Il est des choses que l’on voit chaque jour sans y prêter attention. Des espaces où rien n’accroche le regard et qui ne se laissent pas saisir, comme ce territoire de 32 hectares situé aux confins de la métropole parisienne. « Ce champ, je n’y avais jamais été. En le traversant, j’ai vraiment découvert l’autre côté », témoigne Jean-Luc. Par l’observation et l’aiguisement des sens, le banal devient parfois remarquable. C’est ce que nous avons expérimenté au cours d’une recherche menée avec des habitant·es et des invité·es à Sevran, en Seine-Saint-Denis. Durant deux années, nous avons questionné, traversé, arpenté et examiné un même terrain : la plaine Montceleux. Le présent ouvrage est le fruit de cette enquête. Il a été écrit à six mains par trois membres du médialab de Sciences Po, un laboratoire de recherche interdisciplinaire qui, entre autres activités, étudie les savoirs en train de se faire et cartographie les controverses qui en émergent, notamment dans le champ de l’environnement où elles sont de plus en plus nombreuses.
Sevran est une commune de plus de 50 000 habitant·es située à 18 km de Paris, en Seine-Saint-Denis, un département particulièrement concerné par des projets d’aménagement urbain de la métropole du Grand Paris. La ville doit accueillir deux nouvelles gares du futur réseau de transport le Grand Paris Express. En 2016, la plaine Montceleux a été choisie comme l’un des sites à aménager dans le cadre de l’appel à projets « Inventons la Métropole du Grand Paris », parmi d’autres zones prioritaires en matière de densification et de construction. Des groupements d’entreprises (dont des promoteurs immobiliers et des grands groupes du BTP et du secteur bancaire) conçoivent alors des propositions de projets urbains. 51 lauréats, représentant 7,2 milliards d’euros d’investissements privés et 2,6 millions de m2 à construire, sont retenus, dont le projet Terre d’Eaux à Sevran. Porté par Linkcity Île-de-France, une filiale du groupe Bouygues, ce dernier déploie sur la plaine Montceleux et ses 32 hectares de terres agricoles « une base de loisirs nautique et culturelle » incluant « une piscine et une vague indoor pour la pratique du surf »Dossier de presse
du 18 octobre 2017, « Inventons la métropole
du Grand Paris. Les lauréats 2017 de l’appel à projets »., imaginée dans la perspective des Jeux olympiques et paralympiques de 2024.
Dès sa sélection, le projet fait l’objet de vives critiques : de nombreux·ses acteur·ices (habitant·es, élu·es, associations environnementales) le perçoivent comme une aberration écologique à cause de sa consommation excessive en énergie et en eau et la non-réversibilité de son équipement, ou comme un symbole de gentrification et d’exclusion sociale dans une ville où plus de 30 % des habitant·es vivent sous le seuil de pauvreté. Au printemps 2021, un processus de concertation impliquant l’aménageur, Grand Paris Aménagement, le promoteur, Linkcity, des habitant·es, des usager·es et des élu·es de Sevran, enterre la piscine à vagues de surf. Mais l’abandon de l’équipement ne signifie pas l’arrêt du projet dans son ensemble. En 2023, un nouveau programme d’aménagement est toujours en cours d’élaboration pour transformer un site qu’il s’agit de faire exister de manière singulière au sein de la métropole du Grand Paris.
Une métropole – la « ville-mère » en grec ancien – est la ville principale d’une aire urbaine où se concentre le pouvoir économique, politique et culturel. En 2014, la loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles (loi Maptam) crée 22 métropoles françaises aux statuts juridiques spécifiques. Ces nouveaux établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) sont liés à l’État par un pacte métropolitain d’innovation répondant à l’une des trois thématiques suivantes : transition énergétique et environnement, ville « intelligente » et mobilités, excellence économique et rayonnement international« Réformer
l’organisation territoriale. Les métropoles », gouvernement.fr,
15 mai 2017.. Créée à partir du 1er janvier 2016, la métropole du Grand Paris (MGP) regroupe Paris et 131 communes. Il s’agit du « chantier d’aménagement le plus important de l’histoire de la capitale depuis le Second Empire (XIXe siècle), avec pas moins de deux cents kilomètres de lignes de métro supplémentaires, cent soixante kilomètres de tunnels à percer, soixante-huit gares à construire, quatre-vingt mille logements par an à sortir de terreGuillaume Faburel, « Pourquoi il est grand
temps de quitter les villes », The Conversation, 19 janvier 2023 [en ligne]. ».
Conçues pour être des moteurs de croissance et d’attractivité de leur territoire, les métropoles sous-tendent un phénomène nommé « métropolisation » et défini par le géographe Guillaume Faburel « comme un processus de reconfiguration accéléré d’espaces vécus et des pouvoirs qui s’exercent sur ces espaces suivant une logique de généralisation de leur marchandisationGuillaume Faburel, Les Métropoles barbares, Lyon, Le Passager clandestin, 2018, p. 23. ». Engagée depuis une quarantaine d’années dans les pays occidentaux, la métropolisation mesure les territoires les uns aux autres dans une compétition urbaine planétaire, à laquelle les campagnes n’échappent pas davantage que les villes dont elles dépendent. Si ce phénomène fait d’abord l’objet d’une critique politique et sociale, les sociologues Rémi Eliçabe, Amandine Guilbert et Yannis Lemery en soulignent également la portée esthétiqueRémi Eliçabe, Amandine Guilbert
et Yannis Lemery
– Groupe Recherche Action, Quartiers vivants, Liège, D’une Certaine Gaieté, « Enquêtes sauvages », 2020.. La métropolisation s’incarne notamment dans les politiques culturelles et les équipements ludo-sportifs dont les métropoles se dotent, au rythme de grands événements comme les Capitales européennes de la culture ou les Jeux olympiques et paralympiques, afin d’attirer les classes dirigeantes, nomades et créatives du monde entier.
Les métropoles françaises sont des machines résultant d’un empilement administratif et réglementaire particulièrement complexe. Elles se construisent selon une logique souvent bien éloignée des préoccupations de leurs habitant·es et sont pour cette raison régulièrement critiquées pour leur manque de transparence et de démocratie. Si la loi multiplie les dispositifs de participation, leur vocation semble avant tout de faire connaître les projets d’aménagement plutôt que de les discuter ou de recueillir les besoins des citoyen·nes. Le cas de la plaine Montceleux à Sevran est de ce point de vue particulièrement intéressant : si la piscine à vagues de surf a fait l’objet de tels dispositifs, l’avis de la population a été, fait rare, pris en compte, aboutissant à un consensus avec les pouvoirs locaux et les acteurs métropolitains et in fine à l’abandon du projet.
Alors que l’abandon du bassin pour la pratique du surf aurait pu nous priver de notre objet d’étude, il a au contraire été le début d’autre chose : une enquête dans le creux de la vague, sur ce qui est omis et invisibilisé, et qui pourtant fait le territoire, le définit et le caractérise. S’il est acté que la piscine à vagues de surf n’aura pas lieu, tout reste à faire, ou plutôt à refaire et à reprendre, pour que s’écrive l’histoire future de la plaine Montceleux et de Sevran. En réalité, la controverse est toujours là : si elle a émergé de l’aménagement urbain proposé par Linkcity, elle concerne désormais, de manière bien plus vaste, les manières dont on entend habiter le monde. Elle met en scène une lutte autour de ce qu’il importe aujourd’hui de préserver pour maintenir un futur vivable : une dispute sur la ville que l’on souhaite habiter et sur des choix touchant directement à nos conditions de vie. Une controverse qu’il s’agit d’analyser et de décrire. Dans sa préface à Controverses mode d’emploi, le philosophe et anthropologue Bruno Latour, dont la pensée a largement inspiré cet ouvrage, écrit :
Continuer l’analyse de controverses, oui, mais en passant de l’ancienne dispute sur les faits et sur le monde social nécessaire à leur production aux disputes sur le monde à habiter. Et c’est là que la connexion entre les moyens de description de ce monde à habiter et la question des controverses devient centrale. […] D’où l’importance de développer non plus seulement les outils de description des controverses, mais aussi les instruments pour rendre le monde dont nous dépendons observableBruno Latour,
« Préface », dans Clémence
Seurat et Thomas Tari (dir.), Controverses mode d’emploi, Paris, Presses
de Sciences Po, 2021,
p. 20-21..
