À quelle époque vivons-nous ?

Peter Wagner revient ici sur la description et l’analyse des discours contemporains qui se réfèrent au passé, à l’histoire ou à la tradition comme témoin de la transformation de notre conscience historique ou sentiment d’historicité.

La période actuelle est souvent évoquée sous l’angle d’une série de crises aux effets cumulatifs. De la crise financière de 2008 à la pandémie de COVID-19 et enfin aux récentes guerres, agression russe contre l’Ukraine (qualifiée de « tournant historique » par le chef du gouvernement allemand), puis attaque du Hamas contre Israël et représailles israéliennes contre la bande de Gaza, sans oublier les effets désastreux du changement climatique, les événements critiques en effet s’accumulent ; et, si différents qu’ils soient, cette accumulation appelle à tenter d’identifier la spécificité du temps présent. Cependant, si l’on considère les diagnostics actuels, de telles tentatives frappent plutôt par leur absence.

Les manières de diagnostiquer et de traiter ces crises sont marquées par une double divergence. Premièrement, ceux qui prônent une ingénierie sociale fragmentaire se confrontent aux critiques de ceux qui voient plus loin. Les premiers soulignent l’urgence soudaine et appellent à des mesures court-termistes : nouvelle réglementation bancaire ; commercialisation du dioxyde de carbone ; développement de vaccins ; intensification de la production d’armes et des voyages diplomatiques. Leurs pourfendeurs insistent sur le fait que de telles mesures ne tiennent pas compte des racines profondes des crises et de la dynamique à long terme des évolutions sociales mondiales. Deuxièmement, ceux qui adoptent une vision à long terme sont à leur tour divisés entre techno-optimistes et penseurs apocalyptiques. Les techno-optimistes affirment que l’humanité a été confrontée à de nombreux problèmes au cours de l’histoire et qu’elle les a surmontés en inventant de nouvelles solutions. Malgré quelques revers, on peut constater l’existence du progrès dans la condition et l’histoire humaines, comme le démontrent plusieurs indicateurs tels que l’espérance de vie, l’alphabétisation, le niveau de confort et la liberté. Comme le disait déjà Karl Marx, « l’humanité ne se propose que les problèmes qu’elle peut résoudreKarl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, trad. par M. Husson et G. Badia, Paris, Éditions Sociales, 1957, p. 5. » ; et nous devons rester confiants que les problèmes actuels seront également résolus. Les penseurs apocalyptiques, à leur tour, suggèrent que la fin du monde est proche, provoquée par l’hybris de l’action humaine. Les visions apocalyptiques du xxe siècle reposaient sur la menace d’une guerre nucléaire, considéré comme inévitable dès lors que de grandes quantités d’armes nucléaires étaient en circulation. Aujourd’hui, la version prédominante repose sur la prévision d’un tel degré d’exploitation et de destruction de l’environnement que les limites planétaires seront dépassées.

Se situer dans le temps

 Si différentes que soient ces attitudes, aucune d’elles ne fait un effort sérieux pour situer le présent dans le temps historique. La version techno-optimiste héritée des Lumières n’a pas besoin de le faire, car elle suppose la continuité du temps à partir du moment où l’humanité s’est engagée sur la trajectoire de la modernité. Mais la tradition apocalyptique pas davantage, puisque ses manières d’interpréter le présent ne cessent de changer tandis que le résultat attendu reste le même. Les ingénieurs sociaux, par définition, s’intéressent uniquement au présent, sans aucune notion du passé.

Bien entendu, de nombreux observateurs s’accordent sur le fait que le monde contemporain nécessite une transformation sociale radicale et que des actions doivent être entreprises pour faire advenir cette transformation. Mais ceux qui ne veulent adopter ni visions catastrophistes ni visions optimistes n’ont souvent pas d’orientation claire sur ce qu’il faut faire. Historiquement, les appels à une transformation radicale ont fonctionné en offrant une manière de situer son époque par rapport à d’autres. Longtemps, les transformations ont été considérées comme nécessaires lorsqu’une société ou un régime politique s’écartaient du bon chemin. L’appel à la transformation peut être étayé par une référence à un passé meilleur vers lequel il faudrait revenir. Telle était la vision consacrée depuis les anciennes cités grecques jusqu’à la Glorieuse Révolution en Angleterre. À partir de la fin du xviiie siècle, la référence change. L’horizon des attentes futures n’était plus restreint par le champ de l’expérience passéeReinhart Koselleck, Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, trad. par Jochen Hoock et Marie-Claire Hoock, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1990.. Les transformations sociales étaient censées engager les sociétés et les politiques sur une nouvelle voie, et le temps présent pouvait être interprété à partir de sa position sur cette trajectoire. Cette vision est forte, sinon toujours dominante, dans les sociétés occidentales depuis environ deux siècles. Au xixe siècle et jusqu’au xxe, on appelait le résultat d’une telle opération la « conscience historique » ou le « sens de l’histoire », permettant à tout ce qui se passe maintenant de prendre un sens par rapport à un passé déjà bien compris. Mais cette conscience historique est elle-même devenue quelque chose du passé, une sorte de tradition de la modernité. De nos jours, en général, elle a été abandonnée.

