Un peu ésotérique, à première vue, le concept de simultané du non-simultané nomme, en réalité, une expérience historique fondamentale, à laquelle tout un chacun s’est trouvé confronté une fois ou l’autreSe dit en allemand, die Gleichzeitgkeit des Ungleichzeitigen, Reinhart Koselleck, Zeitschichten, Frankfurt-am-Main, Suhrkamp Verlag, 2000, p. 9.). Il permet, en effet, de désigner le télescopage de deux temporalités hétérogènes, qu’il s’agisse du brusque surgissement du passé dans le présent ou d’un temps autre, venu d’ailleurs, dans le présent. Comment caractériser cette modalité du temps humain ? Elle est l’expérience d’une coprésence imprévue, troublante, parfois heureuse, souvent douloureuse, qui vient brouiller les frontières usuelles entre le passé et le présent, bien sûr, mais, plus largement encore, qui vient remettre en question les limites de la condition humaine. Il suffit de penser à tous les phénomènes qui, transgressant les partages ordinaires entre le visible et l’invisible, franchissent aussi les limites entre le passé, le présent et le futur. Tels sont, notamment, les visions, les apparitions, les fantômes et autres revenants, les phénomènes de possession et de transes, les oracles, mais aussi les expériences plus communes relevant de la mémoire involontaire.
Installées sur ces frontières, les religions (pour user d’un terme générique) ne sauraient s’en passer, en usant, voire en abusant. Les prophètes, les devins, les shamans, les sorciers, les interprètes des songes ont été des spécialistes reconnus, voire des professionnels de la simultanéité du non-simultané. Pour leur part, les prophètes bibliques ont été élus pour être, justement, les intermédiaires entre le temps de Yahvé et le temps des hommes. Leur office est de traduire, transcrire, inscrire la vision synoptique et synchronique d’un Dieu éternel dans le temps heurté, brisé, diachronique des hommes à qui n’est jamais permise qu’une vision tronquée, déformée des situations et du cours de l’histoire. « Sentinelle de l’imminence », comme le nomme Charles Péguy, le prophète est le point de contact entre le temps chronos des hommes et du monde, et le temps divin qui fait irruption sous la forme d’un temps kairosFrançois Hartog, Chronos. L’Occident aux prises avec le temps, Paris, Gallimard, 2020, p. 48-49.. Faisant office de point de jonction, il opère, en des moments de crise aiguë, sur le simultané du non-simultané.
Laissant de côté tous ces phénomènes multiformes qui reposent sur le simultané du non-simultané (mais qui s’ignore comme tel), je me limiterai, ici, à repérer les façons, quelques-unes au moins, dont il a rencontré les temps du monde. En avançant à grandes enjambées de l’Antiquité à aujourd’hui, le fil conducteur de l’enquête sera : comment le simultané du non-simultané a-t-il traversé l’ancien régime d’historicité, le régime moderne, le présentisme, jusqu’à la récente émergence de l’anthropocène ?
Le monde antique
Homère, le premier, en a fait le ressort d’une scène fameuse et fondatrice : celle où Ulysse est face au barde des Phéaciens qui, à sa demande, chante l’épisode du cheval de bois : celui-là même qui a fait sa gloire. Or Ulysse se met à pleurer. Pourquoi ? Ces pleurs, qui ont suscité tant de commentaires, traduisent une première rencontre avec l’historicité, entendue comme cette distance inaugurale et insurpassable de soi à soi François Hartog, Régimes d’historicité, présentisme et expériences du temps, op. cit., p. 76-83.. Ulysse, qui n’est plus qu’un disparu, se trouve, en effet, soudain confronté à un spectre de lui-même, à savoir le preneur de Troie. Traduisant une expérience du simultané du non-simultané, cette évocation produit une véritable crise existentielle, d’autant plus douloureuse pour Ulysse qu’il n’a pas de mots pour la dire. D’où les pleurs. C’est l’histoire d’un disparu qui rencontre son spectre, et qui ne sait plus s’il est mort ou vivant ! Car, pour relier celui qu’il était alors à celui qu’il est présentement, lui fait (encore) défaut une catégorie du passé stabilisée et immédiatement mobilisable, à même de permettre cette reconnaissance : « C’était moi, c’est moi ; c’est moi, c’était moi ». Et ainsi de réduire le simultané du non-simultané. Mais le choc de cette coprésence, sur le coup indicible, est aussi ce qui va lui permettre de se retrouver : il va cesser d’être « personne » pour redevenir Ulysse« Personne » était le nom qu’il avait ironiquement lancé au Cyclope qui voulait savoir qui l’avait aveuglé.. Aussitôt après, en effet, il peut répondre à la question du roi lui demandant qui il est, en lançant haut et fort « Je suis Ulysse ». Débutent alors « les récits chez Alcinoos » qui, déroulés par Ulysse se faisant aède de lui-même, nous mènent depuis le départ de Troie jusqu’à son arrivée sur l’île des Phéaciens, en ordonnant les épisodes de l’errance selon l’avant et l’après. Bref, la force disruptive du simultané du non-simultané initial se trouve réduite et, pour ainsi dire, domestiquée par le récit qu’il peut enfin dérouler.
