Les temps humains de l’Anthropocène

Zoltán Boldizsár Simon propose d’analyser les “temps de l’Anthropocène” sous l’angle des “conflits temporels” qui opposent les diverses manières de répondre à la catastrophe climatique et montre qu’ils invitent à repenser la catégorie même d’anthropocentrisme en se demandant jusqu’où celle-ci apparaît véritablement dépassable.

L’Anthropocène n’est pas un concept qui a d’abord et avant tout à voir avec les êtres humains. C’est d’abord et avant tout un concept qui concerne la transformation des conditions du système terrestre dans le contexte de l’émergence des sciences du système Terre. Toutefois, parce qu’il est lié à une vision holistique de la Terre envisagée comme un système intégré de sous-systèmes interagissant les uns avec les autres, l’Anthropocène désigne également une période chronostratigraphique (dont la formalisation potentielle en tant qu’époque fait actuellement l’objet d’âpres discussions) au cours de laquelle le principal moteur des transformations du système terrestre est devenu l’activité humaine elle-même envisagée à l’échelle de ce systèmeJan Zalasiewicz et al. « The Anthropocene: Comparing Its Meaning in Geology (Chronostratigraphy) with Conceptual Approaches Arising in Other Disciplines », Earth’s Future, vol. 9, no. 3, 2021, 1–25..  

Le monde humain entre alors en scène. Pourtant, aucune des significations que nous avions l’habitude d’attribuer aux différentes conceptions de l’être humain ne s’applique comme telle à l’Anthropocène, dès lors qu’il est envisagé à partir de ses relations avec les autres sous-systèmes terrestres.   

Si l’Anthropocène est si difficile à appréhender pour les sciences humaines et sociales, c’est précisément parce que la référence au concept d’humain n’a pas grand-chose à voir avec la manière dont il a été traditionnellement conceptualisé par les disciplines que la modernité avait chargées d’étudier le monde humain. De l’histoire à l’anthropologie en passant par la philosophie, la sociologie et les études littéraires, ces disciplines s’efforcent aujourd’hui de s’abstraire des conceptions de l’humain dont elles ont hérité et qui en font une catégorie exclusivement socioculturelle et politique. En situant systématiquement la puissance d’agir (agency) humain à l’échelle planétaire, l’Anthropocène exige de concevoir l’être humain en des termes qui vont bien au-delà des catégories les plus répandues des sciences sociales et humaines (sans pour autant nier leur pertinence).  

Ces difficultés ne sont nulle part plus tangibles que dans les débats concernant la nature du temps et de la temporalité. Les échelles temporelles propres aux transformations du système Terre dépassent en effet largement l’existence humaine. Comme l’a fait remarquer Dipesh Chakrabarty, l’Anthropocène nous confronte ainsi à « des relations et à un temps qui ne peuvent en aucun cas être abordés à partir de l’horizon temporel des expériences et des attentes humainesDipesh Chakrabarty, The Climate of History in a Planetary Age (Chicago: University of Chicago Press, 2021), 89. ». Par conséquent, si nous, les sciences humaines et sociales, voulons prendre au sérieux les sciences du système Terre dans les débats sur l’Anthropocène (comme je pense que nous devons le faire)Zoltán Boldizsár Simon et Julia Adeney Thomas, « Earth System Science, Anthropocene Historiography, and Three Forms of Human Agency », Isis, vol. 113, no. 2, 2022, 396–406., alors nous devons également prendre au sérieux le caractère « plus-qu’humain » (more-than-human) des temporalités de l’Anthropocène. 

Prendre au sérieux les sciences du système Terre ne signifie pas pour autant qu’il faille délaisser les temporalités qui ont été précédemment considérées comme spécifiquement humaines. Il s’agit plutôt de considérer ensemble les temps « plus-qu’humains » de l’Anthropocène – qui font référence à l’agir humain envisagé au niveau des sous-systèmes terrestres – et les temps que nous héritons de la modernité, suivant la jolie formule de Patrice ManiglierPatrice Maniglier, « Des Temps Modernes aux Temps qui restent: Histoire et avenir d’une revue, histoire et avenir du monde », Les Temps qui restent, no. 1, 2024.. Les temps modernes dont nous héritons correspondent aux temps humains tels que nous les connaissons, et dans la mesure où ils sont humains, ils sont multiples. À grande échelle, ces temps humains impliquent la modernité elle-même entendue comme une manière de concevoir l’existence temporelle humaine « de façon historique », ou encore comme un projet de marche en avant vers le développement sociétal. À plus petite échelle, les temps humains hérités de la modernité incluent l’ensemble des efforts humains tournés vers l’avenir, depuis les idéaux d’émancipation sociale jusqu’aux impératifs de croissance économique, en passant par tous les futurs prônés par des idéologies politiques de toute sorte (y compris lorsque ces futurs réfèrent en réalité à des passés idéalisés).   

