Në ropë

Davi Kopenawa est un chamane du peuple Yanomani du Brésil et une grande voix de la défense des peuples indigènes, dont la portée universelle est de mieux en mieux perçue à travers le monde. Il a raconté sa vie et déployé sa pensée dans un livre impressionnant, « écrit-parlé à deux » avec l’anthropologue français Bruce Albert : Davi Kopenawa et Bruce Albert, La Chute du ciel. Paroles d’un chaman yanomami, Paris, Plon/Pocket, 2010. Ce livre a pu être qualifié de premier ouvrage dans lequel un penseur autochtone présente lui-même, dans sa propre langue, sa propre cosmologie, utilisant l’ethnologue comme un intercesseur de son peuple auprès de la société englobante, en en faisant de facto un allié politique. Nulle meilleure présentation de la singularité de cet ouvrage que ce paragraphe de la préface d’Eduardo Viveiros de Castro à son édition brésilienne :

La Chute du ciel est un “objet” inédit, composite et complexe, presque unique en son genre. Car c’est, en même temps, une biographie singulière d’un individu exceptionnel, un survivant indigène qui a vécu un certain nombre d’années au contact avec les Blancs avant de réintégrer son peuple et de décider de devenir chamane; une description détaillée des fondements poético-métaphysiques d’une vision du monde dont nous ne commençons que maintenant à reconnaître la sagesse; une défense passionnée du droit à l’existence d’un peuple autochtone qui est en train d’être avalé par une machine civilisationnelle incommensurablement plus puissante; et, enfin, une contre-anthropologie aiguë et sarcastique des Blancs, le « peuple de la marchandise », et de sa relation malade à la Terre – selon un discours qu’Albert a caractérisé, de manière lapidaire, comme une « critique chamanique de l’économie politique de la natureEduardo Viveiros de Castro, « O recado da mata », Préface à l’édition brésilienne de la Chute du ciel,  in Bruce Albert et Davi Kopenawa, A Queda do Céu, São Paulo, Companhia das Letras, 2015, traduction de Beatriz Perrone-Moisés,  p.27..

Le texte présent, sur la notion yanomami de në ropë, est la transcription d’un entretien réalisé le 14 mars 2020 dans la langue maternelle de l’auteur, par visio-conférence, dans le cadre de la préparation de l’exposition Mundos Indígenas, qui a été visible de décembre 2019 à septembre 2023, dans le musée Espaço do Conhecimento UFMG, de l’Université Fédérale de Minas Gerais, à Belo Horizonte. Davi Kopenawa a été l’un des curateurs invités pour présenter le monde yanomami par l’équipe composée de Deborah Lima, Ana Maria Rabelo Gomes, Mariana Oliveira et Renata Marquez. L’entretien a été mené par les membres de l’équipe organisatrice avec la collaboration de la traductrice Ana Maria Machado qui a assuré ensuite la transcription des échanges.

Il  s’inspire des développements du chapitre VIII (« Le ciel et la forêt ») de l’ouvrage de Bruce Albert et Davi Kopenawa (ibid., p. 233-267). Il a été traduit du yanomami en portugais par Ana Maria Machado, et du portugais en français par Julien Pallotta.

Texte original : Davi Kopenawa,  « Në ropë », in Felipe Carnevalli, Fernanda Regaldo, Paula Lobato, Renata Marquez, Wellington Cançado (orgs.), Terra. Antologia afro-indígena, Belo Horizonte/ São Paulo, Piseagrama/UBU, 2023, p. 334-342.

Nous remercions Ana Maria Machado ainsi que Felipe Carnevalli, Fernanda Regaldo, Paula Lobato, Renata Marquez, Wellington Cançado, de nous avoir donné l’aimable autorisation de publier ici cette traduction. Nous remercions également Bruce Albert pour sa relecture de la traduction française et l’aval qu’il a donné à cette publication, impossible sans son travail ethnologique. Nous remercions enfin, bien sûr, Davi Kopenawa : la présence de ses paroles, dans le premier numéro des Temps qui restent, honore et oblige l’avenir de la revue.

