Voici vingt ans, je vis dans le Kansas un clown musicien.
Il avait apposé son œil sur l’embouchure de son instrument, un tuba à triple nœud,
comme s’il eût tenu entre ses mains une longue vue.
Günther Anders, L’Émigré, 1962
Récemment m’est revenu à l’esprit une métaphore sur le temps entendue au Centre Pompidou, dans le cadre d’un programme de conférences accompagnant l’exposition Le Futurisme, une avant-garde explosive Elle a eu lieu le 20 octobre 2008.. La star en était Bruno Latour : moi-même j’étais venue pour l’écouter, particulièrement intriguée par ce qu’il allait dire de l’ode perpétuelle à la modernité qu’est l’art des futuristes italiens. L’auteur de Nous n’avons jamais été modernes n’a pas manqué de rétrospectivement jeter de l’huile sur leur feu, en mettant à bouillir, au milieu, une drôle de marmite.
Dès l’introduction de sa communication, dont le sujet était la conception du temps héritée de la période moderne, le philosophe a dit, comme en aparté, sur un ton que j’ai senti amusé : la flèche du temps, aujourd’hui, c’est plutôt un plat de spaghettis. Quelle métaphore ! Latour l’avait-il malicieusement pensée rapport à l’origine italienne du futurisme ? Pour faire s’emmêler les vecteurs de vitesse et les lignes-de-fuite-droit-devant dont regorgent leurs textes, dessins, tableaux et sculptures ? En fait, cette métaphore, il l’a répétée dans d’autres conférences et essais, tant elle est efficace pour suggérer un nouveau paradigme dans la conception du temps. Car, à l’image simple et très répandue, au moins en Occident, du temps comme trajectoire d’une flèche dirigée vers une cible, le plat de spaghettis substitue une autre représentation tout aussi accessible et, de surcroit, plus sympathique, plus réconfortante, rendant moins angoissant le sentiment d’être désorienté. Sa tonalité épicurienne donne envie de séjourner dans la question de notre situation.
Bien sûr Latour n’est pas le premier à imaginer le temps autrement que comme une ligne droite allant du passé vers le futur en passant par le présent. Au sein même de la période moderne le temps a pu être pensé avec une certaine élasticité, voire une certaine qualité bouillonnante, comme la durée chez Bergson qui s’étire et s’enroule sur elle-même – « la durée réelle se compose de moments intérieurs les uns aux autresHenri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience (1888), Paris, Les Presses universitaires de France, 1970, p. 102. » – dans une forme d’intériorité qu’avec nos mots et nos concepts on a bien du mal à « démêler » (le terme revient à plusieurs reprises, sans doute est-il l’un des moins mauvais, selon Bergson). De ce point de vue, le plat de spaghettis, bien que relevant d’un registre plus trivial, n’est pas loin, d’autant que la critique bergsonienne porte avant tout sur la principale impasse où a conduit la spatialisation du temps, à savoir sa division en parties quantifiables : voilà qui est quasi aussi inadmissible qu’une personne qui coupe ses spaghettis pour les manger.
D’une autre manière, les temps ne s’entortillent-ils pas également comme dans un plat de pâtes dans la mémoire des personnages de Proust ? Si tout le passé du narrateur, comme on le sait, sort d’une tasse de thé, la structure du temps retrouvé adopte souvent le mouvement serpentin des spaghettis chers à Latour. En témoigne par exemple cette phrase choisie par Gérard Genette, dans Figures III, pour effectuer une analyse des anachronies narratives caractéristiques du récit proustien : « Quelquefois en passant devant l’hôtel il se rappelait les jours de pluie où il emmenait jusque-là sa bonne, en pèlerinage. Mais il se les rappelait sans la mélancolie qu’il pensait alors devoir goûter un jour dans le sentiment de ne plus l’aimer. Car cette mélancolie, ce qui la projetait ainsi d’avance sur son indifférence à venir, c’était son amour. Et cet amour n’était plusJean Santeuil, cité par Gérard Genette, Figure III (1972), Paris, Éditions du Seuil, 2019 p. 108. ». Les anticipations imaginées dans le passé et les regards rétrospectifs dont on espère être capables un jour se croisent et se recroisent, ce qui amène Genette à conclure que ce récit suit « un parfait zigzag ».
Pour de tout autres raisons, Günther Anders clôt le premier chapitre d’un texte intitulé L’Émigré en convoquant l’image du tortillon. Il exprima là la manière dont il se représente le cours perturbé de sa vie. Il se compare à un clown qui regarde par son tuba comme à travers une longue vue en expliquant au public qu’il veut observer la Lune : il « essaye de voir à travers son tube entortillé ». De même, confesse l’auteur « si je […] tentais de regarder à travers la totalité de toute ma vie, mes efforts seraient tout aussi vains »Günther Anders, L’Émigré (texte paru initialement dans la revue allemande Merkur en 1962), Paris Allia, 2022, p. 17-18.. La métaphore du tuba fait écho à une autre qui a servi quelques lignes auparavant : « Il est plus facile de voir ce qu’il se passe au coin d’une rue que de saisir ce qui se trouve au coin du temps. Personne n’a encore inventé le périscope temporelIbid. p. 15-16. ». On ne peut pas mieux dire que le temps ne file pas droit.