À Sevran, nous avons ainsi amorcé un travail d’enquête avec des personnes directement concernées par la controverse et les mondes qu’elle convoque, et avons mobilisé leurs expertises – les habitant·es étant ici, par leur mémoire et leur expérience de la ville, expert·es de leur territoire. Ensemble, nous avons appris à cartographier un territoire en devenir, la plaine Montceleux à Sevran, en expérimentant différentes manières de le voir, de l’observer et de le représenter, à travers des cartes, des documents techniques et des visites de terrain. Nous avons profité d’un moment de latence dans le planning contrarié des aménageurs, avant la formulation du nouveau projet d’aménagement, pour prendre le temps de décrire ce qui est là, existant et en suspens.
Notre enquête a été conduite par un groupe à géométrie variable, constitué de Sevranais·es, avec qui nous nous sommes retrouvé·es régulièrement durant plusieurs mois afin d’étudier et d’arpenter la plaine Montceleux : Claude Chauvet, Gisela Chauvet, Aïcha Derdar, Flavio Fernandes, Jean-Luc Jacquot, Souhila Kadri, Pierre Largeau, Dauren Omarov, Claudine Parisy, Nicole Pierret, Hélène Raemy et Francis Redon. D’autres habitant·es se sont joint·es à nous ponctuellement : Miguel Arrechea, Viviane Arrechea, Jeanny Belizaire, Zahia Buchère et Stephan Lardic. Ainsi que des personnes engagées dans la ville : Chloé Bonjean, Alizée De Pin, Nil Dinç, Chantal Latour et Valérie Suner.
L’enquête s’est aussi faite en compagnie d’invité·es venu·es rendre compte de leurs méthodes de travail et de leurs points de vue disciplinaires : l’anthropologue Dusan Kazic a déplacé notre regard sur les plantes et les relations de soin qui nous lient à elles, l’agronome Lamri Guenouche nous a ouvert les portes des Jardins d’Aurore et leurs histoires, l’architecte et géographe Cécile Mattoug nous a initié·es à la lecture de paysage, l’ornithologue amateur Dauren Omarov nous a partagé sa passion et ses relevés d’observation et, enfin, les exercices d’attention du designer de recherche Benoît Verjat ont contribué à enrichir notre mémoire du lieu et à nous le montrer sous de nouveaux joursDans la suite de l’ouvrage, les participant·es et les invité·es des ateliers d’enquête sont appelé·es par leur prénom..
Pour constituer notre collectif d’enquête, nous avons profité d’un riche terreau d’initiatives et de personnes déjà fortement impliquées dans des démarches de création et de recherche sur le territoire sevranais. Ainsi, La Poudrerie – Théâtre des HabitantsIl a produit la pièce Une vague dans la ville sur la controverse de la plaine
Montceleux : lapoudrerie
theatre.fr/agenda/une-vague-dans-la-ville, institution proposant des créations à domicile dans la ville depuis de nombreuses années, a joué un rôle de passeur et de médiateur absolument indispensable pour nous permettre de rencontrer et de nous adjoindre des co-enquêteur·ices aux histoires, attentes et sensibilités d’une diversité que nous n’aurions pas pu anticiper.
Nous avons ensuite élaboré un dispositif fondé sur la proposition d’activités d’investigation, leur documentation et leur mise en discussion a posteriori, ce qui nous a permis de partager collectivement un terrain d’enquête. Ce partage n’a pas seulement consisté à récolter des données auprès des habitant·es, ce qui les aurait réduit·es au statut d’informateur·ices, ni même à les former aux techniques de l’enquête et de la prise d’information. Il s’est agi de conduire un travail de problématisation commune, passant par la mise en expérience du lieu et la mise en situation des co-enquêteur·ices. Ce dispositif pourrait être qualifié de « plus-que-scientifique » car il a mobilisé des méthodes issues des sciences sociales, mais aussi des pratiques artistiques et autres techniques inventives permettant de faire émerger des savoirs tacites – ces connaissances et habiletés qui émanent de l’expérience quotidienne. Cette large palette disciplinaire nous a permis d’aborder et d’explorer notre terrain avec précision, aussi petit soit-il.
Notre démarche a été celle d’une enquête située, pour voir la ville du dessous, les pieds ancrés dans le sol, tentant d’agréger des perspectives multiples. Elle contraste, voire s’oppose à la vue du haut de la métropolisation, à l’œil surplombant de l’État et aux projections des aménageurs qui asservissent les territoires à l‘économie et aux logiques du marketing territorial. Cette enquête a cherché des moyens pour habiter un lieu plutôt que l’inventer, le connaître plutôt que le projeter.
Cet ouvrageL’artiste Charlotte Imbault
a réalisé la création sonore originale Contrevoix qui restitue à sa manière le substrat expérientiel et humain duquel découle la présente enquête. Elle est disponible en ligne sur
le site du médialab de Sciences Po. a été élaboré avec la complicité d’un groupe réduit de co-enquêteur·ices, devenu comité de lecture habitante pour l’occasion, de la graphiste Sarah Garcin et de l’Atelier de cartographie de Sciences Po. Toutes et tous ont participé activement à un processus éditorial expérimental qui s’est souvent mêlé au processus d’enquête lui-même.
L’objet de recherche de cet ouvrage est original mais restreint, par son ampleur comme par sa singularité : la plaine Montceleux à Sevran est un îlot de terrain qui, au sein de la métropole du Grand Paris, se distingue à la fois de l’immense continuité formée par la densité du bâti francilien et des espaces naturels remarquables protégés. Il s’agit de faire l’histoire, la géographie, la sociologie et l’anthropologie de 32 hectares de terres inhabitées et aujourd’hui non cultivées, qui constituent une unité tout en appartenant simultanément à des ensembles plus larges, hier comme aujourd’hui. Pour décrire cette plaine apparemment sans qualités, nous mobilisons une multitude de facettes, dans un geste qui s’inspire notamment de la microhistoireCarlo Ginzburg, Le Fromage et les vers. L’univers d’un meunier frioulan du xvie siècle,
Paris, Flammarion, 1980. et des exercices biographiques dont parle le sociologue Howard S. Becker :
L’image de la mosaïque est utile pour réfléchir sur une telle entreprise scientifique. Chaque pièce ajoutée à la mosaïque enrichit un peu plus notre compréhension de l’ensemble du tableau. Quand beaucoup de morceaux ont été placés, nous pouvons voir, plus ou moins clairement, les objets et les individus dans le tableau ainsi que leurs relations réciproques. Des morceaux différents enrichissent diversement notre compréhension : certains sont utiles pour leur couleur, d’autres parce qu’ils permettent de discerner le contour d’un motif. Aucun morceau n’a un grand rôle et, si nous n’avons pas sa contribution, il y a d’autres moyens de parvenir à la compréhension de l’ensembleHoward S. Becker, « Biographie et mosaïque scientifique », Actes
de la recherche en sciences sociales, vol. 62-63, 1986, p. 105-110..
Ces pièces ajoutées sont d’abord celles des acteur·ices de la controverse et des publics concernés par ce bout de territoire qui, nous indique Bruno Latour, « produisent leurs cadres explicatifs, leurs théories, leurs contextes, leurs ontologies, appelant à toujours plus de descriptionsBruno Latour,
Changer de société, refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2007, p. 213. », dans une démarche inductive que nous faisons nôtre. Cette nécessité de décrire reconnaît la capacité réflexive des acteur·ices engagé·es dans des controverses. Elle réclame des chercheur·es un appareillage théorique aussi léger que possible, dont les catégories d’analyse et les concepts sont produits à partir du terrain d’enquête. La recherche s’ajuste ainsi au cours de l’exploration de terrain pour rendre compte des enjeux disputés.