Les historiens, pour leur part, qui ont pour souci de mettre en ordre les temps, eurent à s’y confronter et surent en jouer. Par sa façon d’user des oracles, Hérodote fit une place au simultané du non-simultané dans l’économie de son récit. Télescopant les temps, ils viennent s’inscrire sur une autre ligne narrative qui annonce, contredit, éclaire le récit des événements. Ils soulignent l’intervention des dieux dans le temps des hommes. Plus compliquée est la tâche qui, au IIe siècle avant notre ère, revient à l’historien Polybe, qui, dans un monde ayant profondément changé sous ses yeux, se sent requis d’écrire une nouvelle histoire.Non plus celle d’une guerre, mais celle de plusieurs guerres menées sur des théâtres d’opérations éloignés les uns des autres : la conquête de la Méditerranée par Rome. Les Muses de la tradition épique étaient réputées être partout présentes, à même de tout voir en même temps et de tout savoir, aussi bien le passé que le présent et l’avenir. Le simultané du non-simultané était leur ordinaire. Privés de ce recours et de cette ressource, les historiens, Thucydide surtout, ont fondé leur épistémologie sur l’autopsie (le fait de voir de ses propres yeux). Mais, jamais complètement possible, l’autopsie devient carrément impossible dès lors qu’il s’agit de raconter des événements qui ont pris place en divers lieux tout autour de la Méditerranée sur plusieurs décennies. Aussi Polybe entend-il passer de l’autopsie à la sunopsis, à une vision synoptique, qui ait une composante à la fois spatiale et temporelle. En effet, avec la conquête romaine, l’histoire, observe-t-il, « s’est mise à former comme un tout organique » et les événements sont perçus comme « s’enlaçant » les uns aux autres sous l’action de la Fortune qui « a contraint toutes les affaires humaines à s’orienter vers un seul et même but ». Pour répondre à cette mutation, l’historien doit s’employer, lui aussi, à « embrasser d’un seul regard les ressorts qu’elle a partout fait jouer pour produire tous ces effets ensemblePolybe, Histoire, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2003, 1, 4, 1-2.». Comment ? En passant de l’autopsie, trop limitée, à la sunopsis, concept qu’il emprunte à la philosophie, comme l’instrument d’une saisie de la totalité. Il doit atteindre pour lui-même jusqu’à cette vision d’ensemble, cette vue générale sur les choses, qui correspond au point de vue de la Fortune (ou de Dieu dans le cas des prophètes). Il lui faut voir comme la Fortune, adopter son point de vue et le restituer, du mieux qu’il peut, à son lecteur, afin de lui donner à voir cette histoire devenue universelle qu’il nomme histoire « générale ». Grâce à cette opération, l’historien vient occuper une position de surplomb.
Du point de vue des temporalités, si la Fortune (comme le Dieu de la Bible) saisit d’un seul coup d’œil tout en même temps, les légions romaines, elles, synchronisent progressivement la Méditerranée, et le récit de l’historien ne peut échapper à la diachronie narrative. Le simultané de la sunopsis ne peut, en effet, se monnayer qu’en développements qui se succèdent. Aussi, en vue de créer un effet de sunopsis pour le lecteur, un analogue ou un ersatz, Polybe parcourt-il les différents théâtres d’opérations toujours dans le même ordre et range-t-il les événements par olympiade et par année. Avant la conquête, l’histoire était morcelée et les temps désaccordés : du simultané du non-simultané, si l’on veut, mais qui s’ignorait, puisque chacun comptait à sa façon : avec son propre calendrier. Après 220 avant notre ère, commence un temps synchronisé ou susceptible de l’être que scande le pas des légions et, bientôt, la succession des proconsuls. Des « provinces » en nombre croissant sont établies qui doivent s’accorder au rythme du calendrier politique de Rome. Ainsi, partant d’une confrontation avec le simultané du non-simultané, Polybe s’emploie à le réduire : seul l’œil de la Fortune est à même de le saisir ; il n’en va pas de même pour l’œil humain, qui doit trouver des accommodements, c’est-à-dire des substituts, relevant du voir comme.