Au cours des deux dernières décennies, dans le cadre d’un vaste débat mettant en jeu des conceptions extrêmement diverses de l’Anthropocène, la nécessité d’envisager les temps humains de la modernité dans leurs relations (complexes mais décisives) avec les temps de la nature a été de plus en plus soulignéePour des perspectives divergentes sur les temporalités de l’Anthropocène, qui témoignent des différentes conceptions de l’Anthropocène dans les sciences humaines et sociales, voir, par exemple, Kyle Whyte, « Indigenous Climate Change Studies: Indigenizing Futures, Decolonizing the Anthropocene », English Language Notes 55, no. 1–2, 2017, 153–162; Julia Nordblad, « On the Difference between Anthropocene and Climate Change Temporalities », Critical Inquiry, vol. 47, no. 2, 2021, 328–348; Anders Ekström et Staffan Bergwik (dir.), Times of History, Times of Nature: Temporalization and the Limits of Modern Knowledge (New York: Berghahn. 2022).. En revanche, et c’est regrettable, on a beaucoup moins parlé de la manière dont ces temps dont nous héritons ne sauraient demeurer eux-mêmes intacts dans leur confrontation avec les échelles temporelles « plus-grandes-qu’humaines » (larger-than-human) en jeu dans l’Anthropocène c’est-à-dire avec les des temporalités propres au système terrestre.  

Car c’est dans leur rencontre avec les temps du système terrestre (et non avec un Anthropocène vaguement conçu en termes de relations de l’humain avec l’environnement) que les temps humains hérités de la modernité se transforment et vont jusqu’à donner naissance à des conceptions du temps inédites. De la collision entre les temps du système terrestre et les temps de la modernité émergent alors ce que j’aimerais appeler les temps humains de l’Anthropocène – des temps nouveaux qui ne peuvent être réduits ni aux temps humains hérités de la modernité ni aux temps du système Terre.  

La collision entre les temporalités humaines dont nous héritons et les nouvelles temporalités du système terrestre représente un défi théorique et cognitif, auquel s’ajoute un défi davantage pratique, tout entier axé sur les temps humains de l’Anthropocène, à savoir s’orienter dans notre époque. Relever ce défi nécessite de tenir compte de la collision des temps du système terrestre et des temps de la modernité tout en naviguant habilement à travers les conflits sociaux que génèrent et mobilisent les nouveaux temps humains de l’Anthropocène. Car il est essentiel de comprendre, quelle que soit leur nouveauté, que les temps humains de l’Anthropocène sont avant tout des temps conflictuels. Ce sont des temps qui entrent en conflit, non seulement avec les temps modernes dont nous héritons (les temps du progrès, les temps de l’émancipation en tant qu’autonomie progressive, et ainsi de suite), et non seulement avec les temps du système terrestre et les temps de la nature, mais qui entrent également en conflit entre eux.  

Mais que sont plus précisément ces nouveaux temps humains ? Et comment entrent-ils en conflit exactement ? Pour répondre à ces questions, les pages qui suivent s’attarderont pour l’essentiel sur les intrications temporelles de la situation contemporaine en avançant trois affirmations ou thèses concernant les temps humains de l’Anthropocène. 

1. Les temps humains de l’Anthropocène sont ses propres temps sociaux et politiques sur fond d’une forme encore inconnue d’universalisme humain 

Il serait impossible de comprendre les temps humains de l’Anthropocène sans chercher à comprendre, d’abord, la toile de fond sur laquelle ils émergent et que je propose de définir comme un nouvel universalisme de l’humanité, intrinsèque aux temps du système Terre. Mais pour saisir ce nouvel universalisme, il convient de le dégager des épaisses couches de malentendus qui le recouvrent.  

Facilement alertées par toute tentation universalisante, les sciences humaines et sociales du xxie siècle ont confondu le nouvel universalisme humain de l’Anthropocène avec des formes plus anciennes d’universalisme que les courants critiques antérieurs avaient minutieusement déconstruites au cours du siècle dernier. Elles ont confondu le nouvel appel à l’universalisme humain en jeu dans l’Anthropocène avec ce que Claire Colebrook décrit comme « l’‘‘humain’’ prétendument universel de la modernité, qui a toujours été un homme blanc, occidental, moderne, valide et hétérosexuel ; le ‘‘sujet’’, qui n’est rien d’autre qu’une capacité d’autodifférenciation et d’autoconstitution, est le moi du capitalisme de marché »Claire Colebrook, « What is the Anthropo-Political? » dans Tom Cohen, Claire Colebrook et J. Hillis Miller (dir.), Twilight of Anthropocene Idols (London : Open Humanities Press, 2016), 91.. Après plus d’un demi-siècle de théorie critique, « revenir à ‘‘anthropos’’, aujourd’hui, après toutes ces années où l’accent a été mis sur la différence, semble effacer tout le travail du postcolonialisme qui avait déclaré que ‘‘l’homme’’ des Lumières était une fiction permettant au monde entier d’être ‘‘blanc comme moi’’, et tout le travail du féminisme qui exposait l’homme et le sujet de la raison comme étant celui qui cannibalise tous les autres pour les refaire à son image »Claire Colebrook, « What is the Anthropo-Political? », dans Tom Cohen, Claire Colebrook et J. Hillis Miller, Twilight of Anthropocene Idols (London : Open Humanities Press, 2016), 91..

