La forêt de Rohanne

« Dis-moi comment tu habites et je te dirai qui tu es. Cette équation entre habiter et vivre remonte aux temps où le monde était encore habitable et où les humains l’habitaient. Habiter, c’était demeurer dans ses propres traces, laisser la vie quotidienne écrire les réseaux et les articulations de sa biographie dans le paysage. Cette écriture pouvait être inscrite dans la pierre par des générations successives ou reconstruite chaque saison des pluies avec quelques roseaux et des feuilles. » Ivan Illich (1992).

Rentrer dans le bois

Pendant de longues heures, j’ai parcouru, caméra à la main, les quelque 33 hectares de la forêt de Rohanne. Comme tout étudiant s’intéressant aux luttes écologiques, j’accomplissais cette sorte de pèlerinage presque incontournable à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. 

Je m’y rends la première fois pour les rencontres intergalactiques qui accueillent la délégation zapatisteSur la délégation zapatiste de 2021, consulter : https://reporterre.net/Declaration-pour-la-vie-les-zapatistes-annoncent-leur-venue-en-Europe., avec l’envie de réaliser un film documentaire sur les enjeux qui ont suivi l’abandon du projet d’aéroport. La zone est déjà ultra-médiatisée. Où se situer ? La physionomie de sa forêt m’intrigue. Là où les arbres ont été plantés par monocultures de résineux, les parcelles commencent à se diversifier avec des feuillus. Les cabanes calcinées du sous-bois de la Châtaigne semblent avoir été abandonnées la veille. La lutte a modifié la composition de la forêt qui en porte encore les traces. 

Récits d’enchevêtrements

Je tente de suivre cette piste : appréhender l’histoire du territoire par la perspective de sa forêt. Là où tout aurait dû disparaître sous le bitume d’une piste d’atterrissage, quatre ans après l’abandon du projet d’aéroport, je rencontre cette forêt à la physionomie étrange et un collectif de la ZAD, « Abrakadabois » qui a décidé de « sortir du bois et de construire en dur ». Depuis l’abandon du projet d’aéroport en 2018, Abrakadabois a mis en place une filière courte du bois : chantier collectif de bûcheronnage, débardage à cheval, parc à grumes et scierie. Le collectif entend répondre au double objectif d’habiter durablement le territoire et d’accompagner une forêt plantée vers sa diversification.

Dans cette forêt, on peut croiser des zadistes cueilleur.se.s de champignons, promeneur.se.s ou bûcheron.ne.s, et entre autres entités disparates, le chêne rouge d’Amérique, l’épicéa de Sitka, le pin Douglas, le triton crêté, des pilotes de motocross, un chasseur et des balles de flash ball abandonnées… Comment et pourquoi tous ces éléments se retrouvent là ici et maintenant ? Si notre histoire s’inscrit dans nos milieux de vie, une forêt peut être approchée comme un système de narration non-humain. Peut-être plus que tout autre organisme, la forme même de l’arbre contient sa biographie, les événements « heureux », bénéfiques à son développement, tout comme les traumatismes qu’il a connus. Et de l’arbre à la forêt, par extension : comment ce milieu peut-il présenter une écriture alternative de notre histoire, de nos identités ? Je tente de répondre à ces questions par quelques observations sous forme d’une dérive douce, comme l’invite une balade en forêt, avec comme compagnons de route le regard d’un naturaliste en lutte, l’œil de ma caméra et la lecture d’Anna Tsing. 

Les recherches de l’anthropologue américaine replacent le sujet humain dans une série de relations au monde non-humain. Avec Anna Tsing, observons la forêt comme un « patch », c’est-à-dire une fabrication multispécifique. Nous ne sommes pas une entité insulaire, nous vivons au milieu d’êtres qui se superposent à nous. « Nos paysages ne sont pas l’arrière-fond d’actions historiques : ils sont eux-mêmes actifs. […] Dans la croissance, la régénération de la forêt, la manière dont elle se remodèle on trouve une filière temporelle propre à ce milieu, dans lequel le présent porte en lui tous les stigmates du passé. Elle naît de nouveaux agencements entre espèces, d’enchevêtrements, de contaminations.Tsing, Anna. Le champignon de la fin du monde, survivre dans les ruines du capitalisme, La découverte, 2017, p. 231. » Tous les organismes qui habitent et façonnent une forêt, selon des manières singulières d’être au monde, se chevauchent et fabriquent un agencement multi-spécifique. Dans un milieu où tout vit, tout contribue, tout agit, où les premiers et arrières plans se confondent, par « quel bout » aborder la forêt, comment appréhender son histoire ? 