Entre éternité et temps du monde : Eusèbe et Augustin
Dans le parcours du simultané du non-simultané, l’intervention des premiers chronographes chrétiens est un jalon important. Car, avec eux, se met en place un cadre qui demeurera en Europe la référence reçue et obligée jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Comme chronographes, ils sont de grands ordonnateurs des temps, récusant à ce titre toute intrusion du simultané du non-simultané, tandis que, comme chrétiens, ils le placent au cœur même de leur économie providentialiste du temps. En effet, tout est rapporté à un Dieu éternel, pour qui tout est toujours simultané (tota simul). Ce n’est d’ailleurs qu’une façon humaine de parler, en cherchant à approcher l’éternité, puisque, pour Dieu, il n’y a que l’éternelle présence de tout avec lui-même et de lui-même avec tout. Il embrasse, précise saint Augustin, passé, présent et futur dans « sa stable et éternelle présence ». La simultanéité du non-simultané n’a de sens que pour une créature elle-même pétrie de temps, dont la Chute a justement été chute dans le temps et rencontre avec la mort par la faute d’Adam. Avec l’Incarnation, surgit, en fait, un simultané du non-simultané chrétien qui, comme un éclair d’éternité, vient se ficher dans le temps ordinaire du monde et ouvre un temps messianique qui se refermera avec la Parousie et la fin des temps.
Cette double appropriation et ce double tissage des chronographies antiques et des Écritures fait toute la force de leur position. Il est vrai qu’ils ont la conviction d’occuper une situation exceptionnelle : venant à la quasi-fin de l’histoire du monde, leur présent leur confère un point de vue imprenable sur tout ce qui a précédé et a préparé la venue du Christ. Ils participent à la « plénitude » du temps nouveau ouvert par l’Incarnation et sont dans l’attente de la Parousie. Ainsi, au début du IVe siècle, Eusèbe, installé à Césarée, travaille à ses Tables ou Canons chronologiques. Or, l’invention majeure d’Eusèbe est celle d’une mise en colonnes juxtaposées des temps des différents royaumes. Technique, cette manière de mettre en page a aussi une portée cognitive, puisqu’elle permet de découvrir « comme d’un coup d’œil tout l’ordre des temps » (selon la formule de Bossuet) : elle est un opérateur de sunopsis. Polybe ne disposait pas de cette ressource. Elle procède par établissements de synchronismes, avec pour objectif de relier le plus grand nombre possible de royaumes les uns avec les autres. En établissant les synchronismes, le chronographe reconnaît et réduit d’un même mouvement le simultané du non-simultané, en lui donnant sens. Car, au fur et à mesure que les royaumes apparaissent puis disparaissent, devient de plus en plus visible le rôle historique de Rome, qui était de préparer le monde à la venue du Christ, l’ordonnateur ultime des temps.
Dans La Cité de Dieu, saint Augustin (354-430) tire toutes les conséquences de cette révolution. Il y a deux cités, celle de Dieu et celle des hommes, qui sont et ne sont pas dans le même temps. La seconde n’est que dans le temps chronos du monde, tandis que la première, celle de Dieu, est simultanément dans le temps du monde et dans le temps autre ouvert par Jésus-Christ. Être de la cité de Dieu, au moins vouloir l’être, c’est donc faire l’expérience au quotidien du simultané du non-simultanéAugustin, La Cité de Dieu, Paris, Desclée de Brouwer, 1960, XVIII, 1, 256 ; François Hartog, Chronos. L’Occident aux prises avec le temps, op. cit. p. 116,170-171.. Avec les deux cités, la terrestre et la divine, il se livre à un transfert des deux registres dégagés par saint Paul du plan individuel à celui de l’histoire universelle. Pour ce dernier, le chrétien doit être à la fois du monde et « comme n’en étant pas 1 Corinthiens, 7, 29-31.» ; être d’un temps tout en étant simultanément d’un autre temps. De même, la cité est double : elle est du monde « comme n’en étant pas » ; elle pérégrine dans le temps chronos, tout en étant déjà branchée, si j’ose dire, sur un temps autre (kairos). Le « comme ne pas » de Paul vaut pour l’ensemble de la cité de Dieu. Grâce à cette opération puissante, le concept des deux cités va s’inscrire durablement dans la théologie de l’histoire. Avec lui, Augustin fait entrer le concept du simultané du non-simultané non seulement dans le temps chrétien, mais aussi dans le temps de l’histoire, puisqu’il est la traduction temporelle du « comme ne pas » de Paul.