Assimiler l’universalisme humain en jeu dans l’Anthropocène, c’est-à-dire tel qu’il émerge de la prise en considération des temporalités du système terrestre, aux anciennes formes d’universalisme typiques de la modernité occidentale, cela n’est pas la seule interprétation erronée que l’on peut repérer au sein de la critique contemporaine. L’alignement des anciens et des nouveaux universalismes humains est au fondement de l’affirmation selon laquelle l’Anthropocène va de pair avec un récit apolitique au sein duquel l’humanité devient une force géologiqueVoir, par exemple, Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous (Paris : Seuil, 2013); Daniel Hartley, « Anthropocene, Capitalocene, and the Problem of Culture », dans Jason W. Moore (dir.), Anthropocene or Capitalocene? Nature, History, and the Crisis of Capitalism (Oakland, CA : PM Press, 2016), 154–165.. À cet égard, la critique souligne les responsabilités différenciées dans l’avènement des probables catastrophes de l’Anthropocène tout comme les vulnérabilités socialement différenciées face à ces avenirs catastrophiques. Il va sans dire qu’il est à la fois parfaitement vrai et extrêmement important de mettre en lumière les multiples inégalités entre les riches et les pauvres concernant le partage des responsabilités et des vulnérabilités. Mais cela ne suffit pas à éviter une interprétation erronée de ce que signifie l’universalisme humain dans l’Anthropocène. La critique contemporaine se trompe quand elle prend pour cible l’occurrence d’un mot (anthropos, humain) avant même d’essayer de comprendre le concept (Anthropocène). Les significations des concepts changent, même lorsque les mots semblent rester stables. Or la différence apparemment minime entre un mot et un concept peut empêcher de voir comment l’occurrence du même mot, dans différents contextes historiques, peut occulter des différences aussi monumentales que celles qui existent entre différentes conceptions du mondePour éviter tout malentendu, je tiens à souligner que ma critique de la critique ne cherche en aucun cas à dépeindre le travail critique des sciences humaines et sociales comme un échec. Elle diagnostique simplement des dysfonctionnements de la critique contemporaine, dans l’espoir qu’en s’attaquant à ces dysfonctionnements, il sera possible de renouveler l’effort critique en l’adaptant davantage aux réalités actuelles. Je crois que c’était aussi le sens de l’intervention de Bruno Latour il y a déjà deux décennies, même si le contexte était très différent. Voir Bruno Latour, « Why Has Critique Run out of Stream? From Matters of Fact to Matters of Concern », Critical Inquiry, vol. 30, no.2, 2004, 225–248..

Sur la base de ces réflexions préliminaires, permettez-moi de formuler une affirmation avant d’en démontrer le bien-fondé. À savoir que, contrairement à ce qu’on prétend souvent l’Anthropocène n’est pas un concept apolitique (pas même dans sa formulation au sein des sciences du système Terre), et son invocation de l’humain n’implique aucunement de mettre entre parenthèses les différences sociales en faisant appel aux conceptions habituelles de l’universalisme humain. Au contraire, il me semble que l’Anthropocène recèle un universalisme humain inconnu jusqu’à présent du fait de la nécessité de prendre en compte les temporalités du système Terre, qui ne sont pas en elles-mêmes politiques, du moins en aucun des sens généralement attribués à ce terme par les sciences humaines et sociales modernes.

Pour comprendre que l’Anthropocène n’est ni politique ni universel au sens où nous l’entendons habituellement, il convient de se rappeler que les temporalités du système terrestre concernent les états du système Terre et n’impliquent les êtres humains que dans la mesure de leur impact à l’échelle du système terrestre. En elle-même, la planète ne connaît ni les attentes ni les angoisses des êtres humains. Certes les activités humaines l’affectent, mais que la planète reste ou non habitable pour les humains, et hospitalière pour les sociétés humaines, ne l’empêchera pas de tourner autour du soleil. La transformation du système Terre par l’humain survivra à l’humain, et, sans l’humain, il n’y aura personne pour penser qu’un certain état du système terrestre serait préférable à un autre. Seuls les êtres humains ont des préférences quant à l’état de la planète, la planète, elle, s’en fiche.   

