendue telle qu’elle est par tous comme composante particulière propre à une culture donnée, définition d’une notion dont l’histoire dépend en fait de celle des monothéismes et dont l’extension a été rendue possible grâce à la sécularisation, la colonisation et la mondialisation.
La réflexion qui s’esquisse autour de cet objet défini en creux par les personnages comme ce qui manque, qu’ils pensent s’en être affranchis ou qu’ils croient à sa disparition, et la description des sociétés des uns et des autres, Japonais et Français, a néanmoins pour effet de brouiller la religion comprise comme trait particularisant d’une culture. Oriza Hirata ne se contente pas de montrer de manière critique ce qu’il y a de moderne et d’historiquement européen dans une telle définition. Marie, l’être entre deux terres, entre la terre et l’au-delà, invisible au public mais présentifiée par les paroles des personnages, figure aussi l’absence de cette religion dont les personnages sont justement en train de défaire le fantasme dans des discussions épuisant son manque. Les généralités vont bon train d’un côté comme de l’autre, et Oriza Hirata s’amuse à montrer dans quels clichés tombent mutuellement Japonais et Français dans leurs représentations respectives de la religion de l’autre comme de la leur, tout comme il montre, en mêlant lieux communs et descriptions d’usages culturels, ce qui les unit dans le contexte de la mondialisation, et surtout dans le contexte funéraire qui les fait se rencontrer. À la façon dont Marie se voit progressivement requalifiée par les uns et les autres, la représentation de la religion comme composante culturelle propre s’efface au profit des voix qui tissent, par-delà la différence culturelle précisément (différence qui est aussi toute sonore, puisque la pièce est bilingue), les chants d’adieu accompagnant le départ de la défunte. L’auteur et metteur en scène japonais, qui développe dans plusieurs de ses pièces une critique postcoloniale adossée, semble-t-il, à une lecture des sciences sociales sur le sujet, dénaturalise donc la notion de religion non pas seulement en la détricotant de l’intérieur, par le truchement de personnages qui seraient les ventriloques d’un discours politique, mais en donnant à voir en acte, sous les yeux du public, par l’hybridation des voix, l’élaboration d’une cérémonie religieuse nouvelle, des chants d’adieu singuliers esquissant la possibilité qu’un nouvel être invisible advienne (mais sans jamais rien dire d’assuré concernant ce devenir, sans jamais le décrire, ni même nous assurer qu’il y aura bien un devenir), nés de la situation transculturelle et des liens que la mort de Marie amène à retisser, voire à tisser tout court, entre les deux familles.
La question des restes introduite ici dans la fiction dramatique m’a amenée à montrer quelle réflexion Oriza Hirata élabore sur ce qui est censé avoir disparu dans deux modernités parallèles (les pratiques religieuses en France, le sens de la religion au Japon) – sur les restes, autrement dit, de celles-ci – tout en faisant de ces restes un matériau de figuration d’un invisible en devenir, à travers une comparaison entre deux cultures, opérée non pas dans les termes de l’anthropologie critique, mais dans le cadre d’une pratique dramatique et artistique vivante. Cette comparaison ne s’énonce pas seulement verbalement. Elle s’actualise dans la configuration polysensorielle qu’est la performance théâtrale. Oriza Hirata est d’ailleurs particulièrement attentif aux effets de présence et de sens créés par la spatialisation de la parole, ce dont témoigne la composition de ses textes, dans lesquels silence et musicalité des voix occupent une place de choix, et à l’environnement produit par les interactions entre les dimensions lumineuse, physique et sonore du théâtre.
Si, pour cette première livraison des Temps qui Restent, j’ai choisi la pièce d’Oriza Hirata, c’est qu’elle me semble paradigmatique pour l’enjeu de la chronique régulière que j’y tiendrai (chronique de théâtre, mais qui portera plus largement sur les performances, qu’elles soient verbales ou non) ; elle reviendra sur les autoréflexions en quoi consistent les performances contemporaines à propos de ce qui subsiste des temps modernes, voire des temps non modernes dans la société contemporaine, à propos de ce qu’il reste des traditions qu’elles requalifient, soit en revalorisant des matériaux ou des entités immatérielles oubliées, déchues, dénigrées, soit en détournant ceux qui sont glorifiés et respectés, soit en exposant ce qui reste invisible parce que trop convenu et rejeté, soit à l’inverse trop valorisé et idéalisé. Mais il sera aussi question de ce qui reste imprimé dans le corps du public à l’issue d’une expérience théâtrale, c’est-à-dire des reliquats laissés par le théâtre lui-même à partir de ce qu’il préserve, transforme ou purifie en le requalifiant : des formes d’impur peut-être, des éléments qui gênent ou troublent en s’incorporant à nous, ce qui interroge, est en voie d’être digéré, comme ce qui ne peut que demeurer non interrogé, à l’état d’énigme, de résidu irréductible. Elle aura pour objet les restes dont hérite la société où se joue la performance et qui, exposés et transformés dans les limites de l’expérience vivante, génèrent un surplus appelant l’interprétation. Il s’agira ainsi de montrer ce que disent les performances contemporaines des sociétés dont elles sont le fruit, quelles réflexions esthétiques sur celles-ci elles élaborent, ce qu’elles montrent qui persiste, devrait persister ou disparaître, et quelles invisibles orientations, dès lors, elles esquissent et proposent pour le monde contemporain.
Déborah Bucchi