Dans leur récent ouvrage, Luc Boltanski et Arnaud Esquerre analysent « l’actualité politique » – une expression elle-même très orientée vers le présent – à l’aune de l’affaiblissement du lien entre le présent et le passé ainsi que des liens actuels entre les membres d’un régime politiqueLuc Boltanski et Arnaud Esquerre, Qu’est-ce que l’actualité politique ? Événements et opinions au xxiᵉ siècle, Paris, Gallimard, 2022.. Ils relient l’incertitude et l’insécurité contemporaines à la perte d’un « sens de l’Histoire » (avec un H majuscule dans l’original, pour désigner une histoire commune et étendue), c’est-à-dire à la difficulté d’intégrer la « succession des plans d’actualité » en vue de tracer « les contours d’une époque », comme « une opération par laquelle ce qui se passe maintenant serait supposé prendre une signification en étant rapporté à ce qui est arrivé avant, et à ce qui a toute chance de se produire demainIbid., p. 264. ». Aujourd’hui, cela apparaît souvent comme un projet « impossible, voire absurde », en raison de « cette impuissance ou cette défaillance des moyens interprétatifs disponibles » dont les sciences sociales constituaient autrefois une source importanteIbid., p. 265.. Les moyens de se situer dans son époque ne semblent plus disponiblesFrançois Hartog (Régimes d’historicité, présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003; et sa contribution à ce numéro) a parlé d’un présentisme qui a émergé dès la fin du xxe siècle et qui se voit confronté maintenant avec une condition planétaire qui impose une nouvelle appréciation du passé et du futur. Même si ces réflexions sont proches des miennes, j’insisterais plus sur la pluralité des relations entre expériences et attentes et sur le besoin d’interpréter l’Anthropocène au lieu de le voir simplement comme l’imposition d’une nouvelle forme d’historicité..

Mais cette observation soulève davantage de questions. Existe-t-il pour nous quelque chose comme « notre propre temps » ? Et, si oui, comment le reconnaître et le rapporter à d’autres époques ? Pourquoi est-il important que l’action situe notre époque par rapport au passé, ou aux autres époques en général ? Ne suffirait-il pas de dire que « the time is out of joint », que le temps est déréglé ? Ou, pour utiliser une métaphore technologique contemporaine, de dire que nous avons besoin d’une réinitialisation ? Ces deux expressions indiquent que quelque chose ne fonctionne plus. La normalité et la continuité des pratiques sont interrompues, ou devraient être interrompues. Elles suggèrent également qu’il est possible d’interrompre le temps ou qu’il peut s’interrompre de lui-même. Mais elles ne mettent pas l’accent sur une comparaison entre le présent et le passé.

 

Ainsi, les arguments actuels en faveur d’une transformation radicale de nos sociétés diffèrent des lectures de l’histoire mobilisées au cours des siècles passés. Ni l’affirmation qu’il existe, en arrière, un droit chemin vers lequel on peut – et doit – revenir, ni l’idée qu’il existe, en avant, une direction que l’on puisse adopter, ne convainquent désormais. Néanmoins un élément peut être retenu et devrait effectivement être conservé de ces idées. Contrairement aux perspectives apocalyptique et techno-optimiste, celles-ci sont fondées sur un sens de l’historicité, mettant en avant la spécificité de différents moments du temps historique. Pour entretenir un certain sentiment d’historicité, il n’est pas nécessaire de supposer une direction de l’histoire, qui soit stable ou linéaire, comme le prétendait une grande partie de la pensée des xixe et xxe siècles. Mais on peut et on doit supposer qu’il existe un cours de l’histoire, aussi tortueux soit-il. Les événements peuvent être liés les uns aux autres, même à une certaine distance dans le temps et dans l’espace, à la fois de manière matérielle et à travers les concepts que nous créons. Les actions et les interprétations actuelles se rapportent à des expériences antérieures ; elles ne sont pas simplement « déconnectées » du passé.