 Alors que la compréhension socioculturelle et politique de l’universalisme humain à l’époque moderne concernait le sort de l’humanité, le nouvel universalisme humain à l’époque de l’Anthropocène concerne le sort de la planète. Un tel universalisme n’est ni l’universalisme humain que les sciences humaines et sociales ont déconstruit au cours des dernières décennies de critique sociale, ni un simple universalisme humain envisagé du point de vue de l’espèce. Cet universalisme se réfère plutôt à l’humain en tant que sous-système dans le fonctionnement de la Terre — en tant que partie du système Terre. Ce sont les sciences humaines et sociales qui ont tendance à projeter sur le concept d’Anthropocène l’idée culturellement située dans la modernité d’une humanité unifiée – une sorte d’universalisme que le concept d’Anthropocène n’a pourtant jamais défendue. Une telle conception culturelle de l’humanité (entendue comme unité de l’humanité à atteindre au fil du temps par le développement social) était caractéristique de la modernité et des philosophies modernes de l’histoire qui ont informé la plupart (sinon la totalité) des systèmes de connaissance modernes. Mais l’universalisme humain de l’Anthropocène n’est justement pas l’unité de l’humanité en tant que telos de la marche en avant de la modernité.  

Comme toute autre forme d’universalisme, l’universalisme humain de l’Anthropocène peut et doit par conséquent être lui-même soumis à la critique. Ainsi son examen critique peut porter sur son anthropocentrisme, plaidant à l’inverse en faveur d’un universalisme « plus-qu’humain » (more-than-human), ou sur le scepticisme que l’on peut avoir à l’égard de toute forme d’universalisme. Mais pour ce faire, il convient d’abord de bien saisir la nouveauté de cet universalisme. Et cette nouveauté réside, je crois, dans la manière même dont il découple la question de l’universalisme humain de celle de l’unité humaine. L’universalisme humain en jeu dans l’Anthropocène demeure bien un universalisme dans la mesure où, en élevant la catégorie de l’humain à un sous-système du système Terre, il englobe la totalité des êtres humains en tant qu’humains. Mais il ne requiert pas pour autant que tous les êtres humains deviennent égaux, émancipés et accèdent à une unité en tant qu’humanité à travers l’histoire. En d’autres termes, l’universalisme de l’Anthropocène est un universalisme humain qui ne requiert pas l’unité humaine : c’est un universalisme sans unité.   

Je pourrais dès lors me risquer à affirmer que la critique contemporaine se trompe lorsqu’elle prend pour cible l’universalisme de l’Anthropocène. Il est en effet vraisemblable que la cible visée par la critique soit davantage l’unité humaine supposée que l’universalisme humain envisagé au niveau du système Terre. Mais cette présomption d’unité n’est en réalité elle-même qu’une projection. L’universalisme culturellement situé qui se réfère à l’unité de l’humanité n’est qu’un spectre agité par les sciences humaines et sociales qui n’a rien à voir avec l’universalisme en jeu dans le mode de pensée « systémique » de la puissance d’agir humaine qui sous-tend le concept de l’AnthropocènePour une opposition aux approches « cloisonnées » des disciplines modernes et une introduction aux pensées systémiques qui informent les conceptualisations de l’Anthropocène dans les sciences du système Terre, voir Julia Adeney Thomas, « Introduction: The Growing Anthropocene Consensus », dans Julia Adeney Thomas (dir.), Altered Earth: Getting the Anthropocene Right (Cambridge : Cambridge University Press, 2022), 1–17.. Ce nouveau type d’universalisme, cependant, constitue la toile de fond sur laquelle les temps humains de l’Anthropocène se détachent et entrent dans une multitude de conflits. Que sont alors exactement ces temps nouveaux ? 

Les nouveaux temps humains de l’Anthropocène informent toutes les pratiques sociétales qui tentent de répondre au défi de l’Anthropocène, depuis la perspective d’une extinction jusqu’à l’espoir d’avenirs plus radieux. D’un côté, l’Anthropocène est le temps de la fin de l’existence humaine au sens où la planète deviendrait inhabitable. Mais, pour celles et ceux qui envisagent la perspective d’un effondrement de la société plutôt qu’une extinction totale de l’humanitéVoir, par exemple, Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes (Paris : Seuil, 2015); Pablo Servigne, Raphaël Stevens, et Gauthier Chapelle, Une autre fin du monde est possible. Vivre l’effondrement (et pas seulement y survivre) (Paris : Seuil, 2018). Pour une critique de la collapsologie, voir Pierre Charbonnier, « Splendeurs et misères de la collapsologie. Les impensés du survivalisme de gauche », Revue du Crieur, vol. 13, no. 2, 2019, 88–95., l’Anthropocène peut aussi apparaître comme le temps d’un nouveau départ. De sorte que, comme nous le verrons plus en détail, le temps de l’Anthropocène rime avec la perspective d’un épanouissement humain grâce une maîtrise technologique accrue de l’homme sur le monde non humain. Entre ces temps de la fin et ces avenirs radieux, il existe une multitude de temporalités qui visent à donner plus de temps aux sociétés humaines dans leurs tentatives de répondre au défi de l’Anthropocène.  