En arpentant le bois, caméra à la main, à la recherche d’indices de son histoire, les signes semblent plus intenses, ils « appellent » le regard. Dans ce sens, le cinéma serait apte à développer ce qu’Anna Tsing appelle un « art de l’attention », l’observation des agencements changeants entre humains et non-humains. Le cinéma en explorant et en enregistrant la réalité physique expose à la vue une part du monde sensible qui, pourtant devant nos yeux, reste largement invisible. « Si l’on veut comprendre comment un animal, une plante ou une pierre peuvent inspirer le respect, la peur et l’horreur » disait Jean Epstein, « trois sentiments des plus sacrés, je pense qu’il faut les voir à l’écran, vivre leur vie mystérieuse, silencieuse, étrangère à la sensibilité humaineEpstein, Jean, Bonjour Cinéma et Autres Écrits, 1981, 9–38. ». Pour le cinéaste et théoricien du cinéma, l’œil de la caméra est par essence non-humain, et déchargé de la connaissance de la signification des objets qu’il capture. Il y aurait dans le langage cinématographique cette potentialité latente, celle de se détacher du regard anthropocentrique de l’homme comme unité de mesure. Le cinéma, de Vertov jusqu’à Frammartino, parmi d’autres, a cherché non seulement à représenter mais aussi à révéler l’agentivité non humaine.

«Avant ici, il n’y avait pas d’arbres, il n’y avait que des bruyères et des ajoncs nains », m’apprend Jasmin, membre fondateur des « naturalistes en lutte » de la ZAD, un collectif qui a entrepris de recenser la diversité du vivant du bocage et ses espèces protégées, relançant ainsi la lutte contre l’aéroport par l’enjeu écologique. Avant d’être un bocage, Notre-Dame-des-Landes était donc une… lande, un paysage qui a complètement disparu du territoire. Au milieu du XIXe siècle le propriétaire de l’époque décide de planter différentes essences d’arbres en plusieurs parcelles de monocultures.

Anna Tsing nous apprend que pour comprendre un agencement, un « enchevêtrement de trajectoires variées qui finissent par se tenir les unes les autres », « il faut en défaire les nœuds.Ibid., p. 137. », Dénouons les nœuds donc, ou plus précisément rejouons les trajectoires. Comme première approche, je veux restituer la vie et la mort de trois grands arbres de la forêt de Rohanne. Que peut nous apprendre leur biographie ?

* Premier individu : épicéa de Sitka. Naissance autour 1940, décès le 8 décembre 2021.

Nous nous rendons avec Jasmin dans la zone la plus humide de la forêt, où un grand épicéa de Sitka vient d’être abattu lors du dernier chantier école organisé par le collectif Abrakadabois. Cet épicéa a été planté dans les années 1950 par le propriétaire de l’époque qui souhaitait transformer une zone humide en monoculture exploitable. Sa présence ici n’a rien d’une évidence : comment une essence d’arbre, originaire de la côte ouest de l’Amérique du Nord, s’est-elle retrouvée dans la forêt de Rohanne ?

L’épicéa de Sitka est introduit en France à partir de 1830 alors que le niveau des forêts est historiquement bas. En plein développement industriel, le pays a un besoin important de charbon de bois. Les empires Européens explorent les périphéries de leurs colonies à la recherche d’essences d’arbres à croissance rapide. En 1829, l’explorateur Britannique David Douglas revient de l’Alaska avec des plants d’épicéas de Sitka dont notre arbre est l’un des descendants, de quelques générations seulement.

La biographie de cet arbre permet d’inscrire le combat pour la forêt de Rohanne dans l’enjeu historique des forêts en France. Dès le début du XIXe siècle, la forêt catalyse les alertes environnementales et les mouvements d’opposition au capitalisme. Au-delà de la pénurie de bois, plusieurs géographes et agronomes de l’époque (Jean-Baptiste Rougier de la Bergerie, Jean-Antoine Rauch) dépeignent déjà le désastre de la déforestation comme un dérèglement profond de l’ordre naturel qui entraînerait de nombreuses catastrophes.