Les napëpëLe mot napë (pluriel napëpë) signifie en fait « étranger, ennemi ». En portugais, les non-Amérindiens sont désignés par les termes Brancos ou Civilizados. Nota Bene : Toutes les notes sur les termes yanomami sont tirées des travaux ethnologiques de l’anthropologue français Bruce Albert. [les non-indigènes] qui représentent des autorités, les hommes influents qui habitent parmi vous, ils ne nous connaissent pas. Ils ne connaissent pas nos maisons, ils ne connaissent pas notre terre-forêtLa « terre-forêt des êtres humains » (yanomae të pë urihipë), le territoire yanomami, occupe le centre (miamo) du niveau terrestre (wãro patarimi mosi), représenté comme une platine à cuire les galettes de manioc (mahe) ; centre où le démiurge, Omama, le démiurge yanomami, a fait jaillir les rivières et créé les montagnes., ils ne prêtent attention qu’à d’autres lieux. C’est pourquoi moi, qui appartiens à la forêt, je veux vous enseigner notre savoir, à vous les napëpë, qui en outre pensez d’une manière différente de la nôtre. Vous nous écoutez, mais vous ne croyez pas en nos paroles. Les napëpë ne pensent pas ainsi : « Les paroles des Yanomami sont vraies. Ils vont nous expliquer leur connaissance, ils vont nous expliquer la manière dont vivaient leurs ancêtres, puisqu’ils ont du savoir ». Et pourquoi les napëpë pensent-ils de cette manière ? Ils ne savent pas que c’est dans nos terres qu’a eu lieu le surgissement de në ropëL’expression në ropë (ou në ropeyoma) signifie littéralement « valeur de » () « rapidité » (rope). Elle est également utilisée au féminin : në ropeyoma. Cette « valeur de fertilité » de la « terre-forêt » (urihi a në rope) s’oppose à la « valeur de faim » de la forêt dépourvue de fruits et de gibier (urihi a në ohi). L’expression në rope a pour synonyme në wamotimapë, « valeur de nourritures ». C’est la « valeur de fertilité » de la forêt comme agent (në ropeni) qui y fait croître les végétaux. Tant la « valeur de fertilité » que la « valeur de faim » de la forêt peuvent être convoquées sous forme d’entités-images chamaniques (xapiri) devenant, respectivement, Në roperi, l’« image-esprit de la fertilité », et Ohiri, l’« image-esprit de la faim ». Në ropë est un état/principe de fertilité commun aux plantes sauvages et cultivées. Urihi, la « forêt », signifie aussi « la terre, le territoire »., de la richesse des forêts ; ils ne connaissent pas, ils ne connaissent que leurs propres terres. Par conséquent, ce que ces gens savent ne porte que sur eux-mêmes. Ils pensent différemment, ils pensent d’abord à eux, et c’est pourquoi nous allons leur expliquer notre savoir. Qu’est-ce qui préoccupe vraiment les napëpë ? Pourquoi allons-nous leur apporter un enseignement ? En pensant à cela, j’indique par mes paroles ce qui est correct.

Il y a très longtemps, aux temps où sont apparus nos ancêtres, Omama, notre créateur, a donné ce nom : në ropë. Il a choisi le nom në ropë et a dit : « Prenez bien soin de në ropë ! Si vous vivez dans la terre-forêt avec në ropë, vous serez alimentés, vous vivrez bien et en bonne santé. Vous serez en bonne santé pour faire vos fêtes et vous ferez grandir vos enfants également en bonne santé. C’est pourquoi, pour que vous vous éveilliez bien et en bonne santé, vous devez prêter attention à ce nom : në ropë. Retenez ce nom. Quand les aliments croissent, quand vous voulez faire une fête, vous vous invitez entre vous, vous conversez les uns avec les autres, vous vous alimentez les uns les autres ». Ainsi a parlé Omama.

Moi, étant Yanomami, quand j’explique cela, je me demande si les napëpë peuvent me comprendre, étant donné qu’ils pensent différemment. Les napëpë n’ont pas établi de relations d’amitié avec le peuple Yanomami à partir de nos racines. Et parce qu’ils n’ont pas fait les premiers contacts de manière à aspirer à devenir nos amis, ils ne nous prennent toujours pas au sérieux aujourd’hui. Les napëpë devraient s’exprimer ainsi : « Ces paroles sont vraies ! Les Yanomami disent la vérité, nous, les Blancs, nous disons aussi la vérité et c’est ainsi que nous pourrons nous apprendre des choses les uns aux autres. » Quand nous apprendrons les uns des autres, nous sentirons que në ropë et la forêt nous appartiennent effectivement. Si votre pensée s’ouvre à cela, vous suivrez le bon chemin. C’est ce que je voulais vous dire, à vous les napëpë : vous les jeunes hommes et femmes, et vous les plus anciens aussi, je veux vous transmettre notre savoir.