Il existe sans doute de nombreux autres exemples de temps non linéaires au cœur de la modernité et chaque lecteur-rice pourra compléter selon ses références. L’important est de se rendre compte à quel point la représentation du temps proposée par Latour a été préparée par d’autres analyses, si bien qu’elle nous est finalement presque familière. Même si le contexte dans lequel, lui, l’amène est spécifique à un imbroglio dont il date précisément la formation. Le plat de spaghettis surgit en 1989, année où le capitalisme croit avoir définitivement triomphé alors que des conférences se tiennent sur l’état global de la planète dont il est responsable. Latour explicite : « en voulant dévier l’exploitation de l’homme par l’homme sur une exploitation de la nature par l’homme, le capitalisme a multiplié indéfiniment les deuxruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique (1991), Paris, La Découverte/poche, 2006, p. 17. ». La disparition de l’ailleurs que représentait le bloc de l’Est dans l’imaginaire occidental a permis d’en prendre pleinement conscience. Ainsi se profile « la symétrie parfaite entre l’effondrement du mur de la honte et la disparition de la nature illimitéeIbid. p. 18. », qui nous amène à envisager notre futur autrement qu’une progression devant nous en même temps qu’à relire autrement notre passé. Voilà pourquoi nous sommes prêt-es à adopter le plat de spaghettis comme représentation commune du temps.
Finies les horloges, passons à l’heure des méandres et de la sinuosité.
Un point annexe reste toutefois à éclaircir. C’est un détail, drôle, mais pas négligeable car très significatif de ce qu’était le temps moderne, je dirai même le temps ultramoderne. Ce point à examiner est que, contre toute attente, les futuristes, que nous avons évoqués en même temps que la conférence de Latour à Beaubourg, n’aimaient pas les pâtes. Pire, ils prônaient d’en abolir la consommation. Si bien qu’entre Latour et eux, il y a un gros problème du point de vue des spaghettis. Et leur divergence du point de vue des spaghettis permet de saisir leur divergence sur le temps. Encore une fois, ce n’est pas qu’une blague.
Dans son Manifeste de la cuisine futuriste de 1931, Marinetti explique que « aux Italiens les pâtes ne conviennent pas. Par exemple, elles contrastent avec la vivacité d’esprit et l’âme passionnée, généreuse, intuitive des Napolitains. S’ils furent des combattants héroïques, des artistes inspirés, des orateurs capables de remuer les foules, des avocats brillants, des agriculteurs obstinés, c’est en dépit des volumineux plats de pâtes quotidiens. Et c’est à force d’en manger qu’ils deviennent sceptiques, ironiques et sentimentaux – caractéristiques qui souvent freinent leur enthousiasme ». Et plus loin : « les pâtes, dont le pouvoir nutritif est inférieur de 40% à la viande, au poisson, aux légumes, entortillent les Italiens et les entravent comme autrefois les lents fuseaux de Pénélope ou les voiliers somnolents dans l’attente du vent […]. Les défenseurs des pâtes les traînent dans l’estomac comme des boulets ou des ruines, tels des forçats ou des archéologuesFilippo Tommaso Marinetti et Fillia, La Cuisine futuriste, Paris, Métailié, 1982, p. 44-45. ». Pour Marinetti, les pâtes sont synonymes de lenteur et d’inertie, ce qui maintient ceux qui s’en nourrissent dans une sorte d’éternel retard. C’est insupportable à l’esprit futuriste qui aspire à la plus grande vitesse possible. Quitte à foncer dans un mur. Rappelons en effet que l’acte de naissance du futurisme correspond à un accident de voiture. Et aussi, qu’en réalité, le futur importe peu à ces artistes puisqu’ils souhaitent mourir avant 40 ans (certains seront exaucés par la Première Guerre mondiale), faute de quoi ils appellent les plus jeunes à les enterrer dans les musées et les bibliothèques, ces lieux étant pour eux des cimetières. Dans l’idéologie futuriste, cela signifie qu’à travers les pâtes, ce qui doit disparaitre, c’est le temps lui-même, en tant qu’il doit être comprimé au maximum dans la vitesse, idéalement être toujours déjà l’instant d’après. Les recettes de cuisine d’où sont bannies les pâtes (remplacé par le riz, cultivé industriellement dans les plaines du Pô) nous le certifient : l’idéal de la modernité futuriste est que rien ne dure, même pas la digestion.
Alors que savourer le temps, comme un bon plat de spaghettis, semble désormais notre seule richesse, à nous.
Pour dialoguer avec le texte, j’ai invité Camila Oliveira Fairclough à choisir avec moi quelques-une de ces peintures. Je l’en remercie chaleureusement ! Elle est représentée par la galerie Laurent Godin, Paris.