Les temporalités les plus visibles de l’Anthropocène sont probablement celles caractérisant les pratiques de durabilité (sustainability) qui se multiplient dans les sociétés contemporaines. En première ligne se trouvent les institutions et organisations qui tendent à rapidement vider le concept de durabilité de sa substance en l’utilisant comme un bouclier public qui permet, en coulisses, de continuer à faire comme si de rien n’était. Il en va de même pour les programmes de développement durable qui utilisent le concept pour requalifier l’idée moderne de développementPour des critiques sur les appropriations développementalistes de la durabilité„ voir Eduardo Gudynas, « Debates on Development and its Alternatives in Latin America: A Brief Heterodox Guide », dans Permanent Working Group on Alternatives to Development, Beyond Development: Alternative Visions from Latin America (Rosa Luxemburg Foundation, 2013), 15–39; et Maristella Svampa, « Resource Extractivism and Alternatives: Latin American Perspectives on Development », dans Permanent Working Group on Alternatives to Development, Beyond Development: Alternative Visions from Latin America (Rosa Luxemburg Foundation, 2013), 117–143., ce qui, une fois de plus, permet – mais cette fois ouvertement – de maintenir le business as usual. Lorsqu’il a émergé dans les années 1970 et 1980, le concept de durabilité était censé s’y opposer fermement en contrant « un système économique moribond qui a vidé le monde d’une grande partie de ses ressources finies, […] généré un effondrement des systèmes financiers mondiaux, exacerbé les inégalités sociales dans de nombreuses régions du monde et conduit la civilisation humaine au bord de la catastropheJeremy L. Caradonna, Sustainability: A History (Oxford: Oxford University Press), 4. ».

Le discours sur la durabilité se divise lui-même en trois catégories : organisationnel, développementaliste et écologique. Ces trois types de discours sur la durabilité correspondant, me semble-t-il, à trois formes de temporalité distinctes. Alors que l’impératif contestataire de la durabilité écologique prône la nécessité d’une transformation sociale radicale, son appropriation organisationnelle vise simplement le maintien de ce qui est sans prôner le changement. À son tour, l’usage développementaliste de la durabilité conserve les objectifs de transformation de la durabilité écologique mais apprivoise la nécessité d’un changement sociétal radical en la ramenant à un scénario moderniste de progrès continu. Ce faisant, elle retourne l’idée écologique en subordonnant la durabilité écologique aux systèmes sociaux, économiques et politiques qu’elle était initialement censée déplacer. Par ailleurs, alors que la durabilité écologique exigeait un avenir sensiblement différent du présent, la récupération développementaliste des objectifs de durabilité cherche à poursuivre le projet moderniste mais de manière déguisée, tandis que les appropriations organisationnelles usent du concept afin de maintenir les conditions actuelles.  

Même si les temporalités de la durabilité ne constituent qu’un fragment des temps humains de l’Anthropocène, elles illustrent parfaitement trois des plus importantes d’entre eux, que l’on rencontre en réalité dans un vaste éventail de pratiques sociétales : transformative (durabilité écologique), présentiste (durabilité organisationnelle)La temporalité présentiste ne renvoie pas ici à un «régime d’historicité» global comme dans les analyses brillantes de François Hartog sur les sociétés occidentales contemporaines. Voir François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps (Paris : Seuil, 2003)., et moderniste-progressiste (durabilité développementalise). L’étiquette moderniste-progressiste pouvant être trompeuse, il est essentiel de noter que sa temporalité ne vaut pas comme une temporalité unique de la modernité. Les temps modernes, comme nous le savons, étaient eux aussi pluriels. Il serait même possible de considérer que chacune des temporalités susmentionnées corresponde à un héritage distinct de la modernité qui, à des degrés divers, se trouve transformée par sa rencontre avec les temps du système Terre. En ce sens, la distinction schématique entre ces trois temporalités permet d’ouvrir une discussion sur les héritages, les transformations et les possibilités de temps humains véritablement nouveaux de l’Anthropocène. Il va sans dire que cette catégorisation n’épuise pas l’ensemble bien plus vaste des temporalités dont les temps humains de l’Anthropocène héritent très certainement, et que ces catégories ne renvoient pas non plus à des distinctions nettes. Aucun des temps humains de l’Anthropocène ne se manifeste dans les pratiques sociétales de manière aussi tranchée. Pourtant, il semble plausible d’affirmer que certaines pratiques et discours sociétaux penchent vers l’un ou l’autre type de temporalité.  