Dans les premiers temps, quand nos ancêtres ont surgi, ils travaillaient déjà. Est apparu en premier le travail de l’esprit de la fourmi, KoyoriIl s’agit ici de l’ancêtre mythologique de la fourmi défoliatrice koyo, « fourmi manioc » ou « fourmi parasol », grande dévastatrice des plantations de manioc. Dans la mythologie yanomami, Koyori est associée à la fertilité de la terre et à l’opulence des jardins. C’est un infatigable défricheur, détenteur d’immenses jardins de maïs. À noter que le maïs est l’unique plante que ces fourmis n’attaquent pas dans les plantations. L’origine des plantes cultivées fait l’objet de deux mythes : celui de Koyori, situé au temps des premiers ancêtres humains/animaux (yarori) et celui de Tëpërësiki, l’être aquatique beau-père d’Omama, au temps des origines de l’humanité actuelle. Ce rapprochement entre Koyori (origine des jardins) et Omama (origine de la forêt) opère donc un croisement entre deux époques mythiques.. Comme il a surgi le premier, il a planté në ropë : banane, manioc, canne, taro, coeur de palmier, patate douce…Koyori a planté les aliments de la brousse. Mais në ropë se trouve aussi dans d’autres aliments, ceux qui poussent dans la forêt, qui sont des arbres fructifères : le palmier bacaba, le palmier patawa, le palmier-bâche, l’açai, l’abiu, l’inga, le cacao, le cupuaçu. Tous ces êtres-arbres de la forêt sont në ropë. Les êtres-plantes de la brousse, que les gens ont planté en premier au sol, sont në ropë.

Nous, qui sommes le peuple de l’hutukaraHutukara : terme chamanique qui désigne le « vieux ciel » qui, selon la cosmologie yanomami, en tombant, a  constitué l’actuel niveau terrestre. C’est aussi le nom de l’association de défense des droits du peuple Yanomami fondée en 2004 par Davi Kopenawa et dont il est le président., du ciel chamanique, nous pensons différemment : les napëpë pensent d’une certaine manière et nous, les Yanomami, d’une autre et c’est ainsi. Në ropë nous rend heureux ! Et pourquoi ? Parce que nous plantons les aliments dans les brousses et ils y poussent. Comme nous cultivons ces plantes, nous nous alimentons et cela nous rend heureux ! Ce qui rend les napëpë heureux, ce sont d’autres choses : ils sont heureux de la nourriture, si ce n’est que l’argent les rend aussi très heureux, de même que le pétrole les rend heureux. Voler en avion les rend heureux, les voitures les rendent heureux également. Avoir une jolie maison brillante les rend heureux, de même que boire de l’eau fraîche rend aussi les napëpë heureux. Faire travailler les autres pour eux ou faire que les hommes influents leur donnent des emplois les rend heureux. Ils sont nombreux les napëpë qui vivent heureux ainsi, mais në ropë ne les rend pas heureux.

Ce qui nous rend heureux, c’est në ropë, la forêt, le sol. Në ropë fait croître les aliments, nous alimente, nous fait bien vivre et en bonne santé. Në ropë nous désaltère, nous donne de l’eau propre, rend propres les fleuves où nous prenons le bain. C’est parce que nous continuons ainsi, en dansant les uns avec les autres, en chantant ensemble et en faisant nos festivals funéraires, que në ropë danse à travers les chamanes. C’est donc tout cela qui nous rend heureux. Les aliments nous rendent véritablement heureux, de même que les chamanes, mais les napëpë ne s’intéressent pas à ces choses. Certains peuvent s’y intéresser, s’y connecter, mais d’autres n’y parviennent pas et, pour cette raison, ces gens ne pensent que de la manière suivante : « Non ! Ce sont des gens d’autres terres, nous n’allons pas les écouter. Est-ce qu’ils travaillent comme nous ? ».

C’est à travers l’écriture que les napëpë apprennent. S’il n’y a rien d’écrit et que je m’en tiens à discourir en vain, les napëpë ne me prennent pas au sérieux et pensent alors : « Non ! C’est du mensonge. Il pense tout cela sans raison ! ». Ils écoutent, si ce n’est qu’ensuite, quand ils s’en vont, ils cessent de penser à ce que j’ai dit. Ils ne prêtent plus alors attention qu’aux choses qui les passionnent, qu’à ce qui retient vraiment leur attention.