 

Après avoir affirmé la nécessité de situer notre époque, nous sommes ramenés, de manière plus concrète, à la question que nous nous posions précédemment : quel est exactement notre temps présent, qu’est-ce qui le distingue des autres époques ? Dans ce qui suit, je tenterai brièvement de caractériser notre époque actuelle en deux étapes historiques. En essayant justement de montrer les liens qui lient les événements entre eux à travers le temps, je voudrais suggérer que notre présent est un prolongement d’une transformation sociale qui a commencé au milieu du xxe siècle, au moment où la revue Les Temps Modernes s’est consacrée à fournir une lecture de la situation actuelle. Cette transformation était très ambivalente et elle s’est passée en deux temps : le premier court à peu près des années 1950 aux années 1980, et le second des années 1980 jusqu’à nos jours.

La rupture avec la tradition (Diagnostic du temps présent, phase 1)

Les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale ont été marquées par la reconstruction rapide des sociétés d’Europe occidentale suite aux destructions de guerre, une reconstruction qui semblait parfois partir « de zéro » et a souvent été interprétée ainsi. D’un point de vue politique et économique, la reconstruction coïncidait avec la « modernisation », alors qu’au plan artistique, elle fut marquée par l’apogée du « modernisme ». Même s’il a été créé antérieurement, le terme « moderne », à cette époque, est de plus en plus utilisé par opposition à celui de « traditionnel ». Les sociologues, par exemple, distinguaient les « sociétés modernes » des « sociétés traditionnelles ». La « modernité » signifiait alors la victoire sur la tradition, voire souvent sa destruction, ou au moins sa relégation aux marges de la société, sous le nom de folklore.

On peut certainement affirmer que cette situation telle que diagnostiquée ici a des racines et des débuts plus anciens. Hannah Arendt, par exemple, parlait d’une rupture avec la tradition préparée philosophiquement depuis le milieu du xixe siècle et accomplie politiquement avec la Première Guerre mondiale et le totalitarisme. Mais il semble néanmoins valable de dire que le sentiment de rupture s’est généralisé après la Seconde Guerre mondiale. Après tout, c’est à ce moment-là qu’Arendt a donné son diagnostic et que son ami Karl Jaspers a rappelé, reprenant explicitement une image de Max Weber, que l’histoire universelle est « une route que le diable pave de valeurs détruitesKarl Jaspers, Introduction à la philosophie, trad. Jeanne Hersch, Paris, Pion, 1983, p. 102. ».

Puisque ce n’est pas ici le lieu pour des investigations historiques approfondies, permettez-moi d’illustrer ce point en me référant aux débats italiens sur l’abstraction dans l’artJe remercie ici Ara Merjian.. L’art abstrait, disait Alberto Moravia à la fin des années 1950, « correspond au moment historique où se produit l’effondrement des cultures, le rejet des procédures du passé, la rupture du rapport traditionnel à la réalité […]. Le peintre abstrait, de sa propre volonté et au terme d’un travail conscient et rationnel, revisite sept mille ans d’art et tente d’atteindre la zone archaïque, primitive, irrationnelle, chaotiqueCité d’après Antonella Camarda, « L’elite ostile. La battaglia per l’arte contemporanea in Italia (1948-1975) », piano b. Arti e culture visive, vol. 2, no. 1, 2017, p. 1-27, p. 12. Notre traduction. ». De toute évidence, le « rejet » du passé, la « rupture » avec la tradition, sont ici vus comme une libération. L’« effondrement » culturel que Moravia identifiait déjà à la fin des années 1950 a été plus généralement associé aux révoltes de la fin des années 1960, principalement menées par la jeunesse, souvent au nom d’un rejet explicite de la génération précédente et de ses valeurs. La rupture avec l’ensemble des traditions semblait alors ouvrir un champ infini de possibles. Toutes les contraintes devaient disparaître.

Personne ne pouvait mieux exprimer l’éthos de ces révoltes que Michel Foucault, même si ce fut avec un peu de recul, en 1984, lorsqu’il décrit ce mode de critique qui « ne déduira pas de la forme de ce que nous sommes ce qu’il nous est impossible de faire et de connaître, mais [..] dégagera de la contingence qui nous a fait être ce que nous sommes la possibilité de ne plus être, faire ou penser ce que nous sommes, faisons ou pensonsMichel Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? » , dans Dits et Ecrits 1954-1988, tome IV, Paris, Gallimard, 1994, p. 562-578, p. 574. ». Le progrès ici revient à s’émanciper de la détermination de l’espace et du temps dans lesquels nous sommes nés. Comme Reinhart Koselleck l’avait dit à propos de la période se situant autour de 1800, l’horizon des attentes s’est complètement détaché du champ de l’expérience passée. Cette façon de penser n’était donc pas nouvelle dans les années 1960. Mais à la fin du xxe siècle, plus qu’à la fin du xviiie, elle évoquait des possibles imminents qui suggéraient un progrès se profilant immédiatement à l’horizon, un progrès dont on pouvait être le témoin individuel, non pas un progrès général et vague de l’histoire humaine.

