Vues de Liège #1

Ici, on renoue avec l’esthétique de la pérégrination fragmentaire. Première série de la chronique «Vues de Liège» de François Provenzano, Grégory Cormann et Jeremy Hamers.

Charme de la ruralité.

Dans le village de Fexhe-Slins, en périphérie de Liège, on a vu apparaître plusieurs affiches annonçant, en caractères noirs et rouges : « Fedasil à Fexhe-Slins, c’est NON ». Fedasil est l’agence fédérale belge pour l’accueil des demandeurs d’asile. La presse avait relayé le projet d’implantation d’un centre d’accueil pour réfugiés dans une ancienne « maison de repos » (appellation belge des EHPAD français) du village. Les opposants font notamment valoir le maintien du caractère rural de leur commune (l’affiche dit, sous le slogan, « Gardons notre ruralité »). Le site de la pétition en ligne précise : « Nous craignons enfin de perdre tout ce qui faisait le charme de notre région semi-rurale : le calme, la convivialité, la sécurité, les rares espaces verts,… ». Quelques chiffres sont encore cités à l’appui : dans un périmètre proche de Fexhe-Slins, il y a déjà une Maison d’arrêt (avec une aile psychiatrique), et une Maison de peine (avec des cellules pour femmes) qui comptent environ 700 places. 700, c’est aussi le chiffre que vient d’atteindre la pétition en ligne.

The world is round.

« En ce temps-là le monde était rond et on pouvait en faire le tour à la ronde en rond. De toutes parts il y avait quelque part et de toutes parts il y avait des hommes des femmes des enfants des vaches des sangliers des petits lapins des chats des lézards et des animaux. C’est ainsi que c’était. Et chacun chiens chats moutons lapins et lézards et enfants tous voulaient tout en dire à chacun et ils voulaient tout dire d’eux-mêmes.

Et puis il y avait Rose. Rose était son nom et aurait-elle été Rose si son nom n’avait pas été Rose. Elle avait l’habitude de penser et puis de penser encore. »

Gertrude Stein, Le monde est rond, 1939, trad. Françoise Collin et Pierre Taminiaux, 1984.

Avis aux étudiants romanistes.

Dans le couloir du Département de langues et littératures françaises et romanes, punaisé sur un tableau en liège aux côtés d’une annonce d’un séminaire sur les savoirs hors-normes, et d’une autre annonce d’un groupe de lecture de textes engagés, on trouve un « Avis aux étudiants romanistes », tapuscrit en calibri 12 sur une demie page A4, qui dit exactement ceci : 

Je suis Zimako Mel Jones, Fondateur Constructeur Créateur de l’Ecole Laïque du Chemin des Dunes dans la Jungle de Calais

J’ai écrit un livre de 150 pages maximum sur mon périple … la traversée du désert et de la méditerranée

Je suis à la recherche de quelqu’un qui peut m’aider à bien le structurer et aussi pour la correction

Merci pour votre compréhension

Bonne fin de soirée

Salut à tous

Contact : zimakomeljoneselcd@gmail.com

Quartier latin.

24 % des étudiants de Liège auront eu une expérience internationale au terme de leurs études. L’objectif de l’Europe est de tendre vers 50 %. Il faut dès lors inventer d’autres types de mobilité. Plusieurs étudiants qui viennent de l’étranger pour étudier à Liège se font agresser. Certains retournent chez eux avant le terme prévu. On évoque l’idée de faire revenir au centre-ville les facultés de Droit et de Sciences humaines, actuellement situées en périphérie. Il s’agirait de constituer un Quartier latin.

L’Arabe.

Il est passé 23 heures, un soir de semaine, dans un quartier réputé dangereux. Un homme vêtu d’un épais training Nike en molleton noir, d’une veste en cuir, d’un bonnet et de sneakers blanches sort de la salle de sport avec son sac en bandoulière et se dirige vers sa voiture. Il est interpellé par une jeune femme voilée qu’il n’avait pas vu venir :

– Salam Alaykoum…

– … Euh, bonsoir… ?

La jeune femme a un mouvement de recul, hésite, cherche à mieux voir, finalement poursuit, dans un français mal assuré : elle n’arrive pas à démarrer sa voiture, redoute une panne de batterie, demande si on peut l’aider avec des câbles. L’homme n’a pas de câbles. Est-ce qu’il veut bien essayer quand même de mettre le contact ? Oui bien sûr. Il prend soin de fermer son propre véhicule et, après avoir demandé l’autorisation à la jeune femme, s’assied à la place de la conductrice, tourne la clé, le moteur démarre. Soulagement, remerciement, sourires et bonne soirée.

En rentrant chez lui, il croise sa silhouette dans le reflet d’une vitre et se demande s’il n’a pas été pris pour un Arabe.

Les vacances.

Devant l’entrée principale de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de L***, deux étudiants révisent un cours en résumant chacun de ses chapitres par une phrase. L’un dit : « Le film noir hollywoodien, c’est la crise de la masculinité et… le manque de projecteurs. » L’autre répond : « Le burlesque muet, c’est le gag et le slapstick. Et, attends, la logique des studios, la division du travail, tout ça. » Le premier renchérit : « Tati est moderne… parce qu’il critique la société en inversant la pyramide sonore. » A 200 mètres de là, la station-service U***, du même nom qu’une des galeries d’art contemporain les plus prisées de Liège. Design soigné, superette plus confortable que la moyenne et car wash automatisé hyper performant — la demi-heure d’aspirateur offerte dans un espace privatisé en plein centre-ville est un atout. Les pompes de la station sont équipées de petits écrans sur lesquels l’habituelle boucle de publicités a été remplacée par quelques séquences des Vacances de Monsieur Hulot. La voiture pétaradante du vacancier fait irruption dans un cimetière, sans son ; les pompes ne sont pas équipées de haut-parleurs.

Brocante.

Une grande brocante de village se tenait ce dimanche autour de la place de V***. L’un des exposants diffusait à plein volume une version remixée du tube Aline, de Christophe. Parmi les objets étalés au sol : Phèdre, de Racine, et Discours du récit, de G. Genette, tous deux en assez bon état, aux côtés d’un plat à tajine, d’un vieil aspirateur et d’un bac de matériel électronique.

Fantasmes de rentrée scolaire.

Alors que certain·es se préparent à fêter à l’automne l’anniversaire de la création des Cahiers du GRIF (Groupe de recherche et d’information féministes), première revue féministe francophone créée à Bruxelles le 11 novembre 1973, la rentrée scolaire 2023-2024 en Belgique francophone est marquée par des incendies et des dégradations d’écoles secondaires, à Charleroi, à Liège, à la suite de l’annonce d’un décret sur l’éducation à la vie relationnelle affective et sexuelle (EVRAS). Le 19 septembre 2023, un article de Mediapart résume : « En Belgique, l’éducation sexuelle met extrême droite et conservateurs religieux en ébullition ». Fantasmes de masturbation et de pornographie dressés contre un programme de quatre heures de cours réparties sur la dernière année du primaire et la quatrième année du secondaire. Le journal rappelle que l’objet de la formation est « d’informer, de rassurer les enfants, de les protéger et de répondre aux questions qu’ils se posent sur leurs émotions, sur le couple, la famille, la sexualité, bien sûr, mais aussi sur le consentement ou les identités de genre. » L’EVRAS mérite mieux que quelques heures (de violence), une ponctuation fluide, ouverte, vivante pourrait-on simplement écrire.

En ces temps-ci.

« L’automne est doux cette année. » (Juliette Rousseau, La vie têtue, 2022)