« L’expérience fondamentale de toute histoire »
Avec les chronographes et saint Augustin, les cadres temporels sont fixés pour longtemps et le simultané du non-simultané à la fois préservé (il est au fondement du mystère de l’Incarnation) et acclimaté. Mais voici qu’en 1492 le surgissement du Nouveau monde remet tout en question. Le choc de la rencontre avec les premiers autochtones fut, pour les Espagnols, une expérience historique du simultané du non-simultané, aussi perturbante que de longue portée. Se présentent, en effet, des êtres humains (au moins en ont-ils l’apparence) qui sont des contemporains tout en n’en étant pas, car nul ne sait à quel temps les assigner. Ils n’ont de place ni dans les généalogies de la Bible ni chez Platon ou Aristote. L’espace éclate et le temps s’en trouve brusquement ébranlé. Tout l’édifice qu’on croyait définitif, avec ses colonnes et ses passerelles délimitant et enserrant l’histoire du monde, tremble sur ses fondations et se lézarde. Voici des terres jusqu’alors hors de portée des synchronismes des chronographes et des hommes hors d’atteinte du simultané du non-simultané, tel que l’a fixé la théologie. Débarquer sur ces rivages ignorés et rencontrer ces êtres improbables, c’est faire une expérience de coprésence qui est porteuse de toute la force disruptive du simultané du non-simultané et qui n’a pas les mots pour se dire. À l’instar d’Ulysse débarquant en des lieux inconnus, revient l’interrogation : ces hommes en sont-ils vraiment ? Peuvent-ils être reconnus comme alter ego ? De quel temps viennent-ils ? Sont-ils nés d’hier et, pour ainsi dire, encore enfants ?
Nous venons de voir comment l’épopée et les historiens grecs avaient su ménager une place au simultané du non-simultané. Comment il était au fond la raison d’être des prophètes. Comment, surtout, il était au cœur du christianisme qui, en reliant l’éternité et le temps du monde, faisait de la vie chrétienne une expérience du simultané du non-simultané. Avec l’Incarnation, événement unique et, pourtant, toujours présent, il devient la texture même du temps chrétien. Aussi, loin de chercher à le réduire, il faut, au contraire, par la conversion vouloir entrer dans ce régime temporel exceptionnel. Il vaudra jusqu’à la Parousie pour chaque individu, comme pour l’histoire universelle.
Pour l’historien allemand Reinhart Koselleck (1923-2006), le simultané du non-simultané constitue, en fait, « l’expérience fondamentale de toute histoireReinhart Koselleck, Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, op. cit., p. 335. ». Son émergence va de pair avec celle d’un temps actif qui marche et avec l’avancée d’une temporalisation de l’histoire portée par le progrès. Soit entre les XVIe et XVIIIe siècles, entre les ébranlements provoqués par la découverte du Nouveau monde, les guerres de religion et les révolutions. « Le simultané du non-simultané – tout d’abord expérience d’un élargissement par-delà les mers – est, écrit-il, devenu le schème fondamental d’interprétation, dans le sens du progrès, de l’unité croissante de l’histoire universelle depuis le XVIIIe siècleLe Futur passé, op. cit., p. 345. ». Car tant qu’il n’y a pas un temps chronologiquement égal, neutre, il ne peut y avoir, proprement, de reconnaissance du simultané du non-simultané.