En d’autres termes, la notion de progrès a subi un processus parallèle de dés-historicisation et d’individualisation. Mais ce processus n’a pas été remarqué à l’époque, et certainement pas par la plupart des acteurs qui voyaient sans problème leur propre émancipation aller de pair avec l’émancipation de l’humanité. L’un des rares à l’avoir noté fut Pier Paolo Pasolini. Explorant la question de l’art abstrait d’une manière qui semble directement répondre à Moravia, bien que ce soit quelques années plus tard, il écrit :

La peinture abstraite, par exemple, est moderne au sens courant du terme : pour moi elle est, au contraire, profondément vieille, vieille : putet, quatriduana est ! (Elle pue, c’est un cadavre de quatre jours). Produit typique et glorieux du néo-capitalisme, elle le représente intégralement : c’est-à-dire qu’elle obéit à sa demande de non-intervention de l’artiste : « Artiste, occupe-toi de tes affaires intérieures ! Que ton art soit le graphe de ton intimité, peut-être la plus profonde et la plus inconsciente ! » : voilà ce que le capital demande à l’artiste. Et le peintre abstrait, triomphalement, exécute l’ordre : et, perdu dans les délicieux méandres angoissés de son intimité, il a même le privilège de ne pas se sentir dépourvu de fierté. En effet, il croit qu’il obéit à l’inspiration secrète et moins… bourgeoiseCité d’après Antonella Camarda, « L’élite ostile. La battaglia per l’arte contemporanea in Italia (1948-

1975) », art. cit., p. 12-13. Notre traduction..

Pasolini a identifié l’individualisation en jeu dans la mode de l’art abstrait et son adéquation aux besoins du capitalisme contemporain. Depuis, l’abandon de la tradition, qui apparaissait comme l’accomplissement majeur de la modernisation (socioéconomique) et du modernisme (artistique), a été plus largement analysé et ce de manière plus critique. Luc Boltanski et Ève Chiapello ont tenté de retracer les transformations du capitalisme depuis les années 1960 et ont montré comment la « critique artiste », devenue dominante durant cette période, éclipsant la « critique sociale », a soutenu la montée du « nouvel esprit » du capitalisme qui célèbre l’autonomie et la créativitéLuc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.. Même si l’inspiration, l’autonomie et la créativité sont au cœur de la compréhension artiste du soi, sur le plan économique, ces nouveaux individus poursuivent leurs objectifs de manière instrumentale. Plus généralement, les conséquences de « 1968 » sont aujourd’hui interprétées davantage comme une révolution culturelle que politiquePeter Wagner, « The project of emancipation and the possibility of politics, or, what’s wrong with post-1968 individualism? », Thesis Eleven, no. 68, février 2002, p. 31-45.. La décennie qui a suivi, les années 1970, a vu la fin des utopies collectives avec la décrédibilisation du nationalisme postcolonial et du socialisme existant. En réponse, la défense des droits humains individuels a émergé comme « la dernière utopieSamuel Moyn, The Last Utopia, Cambridge, Harvard University Press, 2010. ».

Que se passe-t-il donc une fois que l’on a rejeté le passé et rompu avec la tradition ? Sans nier la portée émancipatrice de ces mouvements, Michel Foucault mettait également en garde contre le « rêve vide de la liberté », conduisant à des « projets qui prétendent être globaux et radicaux »Michel Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », op. cit., p. 574-574.. Ces projets visent précisément à l’effacement du temps et de l’espace, de toute tradition. Ils prennent diverses formes politiques : l’idée d’individus entrepreneurs interagissant les uns avec les autres par le biais de marchés autorégulés ; l’idée de droits humains individuels sans notion aucune d’institution garantissant ces droits ; l’idée d’une démocratie cosmopolite dépourvue d’une compréhension des formes de communication politique. En outre, ils favorisent la « frontière infinie » de l’exploitation techno-scientifique des ressources et la « Grande accélération » de l’utilisation des ressources biophysiques depuis 1950, car ils reposent sur l’illusion que les êtres humains pourraient se désolidariser de ce qui conditionne leur vie, tant au sens des ressources matérielles et biophysiques de la planète que des ressources idéologiques et communicatives avec lesquelles nous vivons. Le film Koyaanisqatsi de Godfrey Reggio, en 1982, exprime de manière frappante ce détachement.