La pensée écomoderniste, par exemple, s’associe délibérément à un héritage moderniste en préconisant des solutions technologiques aux crises de l’Anthropocène pour tenter de façonner l’ingénierie du système terrestre. Dans sa version la plus ambitieuse, elle vise même à faire de la situation actuelle « un bon, voire un grand, AnthropocèneJohn Asafu-Adjaye et al., An Ecomodernist Manifesto (2015), 6. Disponible ici : https://static1.squarespace.com/static/5515d9f9e4b04d5c3198b7bb/t/552d37bbe4b07a7dd69fcdbb/1429026747046/An+Ecomodernist+Manifesto.pdf ». Mais, pour toutes celles et ceux qui pensent que les systèmes et les structures sociales, économiques et politiques de la modernité ont quelque chose à voir avec ce qui nous a conduit tout droit dans l’Anthropocène, l’idée d’un « bon Anthropocène » n’est pas seulement un total non-sens, c’est l’expression la plus manifeste de ce type même de conception anthropocentrée du monde qu’il faut démanteler et abandonner à travers, précisément, une transformation de nos conceptions du monde. Le but des temporalités de l’Anthropocène à visée transformatrice est justement de parvenir à transcender la mentalité (éco)moderniste afin de se diriger vers des futurs alternatifs.  

2. Les temps humains de l’Anthropocène sont des temps conflictuels 

À mesure que les temps humains de l’Anthropocène se matérialisent dans des pratiques sociales, culturelles et politiques, chacun d’entre eux convient à certains groupes sociaux plutôt qu’à d’autres. Même s’ils peuvent être investis à travers différents contextes et se révéler utiles à d’autres groupes, les temps humains anthropocéniques qui conviennent à un groupe social en particulier peuvent aisément négliger, défavoriser ou ouvertement nuire à d’autres. Il n’est donc pas surprenant que les temps humains de l’Anthropocène ne se contentent pas de se croiser, mais entrent en collusion et en conflit dans des constellations complexes.  

Dans son commentaire de l’idée écomoderniste d’un « bon Anthropocène », Simon Dalby a bien saisi la nature conflictuelle des futurs de l’Anthropocène à travers un clin d’œil au titre anglais du célèbre western de Sergio Leone de 1966 The Good, the Bad, and the Ugly. L’Anthropocène, selon Dalby, « n’est ni bon [good] ni mauvais [bad] », mais « les politiques visant à façonner son avenir seront probablement à la fois laides [ugly] et inéluctablesSimon Dalby, « Framing the Anthropocene: The Good, the Bad, and the Ugly », Anthropocene Review, vol. 3, no. 1, 2016, 34. ». Quant à savoir à quel point les choses peuvent mal tourner exactement, cela dépend de très nombreux facteurs.

Entre l’échelle de la résistance locale à des projets extractivistes et l’échelle de la gouvernance du système Terre, il est fort probable que les politiques de l’Anthropocène prennent des formes complexes. Si nombre de ces formes sont difficiles à prévoir, certaines sont déjà tangibles ou facilement prédictibles. Pour n’en citer qu’une seule : les changements susceptibles de produire des transformations sociales se produisent rarement sans violence. Alors que la planète se réchauffe de plus en plus vite, et que les systèmes sociaux et les relations commerciales entre les acteurs économiques tenus pour responsables des crises de l’Anthropocène restent les mêmes, les formes d’activisme ont à choisir entre des méthodes pacifiques et des actes violentsAndreas Malm, Comment saboter une pipeline (Paris: La fabrique, 2020).. Même les réflexions intellectuelles les plus profondes sur la situation actuelle tendent à déployer un langage militant Voir, par exemple, comment Déborah Danowski et Eduardo Viveiros de Castro étoffent les idées de Bruno Latour sur les conflits dans l’Anthropocène en alimentant un récit guerrier dans « Humans and Terrans in the Gaia War », The Ends of the World, trad. Rodrigo Nunes (Cambridge: Polity, 2017), 79–108. Voir aussi Michael E. Mann, The New Climate War: The Fight to Take Back the Planet (New York : PublicAffairs, 2021)..