Assurément, mais le paradoxe veut que le reconnaître implique de le réduire aussitôt en le temporalisant, en le chronologisant. Au fond, le simultané du non-simultané, voilà le scandale ou l’ennemi ! Décréter que les « Indiens » sont des sauvages était une façon de les rejeter en dehors de la civilisation, mais déclarer qu’ils étaient des peuples-enfants, puis, au XIXe siècle, des primitifs, contemporains du mammouth laineux, était une façon de leur assigner une place loin en arrière dans le temps chronos du monde. Au fur et à mesure que s’impose, en Europe et au-delà, l’ordre du temps moderne, il conjure le simultané du non-simultané qui dès lors relève d’une conception pré-rationnelle de l’univers et de pratiques magiques.
De fait, le temps conçu comme processus et progrès, puis, dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’évolutionnisme domestiquent sa force disruptive, bornent son inquiétante étrangeté, toujours prête à resurgir, et confortent, de ce fait, la prise de la raison sur le monde et celle de l’histoire sur les temps du monde moderne. Avec ce paradoxe, déjà souligné : le reconnaître et le nommer comme tel conduit ipso facto à le réduire, à le faire rentrer dans le rang. En partant du « en même temps » du synchronisme, il est chronologisé selon « l’avant et l’après », le « plus tôt que », le « plus tard que », le « ne plus » et le « pas encore ». Chasser du temps chronos, qui classe et discrimine, il est rejeté dans ses marges et à la marge, là où peuvent trouver place des poussées de temps kairos et se produire des courts-circuits temporels.
Renvoyé vers l’ailleurs et des temps révolus, il demeure toutefois présent, et même actif. Pour ne donner qu’un exemple, la littérature a su y recourir et en tirer des effets d’estrangement. Ainsi des surgissements du simultané du non-simultané scandent la Recherche du temps perdu de Proust. Avant lui, Chateaubriand en a fait un leitmotiv de ses Mémoires d’outre-tombe. Au cœur de son œuvre se loge, en effet, une expérience de brisure du temps qu’il n’a cessé de réactiver et de faire rejouer : celle produite par la Révolution française. Pris entre l’Ancien Régime – qui est aussi l’ancien régime d’historicité – qui n’est plus, et le régime moderne d’historicité, qui peine encore à être, il ne cesse d’aller d’une « rive du temps » à l’autre. Ayant installé son atelier d’écriture sur cet entre-deux ou cette faille temporelle, il déplore (et revendique) d’être « mal placé » dans le temps. Et il opte volontiers pour la posture du contretemps François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, op. cit., p. 97-133..
Les Considérations inactuelles ou intempestives de Nietzsche sont des protestations contre le temps moderne et des appels à « agir contre le temps ». Car c’est comme « disciple » de l’Antiquité grecque et comme « philologue », écrit-il, « qu’il a pu faire sur lui-même, comme fils du temps présent, des découvertes aussi inactuellesFrédéric Nietzsche, Considérations inactuelles, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 2000, II, p. 500. ». Par cet écart délibéré, il crée justement une forme de simultané du non-simultané qui traverse son écriture. Dans ses Thèses sur l’histoire, rédigées à la hâte avant son suicide en 1940, Walter Benjamin se fait l’avocat d’une nouvelle histoire qui ne soit pas une science du passé, mais qui ait, au contraire, pour ressort une conjonction fulgurante entre un moment du présent et un moment du passé ; dit autrement, qui accueille le simultané du non-simultané. Sous l’effet d’une telle rencontre provoquée s’enclenche un temps « messianique » : « l’historien, note-t-il, saisit la constellation dans laquelle son époque est entrée avec une époque antérieure parfaitement déterminée. Il fonde ainsi un concept du présent comme temps actuel dans lequel ont pénétré des éclats du temps messianiqueWalter Benjamin, Thèse XVIII A, dans Michael Löwy, Walter Benjamin, Avertissement d’incendie, Une lecture des thèses « Sur le concept d’histoire », Paris, PUF, 2001, p. 118.». Qu’il s’agisse de littérature ou de philosophie de l’histoire, ce sont autant de choix opérés en vue de laisser surgir ou de faire surgir une telle coprésence temporelle qui devient une ressource pour l’écriture ou, dans le cas de Benjamin, pour l’action. Loin de le réduire comme le veut le régime moderne d’historicité, on l’accueille, voire on le suscite et le cultive, pour en faire un usage réglé, parfois subversif ou même une arme.