Fragmentation et recomposition des traditions (Diagnostic du temps présent, phase 2)

Une telle critique de la critique de la tradition s’est considérablement intensifiée au fil du temps, jusqu’à devenir un lieu commun. Ainsi, nous sommes sans doute maintenant dans une nouvelle situation, que je décrirai pour le moment comme le second temps de notre long présent. Nous avons vu qu’Alberto Moravia et Pier Paolo Pasolini postulent une certaine correspondance entre le type d’art qui prédomine et la formation sociale ou le moment historique (cette hypothèse bien trop courante ne peut être interrogée davantage ici). De même, Fredric Jameson a soutenu que le postmodernisme correspondait à la logique culturelle du capitalisme tardif, notamment en raison de son dédain pour l’historicité et son manque de profondeurFredric Jameson, « Postmodernism, Or, The Cultural Logic of Late Capitalism », New Left Review, no. 146 (juillet-août) 1984, p. 59-92; Postmodernism Or The Cultural Logic of Late Capitalism, Durham, Duke University Press, 1991.. Bien que largement salué à l’heure actuelle, ce diagnostic est tout à fait surprenant au regard de l’interprétation que Moravia et Pasolini font de l’art visuel moderniste. Si opposés soient-ils, Moravia et Pasolini considèrent tous deux que la peinture abstraite rejette tout passé, rompt avec toute tradition, pour se concentrer sur l’intériorité, sur la subjectivité de l’artiste. En d’autres termes, ils voient déjà dans le modernisme ce qui, selon Jameson, se produirait dans le postmodernisme.

En arrière-plan du raisonnement de Jameson, il y a un argument théorique qui permet d’envisager de manière contre-intuitive la rupture avec la tradition comme une expression forte de l’historicité, comme définissant le moment du temps historique. Cependant, ce qui commence à être remis en question à la fin du xxe siècle, c’est précisément la tentative de donner un sens à l’histoire, ce que Jameson cherche aussi à faire. La deuxième phase de notre présent n’est pas simplement la ratification d’un capitalisme consumériste insensé, c’est aussi la prise de conscience que le rejet du passé et la rupture avec la tradition ne sont pas possibles. Plutôt que d’affaiblir l’historicité et de vanter le manque de profondeur, ce qu’on appelle le postmodernisme fait appel à l’histoire au moment même de son abandon et de sa destruction dans et par le modernismeOn pouvait essayer de maintenir une claire distinction entre le modernisme et le postmodernisme en disant que le premier rompt avec l’histoire et le second avec l’historicité. Mais ce qu’observait Pasolini nous enseigne que le désir de rompre avec l’histoire nous mène directement à rompre avec l’historicité. Je remercie Jeanne Etelain pour ses commentaires à ce propos, qu’il faut poursuivre pour explorer plus profondément les formes possibles d’historicité dans le temps présent..

À y regarder de plus près, Jameson est conscient que son argument ne tient pas tout à fait la route. Il déclare : « Pourtant, tout dans notre culture donne à penser que nous n’avons pas pour autant cessé d’être préoccupé par l’histoire ; en effet, au moment même où nous nous plaignons, comme ici, de l’éclipse d’historicité, nous diagnostiquons également universellement que la culture contemporaine est irrémédiablement historicisteFredric Jameson, Postmodernism Or The Cultural Logic of Late Capitalism, op. cit., p. 285. Notre traduction.. » Mais il écarte ce constat en ajoutant aussitôt que ce retour à l’histoire se produit « dans le mauvais sens d’un appétit omniprésent et aveugle pour des styles et des modes morts ; en fait, pour tous les styles et modes d’un passé mortIbid., p. 285. Notre traduction.. » Il est vrai qu’il faut prendre en considération le contexte d’écriture de Jameson, les années 1980. À cette époque, la référence à l’histoire dans l’art dit postmoderne est souvent ludique, à travers le collage et le pastiche, sans tenir compte de la nécessité ni même de la possibilité de situer son époque dans un cadre plus large d’historicité. De toute évidence, il n’y avait aucun sentiment d’urgence. En effet, toute la pensée de Jameson était au contraire motivée par la même volonté de situer notre époque. Aujourd’hui, cependant, on peut voir que même le retour ludique à l’histoire faisait partie d’un effort pour reconstruire un certain rapport au passé, suite à son rejet par le modernisme, même s’il s’agissait d’un effort très modeste et largement implicite.