La diversité des manières de décrire et de restituer la richesse d’un objet réside aussi dans la multiplication des perspectives scientifiques, ou des manières de faire science, ce que la sociologue Karin Knorr Cetina désigne sous le terme de « cultures épistémiquesKarin Knorr Cetina, Epistemic Cultures :
How the Sciences Make Knowledge, Cambridge, Harvard University Press, 1999. » pour différencier les savoirs, pratiques expérimentales et dispositifs de preuves partagés. Articuler diverses cultures épistémiques est une exigence que s’est notamment donnée l’histoire environnementale. Sans pouvoir pleinement s’inscrire dans ce courant, notre travail s’en nourrit et partage l’objectif défini par l’historien William Cronon :
Les histoires sur le passé sont meilleures, toutes choses égales par ailleurs, si elles nous rendent plus attentifs à la nature et à la place que les gens y occupent. […] J’invite les historiens de l’environnement à ne pas seulement raconter des histoires sur la nature, mais à raconter aussi des histoires à propos d’histoires sur la natureWilliam Cronon, Nature et récits. Essais d’histoire environnementale, Bellevaux, Éditions
Dehors, 2016, p. 94-95..
Car l’exigence descriptive demande une attention aux procédés narratifs. En cela, elle relève également de l’exercice de style littéraire, à la manière de Georges Perec qui, assis à la terrasse d’un café de la place Saint-Sulpice le 18 octobre 1974 et les deux jours suivants, note à la volée tout ce qu’il perçoit dans une Tentative d’épuisement d’un lieu parisienGeorges Perec,
Tentative d’épuisement
d’un lieu parisien, Paris, Christian Bourgois, 1982., cherchant à faire valoir l’expérience vécue à partir de ce lieu anodin. Dans les pages qui suivent, consacrées aux 32 hectares de la plaine Montceleux, nous avons esquissé à notre manière une tentative d’épuisement d’un champ francilien.
Cet ouvrage peut se lire comme une anti-étude d’impact : l’analyse d’un territoire en suspens, sans autre finalité que le travail collectif d’enquête et ce qu’il met en mouvement, ce qui est déjà beaucoup. Au fil des pages, la description de la plaine Montceleux se complexifie, intègre des éléments contradictoires et souligne à quel point un même lieu peut être représenté de mille et une manières, en fonction de ce à quoi nous prêtons attention et de ce qui nous importe.
Le champ des possibles s’organise en six chapitres qui composent un portrait fragmenté de la plaine Montceleux et développent des manières de la voir et de la définir : elle est tour à tour un vide urbain, une terre de projets, une zone à planifier, un champ de banlieue, une friche dans la métropole, un commun à habiter. Chaque partie de l’ouvrage explore les tenants et les aboutissants d’une manière de caractériser ces 32 hectares. Il s’agit à chaque fois d’examiner ce que ces tentatives de catégorisation font au lieu. Pour ce faire, nous étudions les savoirs, les techniques et les documents qui s’y rattachent, et mesurons leurs conséquences sur les plans politique, social et esthétique. Le choix de ces six dénominations n’est en rien exhaustif : il en existe encore d’autres que l’on rencontre au fil du texte. Ce choix a été motivé par ce à quoi nous tenons dans la description de cet espace ordinaire.
« Un vide urbain » s’ouvre avec le constat de celui ou celle qui observe le lieu sur une carte IGN ou se promène à ses abords : c’est un vide, un no man’s land, un rien, une étendue sans qualités. Le premier chapitre explore comment ce vide a été construit par des décennies de développement en Île-de-France, qui ont progressivement transformé la campagne en ville par le phénomène du mitage urbain, et les effets qu’entraîne une telle qualification.
Pourtant, les projets qui ont porté sur la plaine Montceleux n’ont pas manqué, et c’est même parce qu’elle a été tant convoitée qu’elle est restée vierge de toute construction (ou presque). Le deuxième chapitre, « Une terre de projets », revient sur l’ensemble des projections qui ont voulu transformer les 32 hectares et qui, par leur échec, les ont paradoxalement préservés.
Le troisième chapitre, « Une zone à planifier », s’intéresse au traitement urbanistique du lieu et à la manière dont une série de documents politiques et administratifs l’ont considéré comme une zone à intégrer dans des plans d’aménagement plus généraux, notamment liés à la métropole du Grand Paris.
Le quatrième chapitre explore une évidence empirique : le lieu est un champ. Mais c’est « un champ de banlieue », au milieu de Sevran et de la petite couronne parisienne. Il témoigne à la fois d’un passé et d’un présent qui peinent à exister dans les représentations actuelles et les aménagements projetés : il y a une vie rurale en banlieue francilienne.
Le cinquième chapitre aborde la plaine Montceleux comme « une friche dans la métropole », à partir de pratiques ornithologiques et d’une lecture écologique du site. Il invite à considérer le déjà-là, les qualités interstitielles des 32 hectares et leurs habitant·es, dont il affirme le rôle essentiel dans le maintien d’une écologie urbaine et ordinaire.
Le sixième et dernier chapitre porte sur les différents dispositifs de participation et de prise en compte des voix habitantes dans et autour de la plaine Montceleux. Après avoir retracé ces formes d’implication, il montre le rôle de notre enquête collective dans la constitution et l’appréhension du lieu comme « un commun à habiter ».
Prêtant attention aux multiples qualités de ce territoire, de prime abord sans intérêt et ordinaire, tâchant de le faire exister dans différentes trajectoires, loin des aménagements urbains les plus probables, cet ouvrage cherche ainsi à maintenir ouvert le champ des possibles de la plaine Montceleux.
Lorsque nous rencontrons pour la première fois le maire de Sevran, Stéphane Blanchet, pour parler de la piscine à vagues de surf qui fait controverse, un projet hérité de son prédécesseur Stéphane Gatignon qu’il s’apprête à soumettre à une concertation citoyenne, il se désole que les médias et les débats se concentrent sur ce seul emblème aquatique. « On ne parle que de ça, sans voir le reste. C’est presque fait exprès, l’arbre qui cache la forêtRéunion entre le maire
de Sevran, son équipe
et deux chercheur·es
du médialab de Sciences Po,
le 4 novembre 2020. ». Or, les 2 hectares de vagues artificielles et les 32 hectares de Terre d’Eaux et de Culture « ne se feront jamais si on ne fait pas la ZAC [zone d’aménagement concerté] qui s’étend de Villepinte à [la gare RER B de] Sevran-Livry », précise-t-il. Le projet de ZAC comprend, outre ce que l’on nomme aussi la Vague Grand Paris, des logements, des équipements sportifs et culturels, des parcelles consacrées aux jardins partagés et à l’agriculture urbaine, l’intégration d’une nouvelle filière universitaire et un corridor écologique reliant les parcs de la Poudrerie et du Sausset. Ces projets, ajoute le maire, « ne sont pas déconnectés d’autres échelles, temporelles et spatiales ». L’échelle spatiale dans laquelle ils s’inscrivent est celle de la métropole du Grand Paris. Les opérations urbaines entreprises autour des deux gares de Sevran-Beaudottes et Sevran-Livry que vient connecter la nouvelle ligne 16 du Grand Paris ExpressLe futur métro porté par la Société du Grand Paris., ainsi que la ZAC Sevran Terre d’Avenir, sont pilotées et encadrées par un établissement public, Grand Paris Aménagement. Pour cette institution, la ZAC « répond à des besoins identifiés à l’échelle de l’agglomération, à travers la création de 3 200 logements neufs, ainsi que par la création de 500 nouveaux emplois […] et générera l’arrivée de nouvelles populations, 8 000 habitantsGrand Paris Aménagement,
« Étude d’impact
de la Zone d’aménagement concerté Sevran Terre d’Avenir Centre-Ville
– Montceleux », 2019. » d’ici 2033. Elle contribuerait à atteindre les objectifs définis par le contrat de développement territorial (CDT) Est Seine-Saint-Denis, qui prévoit d’ici 2028 « la réalisation de 1 565 logements annuels » entre cinq communes : Aulnay-sous-Bois, Clichy-sous-Bois, Livry-Gargan, Montfermeil et Sevran. Le maire de Sevran se projette à plus long terme encore et s’inquiète d’une bétonisation qui transformerait profondément sa ville en portant son nombre d’habitant·es de 50 000 aujourd’hui à 70 000 voire 80 000 à l’horizon 2050.