Mon propos n’est pas de savoir si la violence est susceptible ou non de s’intensifier. Il ne s’agit pas non plus de répéter le truisme selon lequel la politique est conflictuelle. Ce que je veux souligner, c’est que les conflits sociopolitiques de l’Anthropocène sont des conflits temporels, c’est-à-dire que les affrontements portant sur les futurs de l’Anthropocène sont eux-mêmes de nature clairement temporelle. Cela ne veut pas dire que les conflits de l’Anthropocène ne se joueraient pas sur la matérialité des réalités quotidiennes. Il s’agit seulement de souligner que les affrontements sociopolitiques manifestent une « politique du temps » (politics of time) qui se caractérise par des conflits de temporalité en fonction des futurs envisagés à l’Anthropocène que les différents groupes sociaux cherchent à réaliser. Une fois encore, il pourrait s’agir d’un héritage des temps modernes. En effet, partout où il y a des temporalités multiples, il y a des conflits temporels. La question concerne donc, là encore, les mécanismes de l’héritage et de la transformation des temporalités dans leur rencontre avec les temps du système Terre.  

Permettez-moi d’illustrer mon propos en insistant sur un ensemble de conflits qui ont trait à de l’idée que l’humanité devrait pour sa survie fuir la Terre et établir des colonies sur d’autres planètes. Le récit qui légitime cette idée, mis en avant par les entrepreneurs fortunés de la tech (et qui constitue aussi un trope de la science-fiction et des films documentaires sur l’espace), dépeint la grande aventure spatiale de l’humanité, à la recherche d’un nouveau foyer, comme rendue nécessaire par l’épuisement des ressources terrestres par les êtres humains eux-mêmes. À première vue, ce récit ressemble à une version populaire du temps humain moderniste caractérisé par l’idée de progrès et la maîtrise technologique. Pourtant, il s’agit de bien plus que cela. D’une part, le récit « escapiste » intègre dans son discours tout ce qui est désormais difficilement niable, reconnaissant la dégradation de la planète par les êtres humains comme un fait. Au lieu de plébisciter l’usage de la technologie pour maintenir une planète habitable, il parie sur le scénario apocalyptique de la fin de l’humanité sur Terre. D’autre part, ce récit ne se préoccupe guère de savoir dans quelle mesure l’épuisement de la planète est précisément lié à l’élan moderniste tourné vers le progrès, et pour cause, il suppose, bien au-delà du business as usual, l’intensification de la maîtrise technologique qu’il entend étendre à d’autres planètes.  

Dans leur surenchère technologique, les projets qui visent à fuir la Terre ne peuvent qu’augmenter les coûts sociaux de leur mise en œuvre. Pour commencer, la grande évasion planétaire ne peut qu’entraîner des besoins en ressources eux-mêmes colossaux. Mais les perspectives d’extraction de ressources ne paraissent pas aussi reluisantes que celles qui consistent à « faire de l’humain une espèce multiplanétaireElon Musk, « Making Humans a Multi-Planetary Species », New Space, vol. 5, no. 2, 2017, 46–61. ». Bien que l’extractivisme ait une longue histoire, Maristella Svampa met en garde contre la montée d’un modèle néo-extractiviste au cours des dernières décennies. En établissant une corrélation entre ce nouveau modèle et l’AnthropocèneMaristella Svampa, Neo-Extractivism in Latin America (Cambridge : Cambridge University Press, 2019), 12., Svampa décrit le néo-extractivisme comme « un mode d’appropriation de la nature et un modèle de développement basé sur la surexploitation des ressources naturelles, en grande partie non renouvelables, qui se caractérise par sa grande échelle et son orientation vers l’exportation, ainsi que par la vertigineuse expansion des frontières de l’exploitation à de nouveaux territoires, auparavant considérés comme improductifs ou non valorisés par le capitalSvampa, Neo-Extractivism in Latin America, 6–7. ».

Ce néo-extractivisme se trouve aujourd’hui combattu sur plusieurs fronts, des luttes indigènes aux initiatives de décroissance. Chacun d’entre eux invoque ses propres temporalités, qui vont de la conservation présentiste de l’existant à la volonté d’inverser les processus à l’origine de la dégradation environnementale en réduisant l’empreinte humaine. Pourtant, dénoncer le néo-extractivisme ne conduit pas nécessairement à abandonner les agendas développementalistes. Comme d’habitude, et c’est peut-être inévitable, les puissances occidentales trouvent toujours le moyen de s’approprier les contre-mouvements, certes de manière ingénieuse mais prévisible, peu importe si ces contre-mouvements émergent à l’intérieur ou à l’extérieur des espaces sociaux, économiques et politiques du monde occidental. Ainsi, on assiste aujourd’hui à des tentatives d’intégration des principes de décroissance et de lutte contre l’extractivisme dans ce que certains appellent « développement inclusifUlrich Brand, Tobias Boos et Alina Brad, « Degrowth and Post-extractivism: Two Debates with Suggestions for the Inclusive Development Framework », Current Opinion in Environmental Sustainability, vol. 24, 2017, 36–41. », ou à des plaidoyers en faveur d’une « gouvernance transformatrice » qui tiendrait compte de la résistance des populations indigènes à l’extractivismeJen Gobby, Leah Temper, Matthew Burke et Nicolas van Ellenrieder, « Resistance as Governance: Transformative Strategies Forged on the Frontlines of Extractivism in Canada », The Extractive Industries and Society, no. 9, 2022, 100919.