Nous, les Yanomami, nous plaçons notre pensée dans les brousses, nous restons attentifs à në ropë et nous pensons : « Allons travailler, allons nettoyer la brousse, allons travailler de nos bras et de nos mains ! ». C’est tout cela qui distingue notre pensée, qui se fixe sur në ropë, c’est à cela que nous pensons en premier lieu. Et c’est ainsi que notre pensée trouve le calme et la paix. C’est cela que je vous dis pour que vous le traduisiez et qu’ensuite vous l’écriviez dans la langue des napëpë pour que je sois entendu des jeunes hommes et des jeunes femmes en formation. Quand vous écouterez ces paroles, que vous transporterez votre pensée et entrerez dans la nôtre ‒ quand vous irez au fond de notre pensée –, vous percevrez nos racines. Mais étant donné que vous ne voyez pas nos racines, notre pensée n’apparaît pas et vous ne vous surprenez pas, en vous exclamant : « Regardez ça ! Nous n’avions pas pensé à cela ! ».

Quand nous regardons nos racines, celles qui font croître nos aliments, par où passe në ropë, nous, chamanes Yanomami, parvenons à voir vos traces. Les autres Yanomami non-chamanes ne voient pas ces traces. Les agriculteurs napëpë ne connaissent pas les chemins de në ropë, ils connaissent les chemins d’autres choses différentes et, parce qu’ils connaissent déjà un chemin, ils affermissent ce qu’ils pensent : « Ah ! Je vais prendre mon moteur, je vais prendre mon tracteur pour travailler. Si je n’ai pas mon tracteur, si je rencontre des difficultés, sans employés pour travailler pour moi, cela devient difficile ! ». C’est ce que les napëpë disent. Cela ne nous atteint pas. Nos ancêtres ouvraient des brousses avec des haches de pierre, c’est pourquoi nous savons nous débrouiller face à ces difficultés. Nous expliquons cela à des gens d’autres lieux, car si les gens ont plus de connaissances sur le lieu où në ropë habite, sont au clair avec në ropë, ils sauront prendre soin et protéger. C’est cela que je veux leur dire.

Là où il y a në ropë, là où se répand në ropë, les napëpë ne savent qu’abîmer. Ils abattent les arbres et puis ils les brûlent et retirent ce qui reste avec le tracteur. Les napëpë ne travaillent qu’en déforestant la terre. Travailler est bon, mais vous devez vraiment apprendre à protéger la forêt. Në ropë vit vraiment au sol et à la surface, elle soutient notre vie bonne et en bonne santé. Voyez l’importance de protéger la forêt aujourd’hui et ne poursuivez pas ce qui est en cours aujourd’hui. Ne dites pas : « Je vais détruire la forêt, puisqu’elle existe sans raison. La forêt ne fait que tenir debout, sans raison ! ». Ne pensez pas ainsi, soyez sages, éveillez vos pensées, prêtez attention à ce que vous mangez. S’il n’y a plus de në ropë, qu’allons-nous devenir ? C’est aussi në ropë qui nous fait respirer le bon air, nous permet d’être attentifs, de bien travailler, c’est ce qui nous rend heureux. Nous allons nous alimenter de në ropë et, ainsi, nous serons satisfaits. Il n’y a qu’ainsi que nous pouvons être forts !

Quand les napëpë détruisent la forêt, në ropë s’enfuit dans une autre terre. Quand elle s’enfuit, les napëpë plantent les aliments dans la terre, mais ils ne poussent pas et il ne reste plus à la place qu’OhinariVoir plus haut la note 4., l’être de la disette. Si nous ne mangeons pas, nous devenons faibles, et la personne ne peut plus se courber, elle ne peut plus rester qu’allongée, elle ne se lève pas et ne parvient pas à aller loin, c’est tout cela que fait Ohinari. Ohinari est très féroce ! Il ne noue pas de liens d’amitié avec nous. Ohinari nous fait souffrir, il ne veut pas nous voir heureux et en bonne santé ! Alors que në ropë veut nous faire bien vivre en bonne santé, Ohinari veut nous faire mourir, veut nous faire mourir de faim et de soif. Les napëpë ne portent pas ces mots, ils ne portent pas cela.