Dans ce contexte, qui suscite les intérêts économiques de promoteurs immobiliers privés, dénicher dans la densité du tissu urbain francilien un terrain vierge de 32 hectares, non construit et non protégé par la réglementation environnementale, relève de l’aubaine : il apparaît comme un espace à remplir. Si la plaine Montceleux est avant tout définie comme un vide urbain, c’est pour mieux l’investir. Ce vide est le produit d’une construction sociale et un outil de l’urbanisme qui a tendance à nier les qualités matérielles d’un territoire pour mieux le transformer. Plutôt que de nous interroger sur son devenir et les projets qui pourraient l’occuper, nous questionnons ici les effets d’une telle représentation, à la fois cartographique et conceptuelle, avant de revenir sur l’histoire du lieu pour comprendre le rôle qu’il joue dans la vie de Sevran aujourd’hui.
Lorsque l’on regarde une carte de Sevran, une forme géométrique se détache au nord-est de la ville, à la lisière de Villepinte. Un triangle ou un polygone aux bords tranchés, dont le tracé n’évoque rien de familier. Ni hachures, ni stries, ni couleurs ne le caractérisent, c’est une zone blanche. L’absence de remplissage évoque un espace sans qualités. Est-il vide, inoccupé, vacant ? Un terrain vague ? Il ressemble à un trou dans la trame de la ville. Une enclave entourée de quartiers quadrillés par les rues et les habitations : les Sablons, Bellevue, Montceleux Pont-Blanc. Plus loin, à l’ouest, Les Beaudottes.
L’expansion de la ville semble s’être arrêtée aux abords de cette zone que l’on appelle la plaine Montceleux, les 32 hectares, la ZACEn réalité, les 32 hectares de la plaine Montceleux ne représentent qu’une partie de la ZAC Sevran Terre d’Avenir, d’une superficie d’environ 52 hectares., les terrains Montceleux ou encore le triangle Montceleux. Le lieu ne se laisse pas simplement nommer. Ses multiples dénominations évoquent une identité trouble ou instable. On hésite, on lui tourne autour, on tâtonne, on cherche le meilleur qualificatif. Les images satellitaires ne racontent pas autre chose : vue du ciel, c’est une forme brune qui ressort, un grand triangle de terre nue.
Que trouve-t-on sur cet espace ? Est-il réellement aussi vide que le suggèrent les cartes ? Qu’y a-t-il de trop vague ou de trop complexeVoir Philippe Vasset,
Un livre blanc, Paris,
Fayard, 2007. pour être représenté ? Quelle est l’histoire du lieu ? De quelles matières est-il fait ? Et comment a-t-il pu déjouer le puissant processus d’urbanisation du territoire francilien ?
Lorsqu’on les observe dans le monde physique, la définition de ce qui est nul, vacant ou vide s’évanouit car nous sommes confrontés à quelque chose qui, quel que soit son degré d’inoccupation, offre toujours quelque chose à voir ou à discernerDimitrios Panayotopoulos-Tsiros, « From “void” to “voidness” : a trans-scalar and relational approach to urban voids in post-industrial cities. Learning from Eleonas, Athens, Greece », 2020, PhD, The Bartlett School of Planning, p. 51..
Novembre 2021. Nous nous rendons pour la première fois sur place. Avec, dans la tête, toutes les discussions qui portent sur le site et le font exister à travers le projet Terre d’Eaux et de Culture qu’il doit accueillir. Nous arrivons en voiture du centre-ville de Sevran. Après avoir traversé le quartier Montceleux Pont-Blanc, nous longeons des jardins partagés que l’on distingue à travers le grillage. Chloé gare la voiture. C’est un cul-de-sac. « Ici, au bout de cette impasse, on brûle des voitures. » On voit des traces de pneus et de plastique fondu. Il y a une dizaine d’années, des camions de CRS restaient postés ici, en face des Jardins biologiques de l’association Aurore. Le quartier connaît un important trafic de drogues.
Nous avançons vers la grille d’entrée des Jardins d’Aurore, qui s’étalent sur deux hectares au sud de la plaine Montceleux, et empruntons un petit chemin de terre vers la gauche. Un champ en jachère s’ouvre devant nous. C’est une grande étendue de terre brune et sèche, creusée de sillons réguliers qui témoignent d’une activité agricole récente, parsemée de broussailles. Nous éprouvons une sensation d’immensité. Il est rare de voir l’horizon en région parisienne. Mais avec ce ciel bas et gris, le lieu nous paraît quelque peu désolé. Rien n’accroche le regard ni ne retient l’attention. La saison n’aide pas. Nous ressentons de l’inquiétude à l’idée que cette surface désertique soit notre terrain d’enquête pour les deux années à venir. L’estomac noué, l’esprit perplexe, nous pensons aux modélisations qui veulent faire de Sevran une « terre de destination » pour les touristes et les surfeur·ses. Elles paraissent complètement déconnectées de la réalité, hors-sol.
Nous continuons sur le chemin et croisons un groupe de collégiens qui fait le tour de la plaine. Au sol, un panneau de la Ville de Sevran et de Grand Paris Aménagement, accroché à une barrière. On y lit que l’accès est interdit au public car des diagnostics des terrains ont eu lieu au début de l’année 2021. Nous ne traverserons pas la plaine, du moins pas cette fois-ci. En remontant par le chemin du milieu vers Villepinte, nous approchons d’une zone arborée, dont la hauteur et la végétation contrastent avec le dénuement du champ. Son entrée est marquée par un portique limiteur de hauteur. Au sol, le bitume transparaît sous les herbes et on remarque un carton abandonné, rempli de panais au beau milieu desquels se trouve une pochette en cuir. Plus loin, une poussette en tissu sale, jetée dans les ronces, un gros pot de peinture vide, des sacs en plastique. Le lieu sert de dépotoir sauvage, mais peut-être aussi de refuge, comme le suggèrent certaines traces de vie laissées ici. De l’autre côté de la route bordée de platanes se trouve une parcelle beaucoup plus petite, quelques hectares seulement. Non cultivée elle aussi. En attente. En suspens.
Juin 2022. La rue Paul Lafargue marque la frontière entre Sevran et Villepinte. Nous avançons. De ce côté-là, la vue est tout autre. « Un paysage, c’est avant tout regarder le monde qui nous entoure. On ouvre ses yeux, on capte. On collecte des vues et des regards. Le paysage, c’est d’abord décrire, c’est observer », nous dit Cécile pour démarrer l’atelier. Derrière nous, les quartiers pavillonnaires de Villepinte et des Sablons. Au-delà du champ, la cité basse et les tours de Montceleux Pont-Blanc se détachent sur le ciel bleu. À leur droite, le collège La Pléiade et les tours Belle Aurore en arrière-plan. Directement face à nous, de l’autre côté, les serres des Jardins d’Aurore brillent à la lumière du soleil. À leur gauche, le stade Jean-Guimier et ses projecteurs. De ce versant nord, nous avons pris un peu de hauteur et sentons le dénivelé de la topographie vers le sud. La descente est provoquée par la rivière La Morée, qui prend sa source sur la place centrale de Villepinte et traverse les souterrains de Sevran. Au loin, on observe une première couche de végétation, le parc de la Poudrerie, puis le relief monte vers les coteaux de l’Aulnoye et la ligne d’arbres de la forêt de Bondy à l’horizon.
« Pour commencer, nous allons nous enfoncer dans le site. Un paysage, on l’observe de l’intérieur, et non de l’extérieur », poursuit Cécile. Dans le champ caillouteux, asséché par le manque de pluie, nos chevilles se tordent sur les mottes de terre parsemées de chardons. Nous entendons des oiseaux – une alouette des champs, un hypolaïs polyglotte – mais aussi les avions qui traversent le ciel. Ils volent parfois très bas. Le lieu paraît bien plus habité en cette fin de printemps. Peuplé de sons, de traces, d’êtres et d’histoires.