Jameson écrivait au début de ce que j’appelle ici le deuxième temps de notre présent, alors que nous nous trouvons maintenant – peut-être – à la fin de cette deuxième phase, cette fin étant marquée par l’accumulation de crises, évoquée plus haut. Dans les sciences sociales, la constellation actuelle a été abordée comme la recherche d’une nouvelle « Grande Transformation » :  reprise du terme que Karl Polanyi avait inventé pour désigner l’autodéfense historique des sociétés, amorcée à la fin du xixe siècle, contre les désastres causés par la croyance dans l’autorégulation des marchésKarl Polanyi, The Great Transformation, New York, Farrar & Rinehart, 1944.. Quand on regarde les tentatives actuelles visant à réaliser quelque chose d’analogue à la Grande Transformation, on constate rapidement que l’histoire et la tradition sont fréquemment invoquées dans le but de trouver des ressources pour faire face aux urgences de notre temps. Face à la crise écologique, on cherche à retrouver un rapport non instrumental à la nature, à l’instar, par exemple, du buen vivir des traditions andines. Face à la crise socio-économique, une certaine nostalgie émerge pour l’époque de l’État-providence social-démocrate et keynésien, qui semblait rendre le capitalisme compatible avec la démocratie, du moins dans les pays du Nord. Face à la crise de la communication politique, on aspire au rétablissement d’une certaine autorité dans la sphère publique qui, pour la énième fois, a été « structurellement transformée ».

Deux premières observations se dégagent de notre tentative de comprendre ce nouveau retour à l’histoire et à la tradition. Premièrement, même si le jeu peut en faire partie, le retour à l’histoire n’est plus du tout ludique. Les références actuelles à l’histoire s’inscrivent dans une quête de solutions pressantes à des questions urgentes, dans une recherche d’alternative à la situation présente. On se tourne vers le passé parce qu’on ne peut regarder ailleurs, suite au discrédit des utopies antérieures.

Deuxièmement, on peut clairement discerner la tentative délibérée de dépasser l’individualisation qui s’était imposée comme promesse d’émancipation à la fin des années 1960. En se référant à l’histoire, ces tentatives recentrent en effet l’attention sur les liens entre les êtres humains. Mais elles sont loin de raviver la notion d’une histoire universelle orientée vers le progrès à laquelle on pourrait et devrait souscrire à nouveau. Il s’agit plutôt de puiser dans des souvenirs spécifiques et des traditions particulières pour répondre aux urgences de notre époque.

Des traditions radicalement plurielles

Traditionnellement, si je puis dire, le terme « tradition » faisait référence à des connaissances, des coutumes et des habitudes dont la validité est incontestable, guidant nos croyances et nos actions sans remise en question. L’hypothèse sous-jacente est que la tradition remonte très loin dans le temps ; et c’est précisément ce qui la rend indubitable et incontestable. De plus, on supposait que de telles habitudes étaient partagées au sein d’un collectif donné, de sorte que les membres de ce collectif auraient tendance à penser et à agir pareillement, se confirmant mutuellement la validité de ces habitudes. Cette compréhension traditionnelle de la tradition reposait certainement sur l’idée que ceux qui partagent une tradition partagent une histoire commune, mais la manière dont cette histoire était devenue commune était rarement expliquée. Les collectifs étaient généralement considérés comme allant de soi.

La référence actuelle à l’histoire, quant à elle, est beaucoup plus étroitement liée à l’expérience, souvent même à l’expérience vécue, même si une place importante est accordée à la transmission intergénérationnelle. Ainsi, pour revenir aux trois exemples cités précédemment, le concept de buen vivir reste vivant dans certaines régions des Andes, ou du moins il peut être rappelé à la mémoire des personnes vivantes. La tradition sociale-démocrate de gestion économique et de développement social est aujourd’hui défendue par ceux qui l’ont connue dans leur jeunesse. Ceux qui critiquent le chaos dangereux de la communication publique provoqué par les médias sociaux ont souvent en mémoire un passé caractérisé par une sphère publique plus ordonnée, où les prétentions à la validité et à l’autorité étaient apparemment triées de manière efficace (au moins dans les deux derniers cas, ceux qui évoquent maintenant le passé le critiquaient souvent alors que ce passé était leur présent, mais cela est une autre histoire.)

Ces trois exemples sont relativement inoffensifs. Concernant les deux derniers, du moins, il n’y a aucune raison évidente de ne pas les évoquer conjointement lorsqu’on cherche aujourd’hui une transformation sociale, dans la mesure où ils font référence dans une certaine mesure au « même » passé des sociétés du Nord global (faute d’une meilleure expression). Cependant, faire appel en même temps à la tradition du buen vivir et aux « trente glorieuses » de l’après-Seconde Guerre mondiale est déjà bien plus problématique. Nous avons des raisons impérieuses de supposer que la paix, la liberté et le bien-être dans le Nord ont été rendus possibles et maintenus en sapant les modes de vie durables dans le Sud. Les tentatives politiques du centre-gauche dans le Nord visant à unir les traditions sociale-démocrate et libérale avec la tradition écologique ne parviendront pas facilement à surmonter les divisions passées.