Pour contrôler le temps, l’ordonner, l’institutionnaliser, le synchronisme (comme volet temporel de la sunopsis) a été le premier opérateur. Historiens et chronographes se mirent en quête de « en même temps ». Ensuite est venue la synchronisation, mais elle suppose un temps de référence qui se donne, s’impose comme étalon des temporalités autres. En conquérant la Méditerranée, Rome impose son calendrier. Sous l’Empire, les sujets doivent fêter l’anniversaire de l’empereur. Puis, les princes, les conquérants se sont voulus, à l’instar de Dieu, à la fois Cosmocrator et Chronocrator. En parcourant l’Europe à cheval, avec ses trains d’artillerie et le Code civil, Napoléon se veut l’un et l’autre. Pour les missionnaires, convertir les indigènes était les faire entrer dans le temps chrétien : les synchroniser avec l’histoire du Salut, dont ils avaient été tenus à l’écart jusqu’alors. En ce qui concerne le futur, les églises et les États ont eu pour politique de s’en réserver le monopole, réprimant de ce fait les interrogations astrologiques, les prophéties et autres mobilisations apocalyptiques, tandis que s’ouvrait, en revanche, un espace pour une science rationnelle des pronosticsKoselleck, Futur passé, op. cit. p. 49-51..
Enfin, avec le temps moderne, conçu comme processus et progrès, nous l’avons souligné, le simultané du non-simultané est à la fois appréhendé comme tel et éliminé. En 1884, la conférence de Washington D.C. aboutit à la décision de prendre le méridien de Greenwich comme méridien de référence pour la fixation d’un temps universel (GMT) et le découpage du globe en vingt-quatre fuseaux horaires. Greenwich devenait le « synchronisateur ». Théoriquement, n’importe quel méridien aurait pu faire l’affaire, mais ce fut celui de Greenwich qui fut choisi : celui qui, surprise, passait au cœur même de la puissance impériale alors dominante. Dès lors, le temps est officiellement le même pour tous, mais chacun n’en est pas moins prié de régler sa montre sur Greenwich Mean Time (devenu UTC). Par cette opération, on produisait de la simultanéité tout en insérant un écart fixé une fois pour toutes : le décalage horaire. Tout le monde se trouvait bien dans le même temps, mais pas au même point du cours du temps.
Du présentisme à l’anthropocène
Que s’est-il passé du point de vue du temps au cours du dernier demi-siècle ? Pour m’en tenir aux grandes lignes, s’est produit un basculement du futur vers le présent. Le futur a perdu de son évidence et de sa force d’entraînement au profit d’un présent de plus en plus envahissant, sinon omniprésent. Au futurisme du régime moderne d’historicité s’est substitué ce que j’ai appelé le présentisme. Je me suis efforcé dans différents écrits d’en saisir les causes ainsi que le lexique et la grammaire, je n’y reviens pas En dernier lieu, A la rencontre de Chronos, Paris, CNRS Edition, 2022.. Le seul point qui m’importe ici est de relever ce qu’a entraîné cette nouvelle configuration temporelle sur le simultané du non-simultané : l’a-t-elle remis en circulation ou, au contraire, annihilé ?
En s’effaçant, le régime moderne d’historicité a ouvert un espace au présentisme et, du même coup, à une multitude de temporalités discordantes et concomitantes, et donc, à première vue, à une prolifération du simultané du non-simultané. L’individualisation croissante du temps en est une manifestation : mon temps n’est pas le tien, qui n’est pas le vôtre, même si nous partageons l’instantanéité des messageries électroniques et les mêmes smartphones. La situation peut alors être décrite comme celle d’une discordance généralisée, avec tous les effets de déliaison, y compris sociale, qui l’accompagnent. On baignerait donc en plein simultané du non-simultané, à ceci près, qui change tout, qu’il est impossible de le reconnaître comme tel. En effet, dès lors que le présent est le seul horizon et que le temps moderne semble à l’arrêt, la discordance généralisée peut tout aussi bien être appréhendée comme une simultanéité généralisée. Si l’éternité divine se définissait comme tota simul, tout en même temps, le présentisme serait quelque chose comme une éternité de l’instant : tout en même temps à chaque instant ; un simultané du simultané à la fois évanescent et perpétuel, dont les chaînes d’information en continu puis les réseaux sociaux sont à la fois le carburant et le produit. La toile est une Babel temporelle ! Le succès de l’expression « en temps réel » qui a accompagné la révolution de l’information désignait et valorisait précisément la simultanéité et l’instantanéité. Le temps réel, c’est le temps des bourses et des transactions financières, dont la nanoseconde est devenue l’ordinaire. Depuis mon présent, tout, partout et à tout moment doit être accessible en ligne et en quelques clics.