Cependant, n’oublions pas que la maîtrise technologique ne se réduit pas à des projets d’évasion planétaire et à des pratiques extractivistes, ni même n’implique une temporalité partagée. La technologie est et sera mobilisée de diverses manières pour trouver des solutions au problème de l’Anthropocène, et les modalités escapistes entrent en conflit avec les modalités écomodernistes qui, dans un sens plus traditionnellement moderne, envisagent un progrès terrestre. Il en va de même des plaidoyers scientifiques en faveur d’une « intendance planétaire » (planetary Stewardship) qui s’efforcent de maintenir la Terre habitable et d’assurer la durabilité des sociétés humaines. Néanmoins, les appels à l’intendance planétaire dans la science du système Terre n’ont généralement rien à voir avec l’optimisme écomoderniste du « bon Anthropocène ». Ils admettent bien plutôt le fait que la trajectoire vers une « Terre stabilisée » – par opposition à celle d’aujourd’hui, qui nous conduit vers une « Terre-Serre » – implique des scénarios scientifiques qui sont loin d’être idéauxWill Steffen et al., « Trajectories of the Earth System in the Anthropocene », PNAS, vol. 115, no. 33, 2018, 8252–8259..

Les temporalités de l’« escapisme », de l’écomodernisme et de l’intendance planétaire divergent clairement et entrent en conflit les unes avec les autres, bien qu’elles reposent toutes sur l’idée de maîtrise technologique. En même temps, cette prémisse commune est révélatrice de l’une des sources principales des conflits dans l’Anthropocène et qui ne limite pas aux tentatives de répondre à la crise par la maîtrise technologique. En effet, au cœur des conflits temporels du tech-escapism, du néo-extractivisme, des mouvements protestataires, des initiatives de décroissance et de l’intendance planétaire, se trouve au fond une seule et même question : celle de l’anthropocentrisme.  

3. Les temps humains de l’Anthropocène invitent simultanément à l’anthropocentrisme et aux efforts pour le dépasser 

Depuis les mouvements écologistes jusqu’aux différents courants théoriques des sciences humaines et sociales, les conflits temporels de l’Anthropocène mettent au défi, et ce à plusieurs égards, l’attitude anthropocentrique consistant à voir la planète et la vie terrestre comme des moyens au service des fins humaines. Si la maîtrise technologique et l’exploitation de la nature (envisagée comme distincte du monde humain) ont été au cœur de ce qui s’est avéré être la contribution de la modernité aux crises systémiques qui caractérisent l’Anthropocène, il semble assez évident qu’une réponse adéquate à ces crises se doit de surmonter ou du moins de réduire l’anthropocentrisme au cœur de l’exploitation de la planète (et, ce faisant, de l’exploitation des humains par les humains les plus riches).  

Malgré tout l’anthropocentrisme impliqué dans l’appel renouvelé à la maîtrise technologique pour faire face à l’Anthropocène, les temps humains de l’Anthropocène invitent à réduire ou à surmonter l’anthropocentrisme. Cependant, dans la mesure où il en va de la survie humaine, ils ne sauraient y échapper non plus. L’idée même que l’anthropocentrisme doit être démantelé a pour but d’assurer que l’aventure humaine se poursuive dans les conditions les plus favorables. Le dépassement de l’anthropocentrisme est devenu l’agenda du jour précisément parce que c’est ce qui sert le mieux les intérêts humains dans le contexte de l’Anthropocène. En fin de compte, c’est l’anthropocentrisme des temps humains de l’Anthropocène qui nécessite de faire de l’anti-anthropocentrisme l’impératif humain le plus important du moment. 

Où tout cela nous mène-t-il ? Il me semble que la manière dont l’impératif anti-anthropocentrique se révèle nourri par une forme d’anthropocentrisme exige une analyse plus approfondie de la question même de l’anthropocentrisme. Ce que l’on peut dire à ce stade, c’est que les temps humains l’Anthropocène alimentent un ensemble de paradoxes cristallisés autour de la question de l’anthropocentrisme. Mais de quelle nature sont exactement ces paradoxes ? L’anthropocentrisme est-il nécessaire et impossible à la fois, ou existe-t-il des moyens de surmonter l’anthropocentrisme sans retomber dans ses propres présupposés ? Permettez-moi de terminer abruptement en laissant ces questions en suspens –j’y reviendrai dans un second article qui fonctionne en diptyque avec celui-ci. 

À suivre dans un prochain numéro : « Les paradoxes de l’anthropocentrisme ». 

Contributeur·ices

Traduit de l’anglais par Haud Gueguen-Porcher et Jeanne Etelain