D’autres exemples complexifient davantage la relation entre tradition et expérience. Commentant de manière critique la pensée apocalyptique contemporaine, T. J. Demos a récemment souligné que l’expérience historique du colonialisme, de l’esclavage et du génocide signifiait pour beaucoup que « la fin du monde s’est déjà produite, même il y a longtemps.J. Demos, « Beyond the end of the world: the ZAD against the Anthropocene », dans Eric C.H. de Bruyn et Sven Lüttiken (dir.), Futurity Report, Berlin, Sternberg Press, 2020, p. 249-266, p. 252. Notre traduction. ». En analysant ce que l’on appelle le Printemps arabe, Haytham El-Wardamy semble arriver à la conclusion inverse : « L’avenir est l’ombre d’une catastropheHaytham El-Wardany, « Notes on the necessity of overcoming the future », dans Eric C.H. de Bruyn et Sven Lüttiken (dir.), Futurity Report, op. cit., p. 239-246, p. 241. Notre traduction. ». Alors que l’expérience du colonialisme et ses conséquences à long terme ont récemment été remises au centre du débat politique, un nouveau débat sur l’interprétation de l’histoire a émergé. Le colonialisme est désormais souvent caractérisé comme l’événement ayant la plus grande, voire la seule, signification historique mondiale. Une telle affirmation va cependant à l’encontre d’une lecture de l’histoire qui considère l’Holocauste comme un événement unique défiant toute comparaison avec les autres. Cette dernière vision est courante dans la compréhension que les Juifs ont d’eux-mêmes, et elle est quasi officielle en Allemagne, l’État et la société qui ont commis ce crime contre l’humanité. À l’occasion de certains événements en Allemagne, comme l’exposition Documenta à Kassel en 2022 par exemple, on souligne régulièrement l’apparente incompatibilité entre deux manières de se rapporter à l’histoire, au passé et aux traditionsNatan Sznaider, Fluchtpunkte der Erinnerung. Über die Gegenwart von Holocaust und Kolonialismus, Munich, Hanser, 2022.. Cette apparente incompatibilité est devenue un enjeu majeur du débat politique mondial autour de l’actuelle intensification brutale de la violence en Palestine/Israël.

Ainsi, il reste peu de choses du sens « traditionnel » du terme tradition, qui faisait référence à un cadre unique, exhaustif et collectivement partagé orientant la pensée et l’action. Aujourd’hui, comme le montrent les quelques exemples ci-dessus, plusieurs tentatives de récupération de traditions existent, parfois avec des liens ténus entre elles, parfois en contradiction ouverte les unes avec les autres. Bien qu’elles puissent toutes se rapporter à la crise dans laquelle nous nous trouvons, elles en abordent des aspects différents et utilisent des cadres temporels distincts, faisant référence soit à une histoire lointaine n’ayant que peu de lien avec le présent, soit à une histoire vécue qui n’est guère devenue une tradition établie. Elles sont aussi souvent enracinées dans certaines régions du monde et pas dans d’autres, ce qui rend leur reprise partout peu plausible. Un recours éclectique et peu communicable à une variété de traditions est très différent de la tentative de récupération de ce que la tradition a pu fournir autrefois, ou était censée fournir.

Que faire, donc ?

Ainsi, il devient évident que nous libérer complètement du passé n’est ni possible ni souhaitable. Mais il n’est pas non plus possible ni souhaitable de revenir à une quelconque notion de l’Histoire avec un H majuscule ou à une tradition qui guide nos actions vers l’avenir. Que faut-il donc faire ? Contrairement à ce que l’on pense souvent, Foucault n’a pas adopté sans réserve la notion d’émancipation comme ce qui dépasserait les limites imposées par le passé. Il insiste plutôt sur ceci que « ce travail fait aux limites de nous-mêmes doit d’un côté ouvrir un domaine d’enquêtes historiques et de l’autre part se mettre à l’épreuve de la réalité et de l’actualité, à la fois pour saisir les points où le changement est possible et souhaitable et pour déterminer la forme précise à donner à ce changementMichel Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », op. cit., p. 574. ». Dans cette optique, les tentatives de récupération des traditions mentionnées ci-dessus peuvent être considérées comme faisant partie d’une telle enquête historique, du moins par intention, sinon toujours par résultat. En tant que telle, cette pluralité doit être acceptée, tant sur le plan empirique que normatif. Mais plutôt que de simplement explorer le passé, cette pluralité de manières de se référer à l’histoire et à la tradition devrait elle-même faire partie de l’épreuve de l’actualité que nous devons entreprendre. En ce sens, l’épreuve de l’actualité présente au moins une composante commune majeure qui est propre à notre époque.