Les paysages varient très vite autour de nous, en fonction de la direction vers laquelle se pose notre regard et de ce qu’il attrape. Ils se composent de plusieurs strates : champ, routes, immeubles, végétation, ciel. Un mille-feuille de paysages se dessine. Nous nous trouvons à la croisée de différents « pays », c’est-à-dire de régions naturelles distinctes : le bassin bas de la Seine d’un côté et le pays de France qui remonte de l’autre. La ville se situe aux confins du Grand Paris, « sur les bords de la métropoleRémi Eliçabe, Amandine Guilbert
et Yannis Lemery
– Groupe Recherche Action, Quartiers vivants, Liège, D’une Certaine Gaieté, « Enquêtes sauvages », 2020. ». Elle délimite le passage de la banlieue, un milieu urbain dense et bétonné, marqué par des lignes verticales et l’architecture tranchée des grands ensembles, au périurbain, avec des résidences pavillonnaires, plus basses et arborées. Ce champ est une lisière.
La forme géométrique vide qui se détache sur les cartes de la ville correspond en réalité à un lieu hétérogène, certes non bâti et sans activité explicite, mais discrètement habité et traversé. Il se compose de deux parcelles, d’un chemin, de fossés, d’un champ en jachère et d’une friche urbaine qui pousse sur un « anthroposol », un sol anthropisé fait de macadam. L’arpenter nous rappelle que la carte n’est pas le territoire. Elle le représente, c’est-à-dire le présente d’une certaine manière. Selon la vision de celles et ceux qui la produisent, à partir d’un ensemble d’informations retenues pour caractériser le territoire. En cela, la carte est aussi un récitVoir Benjamin Roux,
« La puissance narrative des cartes », note de l’éditeur à Ceci n’est pas un Atlas, Rennes, Éditions du commun, 2023.. Elle propose, voire impose, une version de la réalité, une histoire de (dis)continuités passées, présentes et futures.
Selon le dictionnaire, un vide « ne contient rien de concret, par extension, [il] est dépourvu de son contenu », « inoccupé par la matière »cnrtl.fr/definition/vide. Qu’est-ce qu’alors un vide dans la ville ? C’est un espace vide de bâti. On parle plus volontiers de vides urbains au pluriel car ils forment une famille imprécise et hétérogène qui recouvre des morphologies, des histoires et des surfaces diverses. Ils ont en commun d’être des interruptions dans le tissu de la ville, des espaces non fléchés, souvent difficiles à traverser, que l’on doit contourner. Ils peuvent être les résultats de processus urbains (les délaissés urbains) ou les moteurs du changement dans la ville (un espace dont on fait « table rase » pour de nouveaux projets immobiliers par exemple), et en cela des outils précieux de l’urbanisme.
L’architecte, urbaniste et chercheur Dimitrios Panayotopoulos-TsirosVoir sa thèse déjà
citée « From “void” to “voidness”… ». distingue les vides urbains en fonction des processus qui les produisent et leur succèdent. Si son travail montre rapidement les limites de cette grille d’analyse, cette dernière permet de rendre compte des multiples réalités que le concept recouvre. Ainsi, un vide urbain peut être intentionnel et résulter d’arrangements architecturaux (une place publique par exemple), ou d’une mauvaise conception urbaine et être alors accidentel (tels des interstices entre les bâtiments). Provoqué par la disparition d’une activité qui maintenait une zone urbaine en vie, le vide est en délabrement. Lié à un blocage administratif ou un problème de gouvernance, il est en suspens. Un vide est encore transgressif lorsqu’il laisse place à des pratiques informelles ou non conventionnelles. Si l’on suit cette classification, la plaine Montceleux à Sevran s’appréhende comme un vide en suspens, créé par une succession de projets avortésVoir le chapitre
« Une terre de projets »., tandis qu’une petite parcelle de ces 32 hectares pourrait relever du vide transgressif, car accueillant une aire de repos et de pique-nique, une décharge sauvage.
Si elle est utile pour cerner la diversité des logiques à l’œuvre dans la fabrique de la ville, cette catégorisation présente l’inconvénient de voir les vides urbains comme des territoires fixes et isolés. « Pour réfléchir aux vides urbains », écrit Dimitrios Panayotopoulos-Tsiros, « il faut prendre en compte leur espace et leur forme, leur activité et les flux urbains, leur temporalité et le contexte socio-économique« From “void” to “voidness”… »,
thèse citée, p. 57. ». La plaine Montceleux ne peut se penser en dehors de la ville de Sevran, dont elle représente 5 % de la superficie, ni du Grand Paris, dans le cadre duquel elle doit être transformée.
L’idée du vide est donc relative : un espace est qualifié de vide par rapport à ce qui l’entoure et à un moment donné, et non pour des attributs spécifiques comme sa taille, sa matérialité ou une activité. Le vide se pense par son milieu et existe dans une ville moderne fragmentée et zonée spatialement. La notion d’échelle est aussi importante. Si les 32 hectares de la plaine Montceleux représentent un vide à l’échelle de la ville et de la métropole, ils changent de nature lorsque l’on s’en approche : en zoomant, on y distingue des milieux écologiques hétérogènes. Le contexte et la temporalité permettent d’« explorer le fait que le vide ne décrit pas l’état d’un espace mais plutôt sa connexion avec des processus qui ont ou pourraient avoir lieu Ibid., p. 31. ». D’où l’importance d’interroger le vide des 32 hectares au regard de l’histoire de la plaine.
Un vide urbain est le fruit de décisions et de projets passés, tout comme il est un territoire de développements potentiels. Alors que la plaine Montceleux est le dernier témoin de l’histoire agricole de la ville, il est l’un des sites que la métropole du Grand Paris aménage. Le lieu est pris dans un état transitoire et suscite de nombreuses projectionsVoir les chapitres
« Une terre de projets » et
« Une zone à planifier ».. Proche d’une frontière administrative, à la lisière entre deux communes, il a été mis à l’écart des processus d’urbanisation locaux. Il est aussi un vide produit par l’accaparement du terrain par l’État durant les années 1970 pour un projet d’autoroute ensuite annulé. Les projets que la plaine Montceleux devait accueillir ont été avortés à cause de résistances locales, ou bien à la suite de changements d’orientation politiques décidés à d’autres échelles que celle de la ville. Ainsi, il est à la fois un espace laissé de côté et déconnecté du reste de Sevran (par les constructions avoisinantes) et réservé (pour des aménagements futurs). C’est aujourd’hui son devenir social, écologique et urbain qui est source de débats, voire de disputes autour du « meilleur » projet à accueillir. Les 32 hectares sont en effet appelés à jouer des rôles importants : l’ouverture du quartier Montceleux Pont-Blanc sur la ville, un corridor écologique entre les parcs de la Poudrerie et du Sausset, un pôle d’agriculture urbaine dans le cadre du projet alimentaire territorial (PAT) de la Seine-Saint-Denis, un pôle d’équipements sportifs et de loisirs pour les Sevranais·es, l’accueil de nouveaux et nouvelles habitant·es. Analyser ainsi le vide urbain de la plaine Montceleux comme un objet dynamique et transitoire permet d’identifier les disputes qu’ils cristallisent. Le chercheur en urbanisme Giorgio Talocci a étudié les vides urbains de la ville d’Istanbul comme des champs de lutte, des entités résultant du conflit entre des forces agissant depuis leur intérieur et leur extérieur. Il écrit :
Résultant de processus d’urbanisation, les vides urbains sont souvent des zones de friction et de ségrégation sociale, économique et infrastructurelle. Leur statut incertain, non permanent, leur utilisation informelle, non réglementée et non contrôlée sont autant d’attributs propices aux conflits socio-environnementaux. C’est pour cela qu’il faut envisager leur avenir avec beaucoup de prudence, car leur état géographique et social « d’entre-deux » est susceptible de favoriser une plus grande cohésion urbaine et sociale, soit au contraire de générer de nouvelles formes de conflits politiques« From ‘’void’’ to ‘’voidness’’… »,
thèse citée, p. 64..
