Claude Lévi-Strauss et la ville du futur : New York pré- et post-moderne

Mettre le cap à l’Ouest pour un Européen du XXe siècle, c’est toujours aller vers le futur. Lorsque Claude Lévi-Strauss y débarque en juin 1941, New York et sa célèbre skyline ont déjà imprimé les rétines de l’Ancien monde et figurent indéniablement la ville à venir, cette ville « qui vous attend debout » comme le dira Le Corbusier. C’est aussi la ville de l’émigration et du refuge, en l’occurrence celle qui accueille nombre d’intellectuels et artistes quittant l’Europe à feu et à sang de la Seconde guerre mondiale.

 « Décidément, New York n’était pas la métropole ultra-moderne que j’attendais, mais un immense désordre horizontal et vertical, attribuable à quelque soulèvement spontané de l’écorce urbaine plutôt qu’aux projets réfléchis des bâtisseursClaude Lévi-Strauss, « New York post- préfiguratif » (1979) , Le Regard éloigné, Paris, Plon, 1983, p. 345. ». Loin de correspondre aux clichés de la capitale des temps modernes, New York est une ville de la complexité qui organise le carambolage des espaces mais aussi des temps. Comme le Paris de la Monarchie de Juillet, la cité américaine est chahutée par des forces de transformation économiques et sociales, d’assimilation et de rejet qui organisent des recyclages, des reclassements, des rebuts. Lévi-Strauss accompagne ses amis surréalistes et pratique la ville par le « trafic » d’objets. « Chiffonnier » de son temps, l’anthropologue fait les poubelles de Manhattan et de Queens, en quête des avatars du Beau. Il achète à bas prix des meubles espagnols de la Renaissance, en noyer massif, exportés par la conquête au Mexique, et de là, à New York par quelque caprice de riche Américain.  Il se rappelle les « mille et une cavernes d’Ali Baba » prodiguées par une ville qui avait fini par rassembler le patrimoine artistique de l’humanité et l’offrait à qui savait, comme Alice, se glisser « de l’autre côté du miroirIbid., p. 348. ». Alors surgissent les trésors, les vases Mohica, Nazca et Chimu mais aussi les masques et sculptures Haïda provenant de la côte Nord-Ouest du Pacifique. De quel monde surnaturel provenaient tous ces objets ? La vision de New York n’est plus celle de la vue aérienne ; elle n’est pas non plus celle du damier orthogonal, trace encore visible de la ville pionnière. 

Dans « New York post-et pré-figuratif », texte publié en 1979, Lévi-Strauss s’abandonne à une prose enchantée pour saisir l’aura quasi-magique du New York des années 1940 – une vision au ras de terre, sous le métropolitain EL où se rassemblent échoppes et populations diverses dans une métropole à la trame encore lâche, pleine de « trousIbid., p. 348. » et de brèches. On s’y dépayse aisément en allant d’un bloc à l’autre. Lévi-Strauss découvre la réalité multiculturelle, le « melting-pot » de la réalité urbaine new-yorkaise et, étrangement, cette ville lui permet de vivre l’ethnologie par toutes ses fibres, et d’abord culinaires : tour du monde en quatre-vingt repas, du poulet frit et de la soul kitchen de Harlem aux œufs de tortue panaméens… Juxtaposition des espaces mais aussi des temps car New York se fait le conservatoire d’us et coutumes disparus de la vieille Europe – conservation et même rédemption dans le cas du théâtre yiddish actif dans le Lower East Side, et d’une façon générale, toute la culture yiddishophone sauvée de l’holocauste nazi par son transfert new-yorkais dans la première moitié du XXe siècle. Lévi-Strauss se rend souvent à l’opéra chinois établi sous la première arche du Brooklyn’s Bridge. Une troupe, venue de Chine il y a longtemps, y perpétue tous les jours les traditions du répertoire classique qui, bientôt, n’auront plus leur place dans la Chine communiste. Chaque jour, Lévi-Strauss travaille à la New York Public Library, dans la salle des Americana : « Sous ses arcanes néo-classiques et entre ses murs lambrissés, je voisinais avec un Indien coiffé de plumes et vêtu de peau emperlée même s’il prenait des notes avec un stylo Parker…Ibid., p. 355. ». 

À New York, Lévi-Strauss est en Amérique du Nord ; il est en Chine aussi, en Europe, dans le passé et dans l’avenir (la culture de masse, la publicité, Times Square). Cette machine à remonter ou à devancer le temps est sa manière d’être au présent – celui de la guerre mondiale. Elle est aussi une stratégie pour faire dérailler l’itinéraire convenu de l’histoire urbaine et de la civilisation industrielle (pour l’ethnologue) et post-industrielle (pour nous). Avec Lévi-Strauss dans les villes, le citadin expérimente de vivifiantes remontées stratigraphiques dans la roche-mère amérindienne. Les brèches, les trous, l’urbanisme rationnel et le tropisme magique sont des portes « donnant accès à d’autres mondes et à tous les tempsIbid., p. 350. ». Ce sont elles, pour Lévi-Strauss, qu’il faut absolument préserver afin de pouvoir encore respirer. En sa compagnie, nous voyons se dissoudre le paradigme moderniste, l’urbanisme rationnel et les rêves technicistes du passé dont New York était la dépositaire idéale ; et au contraire s’ébaucher à travers les vapeurs de la métropole un bricolage de pratiques, une ville hétérogène ouverte à tous les vents où cohabitent miraculeusement des passés disjoints.