Or, depuis peu, le présentisme babélien, bouclé sur lui-même et formant une bulle, s’est trouvé percuté par un temps nouveau, du moins pour nous qui n’avons commencé à en prendre conscience, ici et là, qu’autour des années 2000 : l’anthropocène avec ses temporalités spécifiques. Par cette appellation, il faut entendre une nouvelle époque géologique succédant à l’Holocène qui aura duré moins de 12 000 ans. Elle veut signifier que l’humanité, en tant qu’espèce, est devenue une force géologique, dont on peut mesurer l’impact à partir de relevés stratigraphiques. Depuis quand ? Si les humains ont depuis toujours affecté l’environnement, ce n’est que depuis ce qu’on nomme la Grande Accélération, soit les années 1950, que les effets de leur action ont pris un tour exponentiel jusqu’à modifier le Système de la Terre lui-même. Pour l’historien John McNeill, nous avons engagé « une expérience que nous ne contrôlons pas sur la TerreJohn R. McNeill, Something New under the Sun : An environmental History of the twentieth-century world, New York, W.W. Norton & Co, 2000, p. 4. ». Le béton et le plastique sont désormais partout, tandis que le bulldozer pourrait figurer comme l’engin éponyme de cette époque. Tant et si bien que le présentisme, accoutumé à ne rien voir au-delà de lui-même, s’est soudain trouvé confronté à un passé et à un futur immenses, qui sont ceux de la Terre. Pour le passé, les débuts remontent à 4,54 milliards d’années, quant au futur, il est surtout déjà menaçant, puisqu’il peut amener, en quelques siècles, une sixième extinction des espèces et, phénomène, encore plus difficile à concevoir, il est déjà en partie joué, alors même qu’il n’est pas encore advenu. Car, quoi que nous fassions, avertissent les climatologues, les humains ont modifié le climat terrestre au moins pour les cent mille ans à venir. Or ces temporalités, parfaitement exorbitantes en regard des temps du monde, ne sont rien d’autre que du temps chronos, du temps ordinaire, mais très long. Au point qu’il excède de très loin nos capacités de représentation et qu’en avoir une expérience directe n’est pas à notre portée.
Que faire alors ? Et d’abord, comment vivre dans l’anthropocène, c’est-à-dire comment tenir ensemble ses temporalités inédites et celles qui nous sont familières, celles que nous pensions maîtriser, celles du monde, celles travaillées par les historiens ? Elles se touchent, interfèrent, mais ne sauraient se fondre les unes dans les autres, vu les différences d’échelles qui les séparent. Les écarts sont tels que ces temporalités ne peuvent ni s’emboîter les unes dans les autres, ni s’articuler les unes aux autres. Les rythmes aussi, qui les régissent, sont profondément différents. Si le climat de la Terre a toujours connu des oscillations (des phases de réchauffement succédant à des phases de refroidissement), elles étaient fort lentes et se tenaient à l’intérieur de certaines limites Or aujourd’hui nous constatons que, de notre fait, ces limites sont rapidement en train d’être forcées. Et quoi que nous fassions ou ne fassions pas, nous savons qu’il faudra des millénaires pour que s’établisse un nouvel équilibre. Mais il n’empêche que des décisions sont à prendre maintenant, presque jour après jour, si nous voulons non pas revenir à l’avant de l’anthropocène, ni même le stopper, mais, a minima, éviter un anthropocène catastrophique pour les humains et les non-humains.
Face à une situation qui, tant sur le plan pratique que théorique, nous échappe encore, introduire le concept de simultané du non-simultané pourrait-il apporter ne serait-ce qu’un léger surcroît d’intelligibilité ? Expérience fondamentale de l’histoire, pour reprendre les mots de Koselleck, le simultané du non-simultané, nous l’avons vu, surgit à des moments de crise, de désorientation ou d’aporie : grave crise d’identité pour Ulysse, nouveau monde dominé par Rome, choc de la rencontre avec l’altérité des sauvages, et ébranlement, qui devient séisme, provoqué par Celui qui en sa personne se donne comme l’incarnation même du simultané du non-simultané. Il a, en effet, permis de nommer des moments de trouble dans le temps. Quand les Espagnols rencontrent les Indiens, ces êtres ignorés de la Bible et des Anciens, sont, à certains égards, des contemporains et, à d’autres, pas du tout. Mais presqu’aussitôt l’altérité temporelle initiale est canalisée et domestiquée. Se mettent en effet en mouvement ces politiques qui ont eu pour noms conversion et colonisation. Il fallait faire entrer les indigènes dans le temps chronos européen et leur donner accès au temps kairos chrétien.