Qualifier un lieu de « vide » n’est pas anodin et produit des effets. Cela entraîne tout d’abord un effet de dénigrement, une perspective négative, comme si on ne lui concédait aucune qualité : « vide » comme « désolé », « délaissé ». Cela offre une version appauvrie de la réalité et invisibilise certaines propriétés du lieu (par exemple, la zone arborée qui offre un refuge à la biodiversité et favorise les déplacements d’espèces). Le vide devient alors une anomalie à rectifier. Le deuxième effet que nous identifions est un effet d’opportunité : qualifier un lieu de « vide » n’offre pas d’autre alternative que le remplissage et il ne peut être laissé tel quel dans le tissu urbain, a fortiori métropolitain, où les enjeux économiques liés à l’occupation foncière sont importants et incitent à distinguer les territoires les uns des autres, du point de vue de cet étonnant domaine qu’est le marketing territorial. Le vide devient ici un instrument dans la fabrique de la ville, un moteur du changement. Cela entraîne également un effet de projection : le lieu n’existe plus en tant que tel mais en tant que surface pour des projets. Il ne vit alors pas dans le présent mais dans des futurs encore non réalisés qui l’influencent déjà. Enfin, le vide peut avoir un effet bénéfique et procurer un espace de liberté, de repos et de soulagement.
Les perceptions sur le vide sont divergentes : s’il est souvent vu comme un manque de qualités, correspondant à une déficience (celle de ne pas contenir quelque chose), il peut aussi être appréhendé de manière positive en fonction de son environnement direct. Ainsi, en Seine-Saint-Denis, l’un des départements les plus urbanisés et peuplés de France, le vide de la plaine Montceleux devient un espace de respiration. C’est « un vide qui remplit », dit Jean-Luc, un vide qui ouvre l’horizon et l’esprit des habitant·es qui le contemplent. Il n’est plus une nuisance. C’est en se concentrant sur l’absence même que présente le vide et en faisant abstraction de ce qui l’entoure qu’il se dote de qualités nouvelles lui conférant une présence. La perception des 32 hectares diffère en fonction des acteur·ices et peut avoir des conséquences sur leur devenir. Si l’on interroge les habitant·es, qui ne forment pas un tout homogène, les réponses ne sont pas les mêmes selon qu’ils et elles viennent de Montceleux Pont-Blanc ou du centre-ville de Sevran. Les premier·es sont plus directement concerné·es car il s’agit de leur cadre de vie : ils et elles entretiennent un rapport ambivalent à la plaine, tantôt désolé, tantôt méditatif. La concertation publique du prin-temps 2021 a souligné le décalage entre les habitant·es et les élu·es, d’une part, le promoteur et l’aménageur, Linkcity et Grand Paris Aménagement, de l’autre. Le rejet du projet de piscine à vagues de surf a montré deux visions très différentes du vide de la plaine Montceleux : d’un côté, un milieu à écologiser davantage pour rendre la vi(ll)e plus durable et soutenable, répondant aux enjeux environnementaux et climatiques actuels (stress hydrique, îlots de chaleur urbains, perte de la biodiversité, artificialisation des sols) ; de l’autre, un territoire à démarquer et à affirmer dans une stratégie de marketing territorial au sein de la métropole du Grand Paris, pour faire (enfin) de Sevran « une terre de destination ».
Au-delà de la manière de percevoir le vide de la plaine Montceleux, quelle est sa matérialité ? Quelle est sa densité ? La qualité d’un espace, au sens de sa texture, ne se représente pas aisément sur une carte. Un espace est désigné comme vide à cause des absences ou des déficiences qu’il présente : absence d’activité ou de planification, vide spatial, cognitif ou vide politique, zone de non-droit… Les terrains Montceleux, occupés depuis des millénaires et exploités depuis des siècles, sont en grande partie un champ en jachère. Des processus biologiques sont à l’œuvre dans le sol : auparavant travaillée en agriculture conventionnelle, l’exploitation aujourd’hui au repos pourrait faire l’objet d’une conversion en agriculture biologique. Mais ce vide visuel est récent, et il n’est pas absolu, car les chardons et les ailantes poussent un peu partout. Avant, on observait du maïs au printemps et il y a plus longtemps encore, il y avait des coquelicots. Le lieu n’est pas construit mais le sol de la zone arborée est bétonné. L’absence de bâti ne signifie pas une absence d’habitant·es, si l’on prête attention aux nombreuses formes de vie qui peuplent et traversent la plaine (oiseaux, renards, hérissons, insectesVoir le chapitre « Une friche dans la métropole ».…). « Avant la construction des Érables, il y avait des chasseurs ici. On traversait le champ, les gens se baladaient avec leurs chiens », se souvient Claudine.
Le vide nul de la carte correspond donc à un espace vacant. La plaine Montceleux hérite de deux histoires enchevêtrées : l’urbanisation et la déprise agricole. Espace résiduel à la jonction de ces deux dynamiques toujours à l’œuvre, elle se retrouve coincée entre des projections qui la font exister dans des temps hétérogènes, des futurs potentiels et des futurs antérieurs, telle une zone indécisePierre Sansot, Poétique de la ville, Paris, Payot & Rivages, 2004.. Le vide de la plaine Montceleux se définit ainsi en creux d’un progressif remplissage tout autour de lui. Pour comprendre son existence, il faut maintenant revenir sur le progressif grignotage des terres agricoles alentour, provoqué par l’intense phénomène d’urbanisation qu’a connu la ville de Sevran au xxe siècle, en particulier entre 1920 et 1990.
Les premiers vestiges découverts sur la butte Montceleux datent de l’âge de bronzeDaniel Mougin, « Découvertes sur la butte Montceleux », Mémoires d’hier et d’aujourd’hui. Journal de la Société de l’Histoire et de la Vie à Sevran, n° 5, 1996. et la première mention de la ville dans un testament remonte à l’époque mérovingienneArchives nationales, Testament d’Erminethrudis, K4, vol. 1, 700.. Depuis le Moyen Âge, Sevran est un bourg entouré de terres agricoles, en lisière de la forêt de Bondy. Sur la carte de Cassini dont le feuillet concernant la ville est publié en 1780, comme sur les représentations cadastrales suivantes, un petit centre-ville est entouré de vastes champs organisés autour de quatre fermes : Fontenay, la Fossée, Montceleux et RougemontArchives municipales de Sevran et Romain Ribeiro, « Sevran la rurale : le temps des fermes », Sevran le Journal, décembre 2017.. La courbe démographique reste relativement constante de la Révolution jusqu’à la seconde moitié du xixe siècle : 300 habitant·es peuplent le village. C’est alors que la nature purement agricole de Sevran commence à se transformerGilles Boudin et Jacques Mortureux, « 1873-1893 », Mémoires d’hier et d’aujourd’hui. Journal de la Société de l’Histoire et de la Vie à Sevran, n° 6, 1997..
Le bourg de Sevran croît au sortir de la guerre de 1870 et durant les premières décennies du nouveau siècle, pour atteindre 2 000 personnes à la veille de la Première Guerre mondialeLe recensement de 1911 enregistre 1 923 habitant·es à Sevran, contre 365 en 1872.. Dévastée par l’invasion prussienne, désertée par ses habitant·es, Sevran connaît une première phase mesurée d’urbanisation à la fin du xixe siècle, que les historien·nes Virginie et Jean-Pierre Ferrand décrivent comme un « accroissement de la population [qui] s’est fait par à-coups avec la création de la voie ferrée et l’installation des différentes usines et des premiers lotissementsVirginie Ferrand
et Jean-Pierre Ferrand,
« Un siècle d’urbanisation sevranaise », Mémoires d’hier et d’aujourd’hui. Journal de la Société de l’Histoire et de la Vie à Sevran, n° 9, 2000. ». Si le canal de l’Ourcq coupe la ville depuis 1803 et constitue une voie navigable dès 1822, c’est la construction de la gare de Sevran-Livry en 1860 par la Compagnie des chemins de fer du Nord qui connecte la ville à Paris. L’interdépendance entre le réseau ferroviaire et le développement industriel est forte et de nombreuses industries fleurissent autour du chemin de fer : la Marine y établit la Poudrerie impériale puis nationale en 1873, ainsi qu’un laboratoire et un champ de tir au canon. Alfred Nobel, à l’étroit dans son hôtel particulier parisien qu’il continue d’habiter, installe aussi en 1881 son laboratoire à Sevran et, travailleur pendulaire, y mène ses recherches sur la poudre balistite jusqu’en 1890Daniel Mougin, « Nobel à Sevran », Mémoires d’hier et d’aujourd’hui. Journal de la Société de l’Histoire et de la Vie à Sevran, n° 5, 1996..