Dès son introduction en France, l’épicéa de Sitka peuple nos forêts dans un contexte de forte conflictualité politique. En 1827, les forêts changent de statut, elles deviennent « bien national » et sont revendues à la bourgeoisie aisée qui cherche à en tirer un rendement. De nombreuses luttes opposent des villageois qui défendent des usages « ancestraux » face au nouveau code forestier qui impose un « mis en défens » (interdiction) des divers usages de la forêt : droit de marronnage, droit de chasse et de cueillette, pâturage, ramassage de bois pour le chauffage, coupes… En 1828, en Ariège, des hommes se déguisent en femmes pour passer inaperçus et harceler les gardes forestiers. C’est la révolte des « Demoiselles ». En quatre ans, l’Etat mobilise treize compagnies d’infanterie et huit brigades de gendarmerie sans réussir à mater la rébellion. Les dispositions du code forestier sont annulées pour le département de l’Ariège en 1831.

Le grand épicéa de Sitka coupé par Abrakadabois nous relie à une histoire longue d’enchevêtrements historiques : de la colonisation et la conquête du vivant, à la privatisation des forêts et son industrialisation ; des premières luttes forestières pour défendre les usages communaux à celle, plus récente, contre « l’aéroport et son monde », la défense d’une autre manière d’habiter le territoire.

Cette parcelle de la forêt de Rohanne est équienne : tous les épicéas sont de la même génération. Ils ont depuis longtemps dépassé l’âge initialement prévu pour leur récolte, captent toute la lumière et empêchent les jeunes pousses de feuillus de croître. Dès 2016, le collectif Abrakadabois assume de prélever le bois pour répondre aux besoins de la ZAD (bricoler les cabanes, construire en dur, se chauffer, fournir du charbon à la forge). Une décision qui ne fait pas l’unanimité : comment justifier de couper des arbres ardemment défendus par la lutte ? Une partie des Zadistes considèrent les territoires arrachés au projet d’aéroport comme des espaces à restituer à la vie sauvage, sauvegardés de toute visée productiviste. Il y a débat et Abrakadabois défend son positionnement, obtient gain de cause : pour garantir une autonomie face à un marché du bois inscrit dans une économie capitaliste, la ressource bois devra être gérée par une filière locale intégrée. Une parcelle de la forêt restera en libre évolution, les autres rentreront dans une planification de prélèvement de bois où l’on ne doit pas prélever de bois mort, ni installer de cabanes. Certes, quelques récalcitrants continuent aujourd’hui de venir glaner du bois dans la forêt de Rohanne, mais la démarche d’Abrakadabois est confortablement installée à la ZAD. Alors que la majorité des constructions réalisées pendant la lutte contre l’aéroport étaient faites de palettes, de bois récupéré des “déchets du capitalisme”, l’activité d’Abrakadabois marque la volonté, au-delà de la lutte contre l’aéroport, d’habiter le territoire sur la durée et d’accompagner la forêt vers sa diversification. 

Dans ce bocage, où les arbres ont été plantés en monoculture entre des haies, quelques glands ont été lâchés par des oiseaux et des petites pousses de feuillus tentent de se faire leur place parmi les épicéas. La parcelle commence à se diversifier toute seule. Quelque chose est en train de se réparer doucement et on essaie d’accompagner cette dynamique. (Camille)Conformément à un usage de la ZAD, je nommerai les résident.e.s de la ZAD souhaitant rester anonymes du nom de Camille.

Entrer en relation de vie et de mort avec le territoire

La manière même d’abattre l’arbre constitue un acte politique. Combattre le monde capitaliste, industriel, marchand, passe ici concrètement par une réappropriation de l’organisation du travail. Cette année, Abrakadabois avait décidé d’expérimenter un chantier non mécanisé. Les outils utilisés étaient le passe-partout, la hache, la masse et le débardage était effectué, comme chaque année, par traction animale. 

