Chroniques de la vie mutilée

À Minima Moralia, sa collection de deux cents petits essais dont le ton oscille entre mélancolie, désespoir et dérision, et qui porte sur une vie quotidienne en proie à une totalité étrange, hostile et mortifère, Adorno donna le sous-titre de Réflexions sur la vie mutilée

Diagnostics de pertes et retrouvailles pour un soi en exil, les petits textes de Minima Moralia exposent les douleurs de tous les jours. Leur pathos est parfois exagéré, leurs anecdotes parfois semblent dérisoires (le bruit d’une porte de voiture qui rappelle les horreurs de la domination ; la course après un autocar). Mais elles témoignent, dans leurs paragraphes et aphorismes, d’un présent en voie de disparition.

Presque soixante-dix ans plus tard, notre époque n’est exempte ni de tragédie, ni de farce, ni de renversements de l’une à l’autre. A quoi ressembleraient, aujourd’hui, de nouvelles « Réflexions de la vie mutilée », une collection d’instants actuels où les crises de sens que nous traversons génèrent un langage naviguant entre l’élégie et l’ode, entre l’auto-dérision et la sincérité ?

Une telle série visant une archive collective des moments où le « je » résiste au « nous » – ou l’inverse –, impliquerait, contrairement à celle d’Adorno, plus qu’une seule main et qu’une seule voix. Ainsi, les « je » qui suivent seront à la fois les miens et les vôtres, à la recherche de traces d’une vie au-delà des maux.