Cette première phase d’urbanisation résulte du « mitage urbain », qui désigne un développement épars du bâti en zone rurale. À Sevran, « les quartiers de pavillons qui, de Drancy à Aulnay enserrent la voie ferrée, semblent s’y éparpiller. Les champs isolent de la voie les îlots de quartiers résidentiels et prennent à mesure qu’on s’éloigne de Paris de plus en plus de placeVirginie Ferrand
et Jean-Pierre Ferrand,
« Un siècle d’urbanisation sevranaise », art. cité. ». Mais certains nouveaux quartiers émergent également sous une forme plus concentrée, comme celui de Freinville, nommé ainsi en lien avec la production de freins à air comprimé et signaux ferroviaires à l’usine Westinghouse. Les ouvrier·es s’installent progressivement autour de ce nouveau centre économique et démographique inauguré en 1892, dont la florissante activité conduit à la création d’une nouvelle halte ferroviaireArchives municipales de Sevran et Romain Ribeiro, « Westinghouse, une nouvelle entrée de ville », Sevran le Journal, avril 2018.. Petit à petit, Sevran s’intègre au continuum de la banlieue parisienne, mais c’est au sortir de la Première Guerre mondiale que la ville connaît pour la première fois une croissance intensive.
La population de la ville de Sevran a quadruplé durant la décennie 1920 (2 691 habitant·es en 1921 et 10 071 en 1931) et stagne ensuite. Il serait erroné d’attribuer la totalité de la croissance démographique à la seule mobilité vers la commune, puisque l’évolution des taux de natalité et de mortalité doit être prise en compte. Mais qui sont ces nouveaux et nouvelles Sevranais·es et comment expliquer leur arrivée en masse ?
Les premiers lotissements apparaissent à Sevran dès la fin du xixe siècle mais se multiplient durant les années 1920. Ils suscitent une opportunité de logement accessible au moins autant qu’ils répondent à un besoin préexistant. De très vastes terrains deviennent l’objet d’investissements par des sociétés d’opérations immobilières, telle la compagnie Pharos qui en 1924 lotit 24 000 m2 au Pont-Blanc, le quartier à la lisière de l’actuelle plaine Montceleux. Si ces nouveaux quartiers grignotent progressivement les champs, leur peuplement ne relève pas pour autant directement du phénomène d’exode rural. La résistante Denise Albert témoigne dans le film Souvenirs de Montceleux Pont-Blanc Souvenirs de Montceleux Pont-Blanc, 1923-2010 est un documentaire réalisé en 2010 par les habitant·es de Montceleux Pont-Blanc
et Karus Productions, avec le concours financier de la Ville de Sevran, de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) et des bailleurs Logirep et Batigère. : « c’étaient que des Parisiens, le Pont-Blanc ». Elle l’attribue au faible nombre de logements disponibles à Paris après la Première Guerre mondiale, ce que corrobore le recensement de 1926 : les deux tiers des nouveaux ménages arrivés durant les cinq dernières années sont des Parisiens, principalement issus des quartiers ouvriers du nord-est de la capitale, ou encore des proches banlieuesJacques Mortureux, « Évocation du quartier du Pont-Blanc », Mémoires d’hier et d’aujourd’hui. Journal de la Société de l’Histoire et de la Vie à Sevran, n° 9, 2000.. Cette nouvelle population fréquente les cinq boutiques du quartier qui font à la fois bal, restaurant et bar, ainsi que le cinéma Le Kursaal qui s’installe en centre-villeIl s’agit de l’actuelle salle des fêtes. en 1928, peu après qu’une troisième grande usine, Kodak-Pathé, a ouvert au sud de la ville en 1924. Cette migration a aussi des conséquences politiques : les Sevranais·es élisent pour la première fois des maires qui portent l’étiquette d’un parti, en l’occurrence communiste. Le passé montmartrois des habitant·es du Pont-Blanc se traduit également par la création en 1936 d’une festive « Commune libre du Pont-Blanc ».
La folle accélération des années 1920 est éphémère. La population de Sevran se stabilise autour de 10 000 habitant·es et la croissance urbaine de la ville connaît une crise durant les années 1930. La désillusion des nouveaux et nouvelles venu·es, insatisfait·es des conditions matérielles de vie, n’y est pas étrangèreVirginie Ferrand
et Jean-Pierre Ferrand,
« Un siècle d’urbanisation sevranaise », art. cité.. Les lotisseurs ont en théorie la charge du développement d’un premier réseau viaire et de canalisations, mais les conditions de vie au Pont-Blanc demeurent en réalité précaires. Denise Albert évoque la seule présence d’ornières en guise de routes, l’absence de trottoirs et des « maisons de bois ». L’eau potable semble également faire défaut, comme en atteste la demande d’un conseiller de quartier en 1929 de poser une borne-fontaineJacques Mortureux, « Hygiène, santé, urbanisme », Mémoires d’hier et d’aujourd’hui. Journal de la Société de l’Histoire et de la Vie à Sevran, n° 7, 1998.. Les délibérations des conseils municipaux de l’époque soulignent les nouveaux besoins en matière d’écoles, de recrutement d’agents de police. Dans des pétitions adressées au maire de Sevran, les « propriétaires au Pont-Blanc » se déclarent « très gravement lésés » par la compagnie Pharos en ce qui concerne les canalisations d’eau, de gaz et l’électricitéClaudine Parisy, « Quartier Montceleux Pont-Blanc », Mémoires d’hier et d’aujourd’hui. Journal de la Société de l’Histoire et de la Vie à Sevran, n° 16, 2007.. Progressivement, les habitant·es et la municipalité pallient les manquements des lotisseurs et autres conglomérats tenus responsables de cette piètre qualité de vie ; la mairie finit par régler les litiges continus qu’elle entretient avec la Compagnie des chemins de fer du Nord au sujet de la desserte, mais aussi de la construction d’une passerelle ou d’un pont pour permettre aux piéton·nes de traverser la voie ferrée qui scinde la ville en deux, ou la « balafre » selon Jacques MortureuxJacques Mortureux,
« La ligne du Nord », Mémoires d’hier et d’aujourd’hui. Journal de la Société de l’Histoire et de la Vie à Sevran, n° 12, 2003..
Au soir du 27 août 1944, après cinq ans d’une occupation allemande qui n’épargne pas Sevran, le quartier du Pont-Blanc et la plaine Montceleux constituent la ligne de front entre les tanks américains du 22e régiment d’infanterie de la IVe division et les forces allemandes. La toute proche butte Montceleux, derrière laquelle s’abritent les Allemands, est pulvérisée par des centaines de tirs de mortierArchives nationales, « Journal du 22e régiment d’infanterie de la IVe division de l’Armée américaine », 1944..
La croissance démographique de Sevran, certes de même ampleur que celle des communes limitrophes, est impressionnante : entre 1946 et 1990, la ville gagne 40 000 habitant·es, soit 900 par an. L’habitat collectif, sous la forme de grands ensembles, y a significativement contribué : au plus fort du programme de construction de tours et de barres d’immeubles (entre les recensements de 1968 et de 1975), on compte 2 000 nouvelles personnes chaque année.