Le changement d’outillage permet au collectif de mieux mesurer ce qui est gagné et ce qui est perdu avec la mécanisation et de se réapproprier le niveau de technologie qui leur convient. Cette approche qui défend le fait de dépendre de sa propre force de travail, de sa créativité, pour subvenir à ses besoins essentiels contient en elle le renversement des normes de ce qui constituerait une société désirable et avancée : renoncer à une société « où la vie quotidienne n’est plus qu’une suite de commande sur le grand catalogue de magasin universel » pour aller vers « une société où la plupart des gens dépendent, quant aux biens et aux services qu’ils reçoivent, des qualités d’imagination, d’habileté de chacun Illich, Ivan, La convivialité, Seuil, Paris, 1973, p. 50. ».

En bordure de cette parcelle, dans la zone la plus humide de la forêt, Jasmin me présente un autre épicéa de Sitka, à la physionomie étrange. Sur le vieux tronc d’origine, déraciné et couché à l’horizontal, un nouvel arbre a poussé. Jasmin relève cette propriété singulière : « l’épicéa est l’un des quelques rares conifères qui ont des bourgeons dormants, c’est-à-dire qu’il peut réitérer (dupliquer sa propre architecture par clonage) seulement à partir d’une branche horizontale encore vivante. On dit que la réitération a ses racines dans le vieux tronc. » A la question : « Est-ce que la ZAD a des bourgeons dormants ? », il me répond « j’espère… j’espère qu’elle a le stolon ! ». 

Le stolon est une tige aérienne rampante qui donne naissance à une nouvelle plante. A travers le stolon, la plante mère alimente la plante fille jusqu’à ce que cette dernière soit capable de produire ses propres biomolécules. Alors le stolon s’assèche et la plante clone devient indépendante. La coexistence de la vie et de la mort constitue l’essence même d’une forêt.

Au sein d’un même arbre […] tout se passe comme si une mort continuelle d’organes usés remplaçant la mort de la plante elle-même, cette dernière ayant acquis l’immortalité en accédant à coloniarité. […] Leur structure faiblement intégrée, la relative autonomie des réitéras les uns par rapport aux autres donnent à ces plantes la capacité de mourir et de continuer à vivre simultanémentHallé, Francis, Éloge de la plante, Points, Paris, 1999, p. 125..

L’épicéa est mort, vive l’épicéa. « S’enforester Mantovani, Andrea Olga et Morizot, Baptiste, S’enforester, Edition d’une rive à l’autre, 2022 », comme appelle à le faire Baptiste Morizot, permet de déceler, dans les dynamiques du vivant, des clés pour comprendre nos propres existences. Aux opérations de destructions de l’opération César de 2012, les forces de résistances diversifiées de la ZAD ont pu s’appuyer sur le tronc commun d’une dynamique de lutte solidement ancrée pour réitérer, reconstruire des cabanes sur les ruines des anciennes.

Les événements de 2018 au cours desquels de nombreux collectifs de l’est de la ZAD furent ciblés et rayés de la carte par la gendarmerie, alors que les dissensions internes étaient à leur paroxysme, furent bien plus difficile à absorber : « La ZAD est morte vive la ZAD » titre un article de Lundi Matin écrit par des habitant.e.s en 2018 https://lundi.am/La-Zad-est-morte-vive-la-Zad..

Un milieu forestier offre une grille de lecture de nos émotions, des comportements et socialités proprement humains. L’observation des dynamiques des écosystèmes forestiers est source de nombreuses analogies avec nos propres corps psycho-affectifs. « La possibilité d’être éclaté par terre, d’avoir de nouveaux bourgeons et de redevenir un arbre magnifique, ça me parle quand même, ça peut expliquer mon attachement aux plantes » me confie Jasmin alors que nous approchons d’une clairière au cœur de la forêt.

* Deuxième  individu : chêne rouge d’Amérique, naissance vers 1940, décès en 2020.

Dans cette petite clairière, impossible de passer à côté de ce grand chêne rouge à terre, son grand tronc déchiré au cœur. 

Le chêne rouge, originaire de l’est de l’Amérique du Nord et introduit en Europe au milieu du XVIIIe siècle, est une essence à croissance rapide qui apprécie les sols acides et se développe particulièrement bien dans les zones humides, ce qui a dû guider le choix de l’ancien propriétaire de l’introduire dans la forêt de Rohanne. Jasmin me raconte. 