On avance parfois que la récente déstabilisation anthropogénique de la Terre – appelée Anthropocène ou, dans une perspective à plus court terme, Grande Accélération – a fait perdre à l’humanité le sol, le seul sol disponible, fournisseur de certitude ontique, sur lequel l’intelligibilité de la condition humaine pouvait reposerVoir, en référence à Edmund Husserl, Dipesh Chakrabarty, The Climate of History in a Planetary Age, Chicago, The University of Chicago Press, 2021, p.179-180.. Si tel était effectivement le cas, cela conduirait nécessairement à une pluralité de façons d’interpréter le monde, sans qu’on puisse raisonnablement espérer une communicabilité entre elles.

Il est vrai que les termes « Anthropocène » et « Grande Accélération » ont été inventés pour mettre en évidence les limites des modes humains d’habitation de la Terre, soulignant ainsi les limites planétaires. Cependant, les savoirs derrière ces termes, malgré les discussions en cours, ont rendu la planète et la vie humaine sur Terre plutôt plus intelligibles. Nous en savons désormais davantage sur la Terre en tant que fondement de notre expérience. Nous savons même beaucoup mieux que ce sol se meut, et dans une certaine mesure pourquoi. Mais la Terre reste le fondement ; elle ne bouge pas en tant que fondement de notre connaissance, « Die Urerde bewegt sich nicht (l’arche-originaire Terre ne se meut pas) », comme l’avait dit HusserlKenneth White, « Talking topology in the Finisterras », dans Jeff Malpas et Kenneth White (dir.), The Fundamental Field: Thought, Poetics, World, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2021, p. 3-68, p. 32..

L’impact déstabilisant de l’humanité sur la planète est probablement bien rendu par le terme « globalisation », qui, avec « individualisation », visait à désigner les orientations de nos sociétés contemporaines depuis les années 1980. Imaginée comme infinie, la globalisation est tout autant insensée. Le processus supposé et souhaité de la globalisation exprime ce que Cornelius Castoriadis appelle la « pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle » du mondeCornelius Castoriadis, La montée de l’insignifiance.  Les carrefours du labyrinthe IV, Paris, Seuil, 1996.. A contrario, Jean-Luc Nancy avait proposé de penser et d’agir en termes de « mondialisation », c’est-à-dire de travailler à l’interprétation du temps présent – une « épreuve de réalité » – en vue de faire mondeJean-Luc Nancy, La Création du monde ou la mondialisation, Paris, Galilée, 2002. Voir également, Nathalie Karagiannis et Peter Wagner (dir.), Varieties of World-Making: Beyond Globalization, Liverpool, Liverpool University Press, 2007.. Considérée comme une forme d’engagement politique et moral, la mondialisation, le faire-monde ou world-making, relève aujourd’hui du cosmopolitisme. Cependant, dans les débats contemporains, le cosmopolitisme apparaît davantage comme une obligation que comme une condition. Notre situation planétaire, en revanche, suggère que nous pouvons développer une compréhension créative-constitutive de ce qui serait alors un cosmopolitisme esthétiquePour une telle approche, voir Nikos Papastergiadis, The Cosmos of Cosmopolitanism, Cambridge, Polity, 2023.. Notre commune condition planétaire ainsi que les connaissances scientifiques et esthétiques que nous avons à son sujet peuvent susciter un dialogue fécond entre les traditions, une meilleure compréhension de l’urgence actuelle et l’élaboration de mesures pour la surmonter.

À l’automne 1945, il n’était déjà plus possible de revenir à la « conscience historique » qui avait marqué une grande partie du xixe siècle. Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir étaient bien conscients de cette nouvelle situation et de la nouvelle tâche qui leur incombait avec le lancement des Temps modernes. Depuis lors, cependant, d’autres transformations historiques ont une fois de plus engendré une nouvelle situation, à laquelle nous avons donné le nom provisoire d’Anthropocène et de Grande Accélération. Celles-ci nous confrontent de nouveau à la tâche de nous situer dans notre propre époque, qui pourrait bien être encore une forme de modernité, mais qui n’est plus l’époque des Temps Modernes.

Contributeur·ices

Édité par Jeanne Etelain