Nous, les Yanomami, nous inhalons de la yãkoana, nous faisons du chamanismeEffectuer une séance de chamanisme se dit également yãkoanamu, « agir sous l’emprise de la poudre yãkoana ». Davi Kopenawa a été initié au chamanisme, au début des années 1980, par le père de son épouse, le leader de la communauté où il réside aujourd’hui avec sa famille, Watoriki. La poudre de yãkoana est inhalée. Elle est confectionnée à partir de résine tirée de la partie profonde de l’écorce de l’arbre Virola elongata qui contient un puissant alcaloïde hallucinogène, la Diméthyltryptamine (DMT). La DMT a une structure chimique proche de celle du neurotransmetteur sérotonine et agit en se fixant à certains de ses récepteurs. Ses effets psychiques sont proches de ceux du LSD. et nous percevons le chemin de në ropë. Les grands hommes, les chamanes qui parviennent à voir le chemin de në ropë, l’appellent et ainsi les aliments poussent sur toute l’étendue de la forêt et dans toutes les brousses. Les fruits apparaissent dans la forêt, les animaux mangent et les poissons aussi : les pécaris, les singes, les tapirs et autres. Par conséquent, vous, les napëpë, ouvrez votre pensée, et pensez : « C’est vrai ! ». Ne vous demandez pas : « Où est në ropë ? ». Dans votre terre, il y a aussi në ropë, et c’est parce qu’il y a në ropë que vous vous alimentez, que vous élevez des bœufs et qu’ainsi vous mangez de la viande. Vous mangez aussi des poissons et mangez des fruits. Après avoir cultivé vos fruits, vous en faites du jus pour étancher la soif.

Par conséquent, aujourd’hui, c’est sur le chemin de në ropë que votre pensée doit aller. Aussi bien notre pensée yanomami, que la vôtre, napëpë. Quand nous levons les yeux et voyons cela, notre pensée doit s’ouvrir : « Alors c’est le chemin pour vivre en bonne santé, c’est dans cette terre que nous vivons bien. Nous tous : napëpë, Yanomami, les enfants et les jeunes ! ». Alors prenez soin de la forêt pour de bon. Vous qui êtes dans les écoles, qui êtes là pour apprendre, écoutez cela, voyez mes paroles de papier. Si vous n’aviez pas appris cela, si vous n’aviez pas écouté à ce propos, désormais les gens de la forêt vous l’apprennent, et donc à partir de maintenant, vous pouvez en venir à penser la chose suivante : « Nous allons les écouter, nous allons les prendre à sérieux ! ». Mes paroles sont vraies, ce n’est pas du mensonge. Les autres napëpë ne t’enseignent pas cela.

Nous, les Yanomami, nous avons nos enfants et, par conséquent, nos anciens vont leur souffler la poudre yãkoana dans les narines, leur enseignant à devenir chamanes. Comme c’est leur manière d’étudier, en voyant les esprits xapiripë« Esprits chamaniques » : dans la mythologie yanomami, ces entités sont, en réalité, les « êtres-images » des ancêtres primordiaux avant leur transformation animale. Ils sont décrits sous forme d’humanoïdes minuscules ornés de parures et de peintures corporelles extrêmement lumineuses et colorées. Seuls les chamanes, appelés xapiri thepë (« hommes-esprits »), sont capables de les voir lors de leurs transes., ils expliquent et ainsi apprennent. Comme vous apprenez par l’écriture, mettez à l’écrit ces paroles pour que les jeunes napëpë puissent les lire, pour que leurs yeux tombent sur le chemin de në ropë, pour que leurs yeux se posent au milieu du chemin de në ropë et que, quand ils se poseront là, quand ils verront enfin, ils disent : « Regardez ça ! C’est différent chez eux ! Nous, les napëpë, nous pensons différemment ! ». De nos jours, nous qui sommes de cette génération, nous comprenons. Nous savons et enseignons nos connaissances les uns aux autres.