De ce côté de la forêt, c’est l’endroit où il y a eu décision d’essayer le chêne rouge d’Amérique. Le chêne rouge d’Amérique devient vite gros et il est très branchu, c’est très pratique pour y construire des cabanes. C’est cet essai-là, qui date des années 1950, qui a fait que 70 ans plus tard, les affrontements critiques pour la défense du bocage se sont passés à cet endroit précisément. Aujourd’hui, en commémoration de la lutte, on a fait de cette parcelle un sanctuaire, dans lequel certaines nuits, des rituels sont menés. Donc là en principe, on n’exploite pas, on laisse les arbres mourir et ils vont vivre leur vie le plus longtemps possible. C’est une zone qui devrait aller vers la libre évolution mais c’est une histoire politique qu’elle raconte. Depuis quelque temps beaucoup de chênes rouges meurent à cause des télescopiques de la gendarmerie qui ont écrasé le sol des années auparavant. Les racines ne vivent pas en apnée, il leur faut de l’oxygène et des bactéries autour qui décomposent les feuilles mortes. Asphyxiés, les chênes meurent des années après les affrontements.

L’histoire sociale et politique du territoire, sa biographie, est inscrite dans la forêt. La parcelle continue d’être affectée, selon sa propre temporalité, par les perturbations en cascades qu’elle a connues.

Observer le temps des forêts dilate nos perceptions des actions et de leurs conséquences : ce n’est que dix ans après les premières tentatives d’expulsion de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes en 2012 que nous percevons que des arbres sont en train de mourir dans cette zone de la forêt où ont eu lieu les assauts […] Le sol est devenu dur comme de la pierre. Cette compaction, c’est irrémédiable ! Il faudra des millénaires pour que le sol se décompacte. Et il n’y a rien à faire : aucune action humaine ne peut accélérer ce processus. Vivre et lutter avec des forêts ramène à un temps que nous ne pouvons pas construire : il n’y a pas d’autre choix que de laisser faire la forêt refaire son propre solPropos d’un membre d’Abrakadabois recueillis par Antoine Chopot et Léna Balaud, « Ce que le temps de la

forêt fait au temps de la lutte » , hors-série Libérer le temps, Socialter, 28 décembre 2021..

* Troisième individu : Pin Douglas, naissance vers 1940, décès autour de 2010.

Sur le chemin forestier que nous empruntons pour sortir de la forêt, le grand tronc d’un pin Douglas nous barre le passage. Cette essence d’arbre a été introduite en Europe, toujours par notre botaniste David Douglas qui lui a laissé son nom. C’est un arbre résistant qui pousse vite et droit, idéal pour le rendement forestier. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, ce pin devient l’essence reine du reboisement en France, associée à l’industrialisation des forêts en France, l’arbre envahit le Limousin et le Morvan puis le reste de la France. L’arbre supplante dans les forêts les feuillus aux rythmes de pratiques forestières (monocultures et prélèvements rapides par coupes rases) qui dévastent les écosystèmes et appauvrissent les sols.

Ce pin Douglas avait été planté pour être récolté entre 35 et 40 ans. Entre-temps la forêt est laissée en friche. L’arbre échappe à son destin, continue de croître jusqu’au stade où, ses racines inadaptées au sol très engorgé du bocage ne supportent plus son poids. Un événement dont sauront tirer profit les Zadistes en 2012. Le tronc de l’arbre déraciné est ferré et sert de barricade pour contrer l’avancement des véhicules de gendarmerie. Des bouts de métal, encore fixés dans son tronc empêchent les tronçonneuses de le débiter et de libérer le chemin aux machines. L’enchevêtrement des politiques de reboisement, du projet d’aéroport, des luttes sociales et écologiques, des propriétés de l’arbre et du sol fait événement lorsque la souche morte du pin Douglas devient barricade et contribue à sauver la forêt.

L’arbre barricade rentre dans la diversité des techniques utilisées pour défendre la forêt pendant l’opération César : chants, sittings, chaînes humaines et cortèges nus, projectiles. Une panoplie de stratégie à l’image des opposant.es : violente, ludique, pacifique, créative. La forêt de Rohanne est un terrain privilégié pour se cacher, contourner, harceler et disparaître rapidement. Elle inspire au mouvement contre l’aéroport un certain « effet forêt ».  