Évidemment, l’anthropocène n’est pas un indigène, ni même comme un indigène. Mais le surgissement de l’anthropocène génère une expérience qui se laisse subsumer sous la configuration du simultané du non-simultané. En effet, le choc de la rencontre entre les diverses temporalités du monde avec celles de l’anthropocène génère une situation d’aporie et entraîne la formation d’un écheveau ou d’un nœud temporel caractérisé par la coprésence de temporalités hétérogènes et incommensurables. Mais, en l’occurrence, pour sortir de cette situation, nulle conversion ou colonisation ne peuvent être à l’ordre du jour ! Ou, si conversion il y a, elle est entièrement à notre charge. Aujourd’hui, ce n’est plus nous qui prenons la Terre, mais plutôt elle qui nous prend. Bruno Latour parlait d’une prise de Terre inverséeBruno Latour, Face à Gaïa, Huit Conférences sur le Nouveau Régime Climatique, Paris, La Découverte, p. 371.. Ce nouveau simultané du non-simultané, nul temps moderne n’est là pour le réduire et le domestiquer. Le croire est commettre une erreur de diagnostic. Aussi nous faudrait-il, au contraire, apprendre à vivre avec lui : à nous accommoder à lui, c’est-à-dire à commencer par le penser comme tel.
À ce point, ce simultané du non-simultané inédit nous reconduit vers celui propre au christianisme. Saint Augustin l’a théorisé et l’a déployé (sans le nommer ainsi) jusqu’à le placer au cœur de l’histoire universelle qui n’est que celle des deux cités, celle de Dieu et celle de la Terre. Du premier au dernier jour, leur marche, mêlée et distincte, est traversée par l’expérience du simultané du non-simultané : l’une, celle de la Terre, est dans le temps chronos, rien que chronos, tandis que l’autre, tout en étant (encore) dans le temps chronos, participe (déjà) du temps kairos. Elles sont et ne sont pas dans le même temps : l’une achèvera sa course avec le temps lui-même, l’autre rejoindra l’éternité divine à laquelle elle aspire depuis ses débuts, le temps kairos se fondant alors dans l’immutabilité éternelle de Dieu. Or Augustin n’a fait lui-même que généraliser le simultané du non-simultané que saint Paul est le premier à avoir formulé, sinon conçu. Devenir chrétien, c’est apprendre à vivre dans deux temporalités incommensurables, l’éternité de Dieu, par définition inaccessible, indubitable et irreprésentable, et le temps chronos ordinaire, mais sur le mode du « comme ne pas ». Pour établir un rapport entre les deux, les chrétiens ont fait de Jésus, le Messie, c’est-à-dire le médiateur : le Kairos.
À cette médiation première s’est ajouté un second dispositif, plus directement en prise avec le temps chronos, celui de l’accommodatio. Dieu ne change pas, mais, pour guider les humains sur la route de la perfection, il a su adapter ses commandements à la faiblesse humaine, en fonction des temps et des moments. Aujourd’hui, le Système de la Terre n’est pas susceptible d’accommodatio, c’est à nous de nous accommoder, de trouver des accommodements avec l’anthropocène. En proposant cette analogie, il ne s’agit pas, à l’évidence, de christianiser l’anthropocène, mais uniquement de rappeler une configuration très singulière où le simultané du non-simultané, loin d’être l’ennemi, occupait une place centrale, tout en conservant son mystère. Notre parcours a montré que le simultané du non-simultané était une modalité fondamentale de l’expérience du temps et que de multiples stratégies, dont je n’ai retenu que quelques-unes, avaient été mises en œuvre pour le réduire, s’en servir ou s’en débarrasser. Dans le monde occidental, la stratégie chrétienne mérite une attention particulière par sa façon unique de faire droit au simultané du non-simultané, de s’accommoder à lui, sans entreprendre du même mouvement de le rejeter. C’est en cela, et en cela seulement, que l’analogie pourrait nous aider aujourd’hui à concevoir des façons de nous accommoder à l’anthropocène dans toute son altérité temporelle.