Vous, les napëpë, m’avez appelé. Nous nous sommes alors assis pour expliquer et ouvrir la pensée d’autres napëpë. C’est cela que je voudrais dire, de la même manière que nous faisons nos discours nocturnes à l’adresse de toute notre communauté. Quand je fais ces discours chez moi, ceux qui grandissent sont d’accord avec moi, écoutent et pensent : « C’est vrai ! Si je ne sors pas chasser, je ne mange pas, je ne reviendrai pas avec de la chasse. Si je ne travaille pas, l’aliment ne poussera pas, car l’aliment ne pousse pas sans raison. Quand je travaille, je creuse la terre, je place la bouture dans le trou et je plante, et six mois plus tard, l’aliment pousse et nous le mangeons ». C’est cela que j’enseigne à nos jeunes, pour qu’ils fassent la même chose. Les autres qui ne travaillent pas ont faim. Ils demandent : « Je veux de la nourriture ! Je n’ai pas ma propre nourriture ! Je n’ai rien cultivé ! ». C’est ce que disent les paresseux. Maintenant ceux qui sont rapides, qui savent travailler dans la brousse, ils mangent, ils s’alimentent. Nous mangeons në ropë, c’est në ropë qui nous fait bien vivre et en bonne santé, qui permet à nos yeux de rester attentifs à la santé de la forêt.

Omama, qui nous a créés, parlait en langue yanomami. La façon dont il l’a fait, elle est correcte pour moi, et les paroles dans notre langue sont claires, les discours hereamuHereamu désigne le discours des leaders de faction et/ou de village, les « grands hommes », les « anciens ». sont clairs, de même que les dialogues cérémoniels des fêtes, que je comprends également. Il existe aussi des chants chamaniques. De cet ensemble, seuls les chants chamaniques sont très difficiles. Vous, les napëpë, vous ne comprenez pas ces paroles. Les chamanes parlent yanomami, mais ils utilisent un langage très complexe ! Ce sont dans ces paroles difficiles que les chamanes prennent vraiment la trace de në ropë, les autres Yanomami ne prennent pas sa trace. Mais puisque les chamanes possèdent la trace de në ropë, ils peuvent indiquer aux autres Yanomami où est la trace, en disant : « Regardez ! C’est le chemin de në ropë, travaillez dans ce lieu ici ! Quand vous aurez faim, appelez në ropë. Quand vous l’appellerez, jetez toute terre infertile et ainsi në ropë surgira de nouveau. Elle va revenir, se rétablira de nouveau et, ainsi, vous pourrez manger et être heureux ».

C’est pour cela qu’Omama a dit : « Në ropë ne meurt pas ! Në ropë est très longue ! ». Nous mourrons, vous, les napëpë, vous vous alimentez, mais vous mourrez aussi. Nous, Yanomami, même alimentés par në ropë, nous mourrons. Në ropë meurt difficilement ! Il n’y a que lorsque le sol se crevasse, que lorsque le ciel prend fin, que në ropë pourra prendre fin. C’est ce que nous disons et pensons. Quand në ropë s’enfuit, la terre se brise, les feuilles des arbres vieillissent et tombent, les troncs sèchent, et c’est ainsi que në ropë s’enfuit. Quand në ropë va se coucher dans d’autres terres, quand elle s’en va et rejoint le monde des spectres, alors la terre où nous habitons sera prise par Ohinari, l’être de la disette. Quand Ohinari arrivera, nous ne pourrons plus nous alimenter à nouveau.

Në ropë ne meurt pas, elle ne fait que s’enfuir. Si vous, les napëpë, continuez à détruire le sol et la terre, les conséquences seront très mauvaises. Aujourd’hui, cela a l’air d’aller, aujourd’hui vous vous alimentez. C’est parce que les jeunes se sont bien alimentés qu’ensuite ils parviennent à étudier, c’est parce que vous vous êtes alimentés aujourd’hui que vous travaillez, que vous courez pleins de santé et que vous allez avec tant de presse les ventres satisfaits ! C’est pourquoi nous voulons mener loin la pensée des jeunes. Laissez votre pensée s’impliquer ! Vous, les napëpë, passionnez-vous pour vos forêts pleines de santé !

La pensée de la nouvelle génération est encore en train de grandir, nous pensons que notre pensée est vaste, mais elle ne l’est pas ! Notre pensée ne se passionne pas de la sorte. Si nous n’arrivons et ne cheminons pas correctement sur le chemin salubre, les napëpë qui sont les propriétaires des marchandises qui détruisent la terre, ceux qui abîment la forêt sans raison, vont nous faire souffrir !