Un effet forêt : une façon de lier les êtres et les choses, de brouiller les espaces. C’est cette capacité de brouillage qui donne, en retour, une prise sur le réel, avec ses compositions particulières, ses corps opaques, ses zones d’ombre. Un contre-espace, c’est là où le désordre fait scintiller un grand nombre d’ordres possibles. Et s’il y a bien un effet forêt qui agit pour nous aussi c’est celui-là, et il porte à conséquence : faire proliférer des points d’agencement, constituer des lieux ingouvernables, et dans le même mouvement prendre soin des territoires ainsi créés, dégager des pistes qui nous soient propres Collectif Comm’un, « Zad de Notre-Dame-des-Landes Habiter en lutte, quarante ans de résistance », Le passager clandestin, Paris, 2019 p. 161..


Ce que raconte la forêt

La trajectoire de ces trois arbres donne un aperçu de la manière par laquelle la forêt de Rohanne a métabolisé en son sein des perturbations successives selon des temporalités et des modalités d’être au monde qui lui sont propres. Dans un présent épais, la forêt contient son passé ainsi que ses devenirs non advenus. Elle est l’expression même de sa trajectoire, la forme actualisée des phénomènes humains, sociaux et naturels qui l’ont façonnée. Finalement, ce que nous raconte la forêt de Rohanne, c’est l’évolution du cadre relationnel que l’humain a noué avec ce territoire, un récit contracté des conflictualités inhérentes aux différentes manières de l’habiter.

Résumons-nous. 

Plantée dans les années 1940, par parcelles de monoculture pour être récoltée en coupe rase, la forêt de Rohanne est née d’une logique utilitariste de la forêt, de production et de rentabilité. Dès 1967, le site de Notre-Dame-des-Landes est retenu pour la construction d’un aéroport dans l’Ouest et en 1974, les pouvoirs publics décident de créer, par arrêté préfectoral, une Zone d’Aménagement différée (ZAD) qui sera donc détournée par l’acronyme désormais plus connu de Zone à Défendre. 

Le projet d’aéroport est emblématique de la dynamique d’accélération des flux et d’artificialisation des territoires. La compensation écologique des projets d’infrastructure est alors présentée comme une solution à la destruction des milieux. Pour soutenir l’idée qu’un écosystème, un terroir unique détruit ici, équivaut à un éventuel milieu recréé de toutes pièces ailleurs, il faut d’abord vider le territoire de tout ce qui l’habite, de ses habitants humains et non-humains ; il faut créer de l’amnésie. La logique d’accaparement d’un territoire exige de le séparer de toute possibilité de faire histoire. En résistance aux forces qui tentent de faire disparaître, la ZAD intensifie le territoire. Favorisant un ancrage, un attachement au bocage, densifiant son histoire et sa mémoire, de nouveaux médias sont créés (le site internet Nadir Nddl, le Zadnews, radio klaxon…), chaque chemin, plan d’eaux, lieu de vies, coin de prairie ou de forêt est nommé, cartographié. 

Le destin funeste, non advenu, a ouvert un autre devenir possible à ce territoire. Là où partout ailleurs, les bocages disparaissaient à la faveur de l’agriculture intensive, à Notre-Dame-Des-Landes, le bocage et sa forêt, hors d’usage, condamnés à disparaître, au contraire, se régénèrent. Les arbres ont continué à pousser, toute une même génération d’arbres plantés, au sein desquels se sont invitées d’autres espèces. Dès 2008, c’est dans cet espace que la lutte s’organise. Les naturalistes en lutte recensent les espèces protégées pour empêcher le démarrage des travaux. Les petits bois abandonnés, les prairies préservés d’engrais industriels, les haies non taillées et les sources d’eaux préservées hébergent une biodiversité qui prolifère au sein d’un bocage relictuel qui ne pourrait être reconstitué à partir des zones agricoles telles qu’elles ont été désormais transformées. Le bocage « ensauvagé » permet de connaître l’ampleur de ce qui a été irréversiblement perdu ailleurs.

Au-delà de la survie (aux ruines du capitalisme)

Enquêter sur les trajectoires et les enchevêtrements permet de mieux comprendre comment se sont constitués les agencements dont nous héritons et, en définitive, de nous aider à percevoir ce qu’il pourrait s’agir d’en faire aujourd’hui. Anna Tsing peut-elle encore ici nous aider à comprendre ce qui se joue désormais au sein de la forêt de Rohanne ?

L’auteure situe l’enjeu de l’anthropocène dans notre capacité à construire des stratégies de survie collaborative en nouant des alliances avec un vivant en recomposition permanente. Le sous-titre du livre « Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme » acte l’effondrement d’un monde, celui du capitalisme industriel, de l’État-providence et des écosystèmes. Notre destin commun serait d’inventer un art de vivre sur une planète abîmée, de nouveaux modes de vie et rapports économiques caractérisés par la normalisation d’un état de précarité au sein de territoires délabrés. L’auteure prône la curiosité comme « première condition d’une survie collaborative dans les temps précairesTsing, Anna, Le champignon de la fin du monde, survivre dans les ruines du capitalisme, La découverte, 2017, p. 32. ». Elle semble prendre acte de cet état du monde dans une attitude observatrice presque résignée.

Il faut déporter notre regard pour s’intéresser à ce qui se passe à côté, dans les interstices et les recoins du capitalisme. Cela permet de réaliser que nous vivons déjà, en partie, en dehors du capitalisme. […] On ne sait pas trop comment continuer à vivre et encore moins comment éviter la destruction planétaire. Heureusement, on trouve encore des alliés, humains et non humains. On peut encore explorer les bords broussailleux de nos paysages désolés, qui sont autant de bords de la discipline capitaliste Tsing, Anna, Libération, Paris, 14 juin 2019..

Au-delà d’une stratégie de survie dans les ruines du capitalisme, ce que les bords broussailleux du bocage de la ZAD nous montrent, c’est l’exemple d’un positionnement possible face à la mise en ruine toujours opérante : habiter le territoire de façon paysanne, l’extraire du régime de propriété et l’engager dans une autre dynamique que celle du rendement. Lorsqu’en 2019 le personnel de l’Office Nationale des forêts (ONF) revient sur le site pour définir le plan de gestion d’une forêt qui redevient départementale, il fait face à un groupe de zadistes bien résolu à peser désormais dans l’avenir d’une forêt qu’ils ont protégée de la bétonisation, leur propre corps en première ligne. En 2020, Abrakadabois négocie avec  le département et l’ONF une convention tripartite : le plan de gestion forestière sur les vingt ans à venir garantit la pérennité des activités de chantier-école d’Abrakadabois et un taux de prélèvements défini selon les besoins coutumiers de la ZAD et la capacité de la forêt à se régénérer.

Dans l’organisation d’Abrakadabois, il y a de l’économie à certains endroits et du collectif à d’autres. Grâce à ce croisement-là, l’usage de la forêt n’est pas dicté uniquement par le rendement. En négociant avec le conseil départemental et l’ONF, nous avons réussi à sortir la forêt de l’économie. […] La forêt n’est pas notre exclusivité mais on y tient quoi ! Ce sentiment d’appropriation ne doit pas être confondu avec le sentiment de propriété privée. On tient à l’avenir de cette forêt parce qu’on y a passé du temps, parce qu’on y a mis du soin, parce qu’on l’a défendu. On est soucieux de la bonne croissance des arbres et du peuplement et c’est quelque chose de totalement différent lorsque c’est un opérateur qui n’habite pas le territoire qui vient et qui marque les arbres à couper. (Camille)

Le tronc de l’épicéa de Sitka coupé par Abrakadabois est désormais dans le parc à grumes de la scierie de la ZAD à Bellevue. Il continuera son chemin, deviendra planches, servira à remettre sur pied une maison détruite par les gendarmes à Saint-Jean, au Liminbout ou aux Planchettes, parmi tous ces lieux et collectifs qui ont refleuri à la ZAD. Son image, enregistrée par le capteur de mon appareil photo, a déjà rejoint une autre temporalité, numérique, et participe à de nouveaux enchevêtrements pour parvenir jusqu’à ces pages et jusqu’à vous où, sait-on jamais, peut-être qu’un nouveau stolon prendra racine.

Continuer en vidéo :

Pour organiser une projection du film, écrire ici : bidou.louis@gmail.com

Extrait du film Forêt en résistance (2023) :
https://vimeo.com/896849655

Interview « sans coupe, sans filtre » avec un membre d’Abrakadabois :
https://www.youtube.com/watch?v=s-vorElViC4&t=38s

Faire un tour à la forge de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes :
https://www.youtube.com/watch?v=RGCVCgHkWvQ