Vous devez enseigner à vos enfants, pour qu’ils pensent droitement. Enseignez-leur ceci : « Enfants, gardez l’esprit avisé ! Quand vous grandirez sur cette terre, sur ce sol, faites croître në ropë ! Faites de në ropë une autorité. Si nous n’avons pas në ropë, nous ne pourrons pas vivre bien et en bonne santé ! ». Parlez de cela avec vos enfants. De nos jours, si ceux qui enseignent dans les universités n’indiquent pas le chemin correct, les gens feront des choses différentes. Ils vont se transformer, devenir sénateurs, députés, ou d’autres politiques qui ne nous respectent pas et cela est très mauvais ! Pour moi, rien de cela n’est bon. Pour les napëpë cela peut même paraître bon, dans leur terre, néanmoins c’est inconsistant dans le fond. Leurs racines deviennent comme des excréments, comme de sales détritus, c’est pourquoi jeunes hommes, jeunes femmes et vieux, vous êtes tristes ! Vous êtes déjà tristes car a surgi une maladie différenteAllusion à l’épidémie de Covid-19., une nouvelle xawaraXawara désigne de manière générique toutes les maladies infectieuses d’origine étrangère ayant un impact collectif de grande ampleur. ! Cela a déjà commencé, et vous vous demandez : « Comment est-ce que cela a pu naître sans raison ? ».

Dans votre terre, les eaux sont déjà polluées, a eu lieu la rupture du barrage de BrumadinhoLa rupture du barrage de Brumadinho est une catastrophe environnementale qui s’est produite le  25 janvier 2019 dans la municipalité brésilienne de Brumadinho, à 65  km de Belo Horizonte, capitale de l’État de Minas Gerais. Le barrage était exploité par la compagnie Vale SA. et de nombreux napëpë sont morts. Dans le Minas Gerais on trouvait beaucoup de belles montagnes, mais quelques entrepreneurs napëpë ont abîmé la terre avec le tracteur, ils ont abîmé la në ropë de la terre. Ils l’ont fait se transformer en maladie, et parce qu’ils l’ont transformée en maladie, la forêt a fini par devenir pleine de maladies, les aliments ont cessé de pousser correctement et c’est devenu ainsi, c’est ainsi.

Si les napëpë travaillaient seulement dans les brousses, nous n’aurions pas d’épidémies. Nous ne souffririons pas de maladies, mais comme ils s’occupent de minerais, comme ils extraient les épidémies du fond de la terre, comme ils brûlent les minerais, alors tous les napëpë, que ce soient les femmes, les enfants, les jeunes ou les vieux, ont mal à la poitrine, ont le cancer et les autres maladies que Yaosi, le frère d’Omama qui toujours le dérange, a cachées au fond de la terre. Mais comme l’exploitation minière a fait surgir l’épidémie du fond de la terre, les villes sont malades. Les napëpë pensent : « Nous, Blancs, nous multiplions ! ». Même si les gens pensent de la sorte, la maladie en finira avec eux, en les faisant mourir. C’est pourquoi vous devez bien enseigner à vos enfants, pour qu’ils vivent avec sagesse. Il n’y a que comme cela que, lorsqu’ils grandiront, ils pourront bien manger et avoir de la santé dans le futur !

Par conséquent, mes paroles sur në ropë nous servent à nous tous pour continuer à bien vivre en bonne santé, elles ont ce but. Elles parlent de comment avoir des aliments pour les gens de toutes les terres, pour que tous, du monde entier, puissent s’alimenter ! Dans d’autres terres, que mangent les gens ? De la nourriture bien sûr ! C’est vraiment në ropë ! Ils mangent des feuilles de në ropë, ils mangent des champignons de në ropë, në ropë, c’est aussi de l’eau, c’est de la très bonne eau. S’il n’y a plus d’eau, qu’allons-nous faire ? Allez-vous boire de l’urine ? S’il n’y a plus de nourriture, allez-vous manger des excréments ? S’il n’y a plus de nourriture, allez-vous manger de la pierre ? N’en mangez pas ! Në ropë est « priorité fondamentale », comme vous, napëpë, dites dans votre langue. C’est pour toutes ces raisons que nous voulons enseigner cette sagesse aux jeunes.

Si vous, les napëpë, voulez rester sages, vous devez vous prendre de passion pour le chemin de në ropë, vous devez vraiment vous connecter à në ropë ! Vous devez me prendre au sérieux et dire : « Oui, c’est vrai. Në ropë est très bon ! Në ropë est santé ! C’est ce qui en finit avec notre soif, c’est ce qui nous fait bien vivre en bonne santé, c’est ce qui fait naître de nouveaux enfants ! ». Alors, vous, les napëpë, vous devez aussi penser ainsi. C’est ce que je voulais dire.

Contributeur·ices

Traduit par Julien Pallota