Dans une étude rétrospective sur les grands ensembles, les géographes Guy Burgel et Jacques Jullien, avec la collaboration de René GayGuy Burgel et Jacques Jullien,
« Les grands ensembles, une histoire d’avenir avec trois territoires d’expériences : Marseille ZUP n° 1, Sevran les Beaudottes, Toulouse-Le Mirail », Pour mémoire. Revue des ministères de l’écologie, du développement durable et de l’énergie et du logement, de l’égalité des territoires et de la ruralité, n° 14, hiver 2014., comparent trois terrains distincts – Le Mirail à Toulouse, les quartiers nord de Marseille et Les Beaudottes à Sevran – et invitent à nuancer les jugements que l’on porte aujourd’hui sur les politiques publiques et les théories architecturales sous-jacentes au développement de ces grands ensembles. Les auteurs insistent d’abord sur la profondeur de la crise du logement au sortir de la Seconde Guerre mondiale et rappellent ses causes : il ne s’agissait pas seulement de reconstruire, mais aussi de construire pour pallier le « malthusianisme immobilier de la IIIe République » et prendre en compte la forte fécondité, l’exode rural, les mouvements de population liés à la décolonisation et l’arrivée massive de travailleur·ses migrant·es alors que l’économie s’emballe. Contrairement aux phases d’urbanisation précédentes, l’action publique se coordonne à l’échelle nationale. L’instrument de cette politique du logement du début des années 1960 est la ZUP, pour « zone à urbaniser par/en priorité ». L’historienne Annie Fourcaut décrit les visées et modalités du décret n° 58-1464 relatif aux zones à urbaniser par priorité, paru le 31 décembre 1958 :
Devenues a posteriori le symbole de l’échec de l’urbanisme autoritaire, à leur naissance les ZUP sont porteuses d’un immense espoir. Leur application doit permettre d’humaniser et d’équiper les grands ensembles, de mettre de l’ordre dans l’anarchique tissu des banlieues, de répartir les constructions sous l’égide des préfets. […] Le décret sur les ZUP instaure un nouveau mode d’urbanisation à l’échelle du territoire. […] La déclaration de ZUP entraîne que tout constructeur de plus de 100 logements peut être obligé d’y construire son programme, s’il entraîne de nouveaux équipements d’infrastructure à la charge de la collectivité ; la commune ou la société concessionnaire bénéficient d’un droit de préemption sur les terrains ; elle s’accompagne de l’engagement de mener à bien les équipements communs Annie Fourcaut, « Les grands ensembles ont-ils été conçus comme des villes nouvelles ? », Histoire urbaine, vol. 17, n° 3, 2006..
À Sevran, des réalisations préexistent à ces projets d’ensemble. Guy Burgel et Jacques Jullien écrivent que « la pression était telle dans la région parisienne qu’[…] avant même qu’une conception d’ensemble ait été réellement étudiée, des programmes ont été implantés sur les terrains libres Guy Burgel et Jacques Jullien, « Les grands ensembles, une histoire d’avenir… », art. cité. ». Les premiers immeubles collectifs modernes émergent ainsi dès la fin de la décennie 1950. Le 26 avril 1960, une ZUP est créée sur les cinq communes d’Aulnay-sous-Bois, Sevran, Villepinte, Tremblay-lès-Gonesse et Mitry-Mory, qui couvrent ensemble 36 % de la superficie du futur département de la Seine-Saint-Denis. La ZUP initiale se morcelle progressivement et un plan-masse est finalement présenté le 28 avril 1964 ; il ne concerne plus qu’Aulnay, Sevran et Villepinte, mais conserve le même objectif de 18 000 logements, pour 460 hectares, ce qui le rend bien plus dense ! La nouvelle Société d’aménagement économique et social (SAES) est chargée de mener cette opération de grande ampleur. Les sources convergentVoir les articles précédemment cités
de Valérie Ferrand
et Jean-Pierre Ferrand,
et de Guy Burgel
et Jacques Jullien. pour indiquer qu’à faible distance du pouvoir central et des problèmes parisiens, le maire SFIO de Sevran André Toutain (de 1959 à 1977) est a minima « respectueux des décisions de l’État », quand on ne le décrit pas comme « écrasé par la technostructure du ministère et la stature envahissante de Robert Ballanger ». Selon un ancien directeur de la SAES, le maire communiste d’Aulnay-sous-Bois Robert Ballanger, élu en 1971, est en effet « un homme remarquable, qui [sait] décider et qui [développe] ses programmes sur sa commune, hors ZUP, en utilisant fort bien tous les textes et appuis existants ».
En regard, Sevran est décrite « sous tutelle de l’État ». Dans ce contexte singulier, des premiers lotissements voient le jour. Si, dans certaines ZUP, l’architecte en chef qui a dessiné le plan d’ensemble conserve un pouvoir opérationnel, « à Sevran […] ce sont les architectes d’opérations qui mènent véritablement et l’idée et l’action sur le terrain ». La ZUP dessinée par Michel Colle doit suivre un axe nord-sud reliant la gare de Sevran à l’hôpital intercommunal de Villepinte et comprendre « une série de dalles largement perforées s’élevant à 7 mètres au-dessus du sol » selon un « principe de fonctionnement [qui] est la [séparation] stricte de la circulation automobile et piétonne ». Elle n’est que partiellement réalisée dans les quartiers de Perrin et de Rougemont, et au Pont-Blanc à la fin des années 1960 avec la cité du bailleur Logirep qui jouxte l’actuelle plaine Montceleux.
La gouvernance devient de plus en plus difficile entre trois maires aux étiquettes politiques distinctes (socialiste à Sevran, communiste à Aulnay-sous-Bois depuis 1965, de droite, UDR, à Villepinte depuis 1968). Le projet perd peu à peu de son ambition et la ZUP finit par éclater en 1970 en plusieurs zones d’aménagement concerté (ZAC) : deux à Sevran et une à Villepinte. Un nouveau plan d’aménagement de zone (PAZ) redessine totalement le projet sevranais, comme on peut le constater sur le document ci-contre, qui projette sur le plan initial de la ZUP de 1964 le nouveau réseau viaire de la ZAC de 1970.
Ce développement urbain empêché puis fait d’initiatives disjointes aboutit à faire de Sevran un territoire fractionné et conduit à l’enclavement de l’actuelle plaine Montceleux. Ce constat est partagé par des historiens comme par des géographes :
Sans nourrir de regrets sur l’image du projet de 1964, on peut noter que ces revirements et modifications du projet initial donnent aux nouveaux quartiers de Sevran un côté inachevé, brouillon. De larges voies s’interrompent, des perspectives imaginées et amorcées sont coupéesJean-Pierre Ferrand, « Vers Sevran ville dortoir ? », Mémoires d’hier et d’aujourd’hui. Journal de la Société de l’Histoire et de la Vie à Sevran, n° 17, 2008..
Au fur et à mesure de la réalisation des différents programmes, cette trame viaire sera en partie abandonnée contribuant à ce que le fonctionnement urbain de Sevran soit tout, sauf facilement lisible pour un « visiteur » extérieurGuy Burgel et Jacques Jullien, « Les grands ensembles, une histoire d’avenir… », art. cité..
Durant les années qui suivent l’abandon de la ZUP, les initiatives immobilières se multiplient sans être coordonnées. Il n’y a plus de plan-masse et ce que l’on nomme plan d’aménagement de zone correspond de fait à un ensemble de zones constructibles où des « zonings » et des voiries s’organisent de manière indépendante. Les nouveaux grands promoteurs sociaux qui proposent des programmes HLM sont plébiscités tant pour ce qui était alors perçu comme une amélioration des conditions de logement et de vie que pour leur gestion financière. Au sud de la plaine Montceleux, la Poudrerie nationale ferme ses portes en 1973, après exactement un siècle de production, libérant les terrains alentour de tout risque de déflagration. Un chantier débute alors aux Sablons en 1976, un nouveau quartier situé entre la plaine et le parc de la Poudrerie. Malgré une politique de renforcement du centre-ville prônée par le nouveau maire communiste Bernard Vergnaud, élu de 1977 à 1995, l’urbanisation de Sevran continue, en particulier dans la ZAC des Beaudottes dites Nouvelles qui s’organisent autour de la nouvelle gare du RER BIAU Île-de-France et Martin Omhovère, « 40 ans d’aménagement aux abords des nouvelles gares », 2018. et du grand centre commercial, respectivement inaugurés en 1976 et 1979. La plaine est alors déjà à cette époque entièrement cernée.
Sur la vue aérienne de 1933 (présentée p. 42) comme sur les plans d’époque, on distingue la forme singulière du quartier du Pont-Blanc, aux contours clairement délimités par les champs qui l’entourent presque intégralement. Sur le cliché de 2013 (présenté p. 43), c’est au contraire la plaine agricole qui, visuellement, ressort nettement, plus encore que les espaces verts. Sa non-occupation et son actuel enclavement ont été produits par un développement urbain parcellaire et contrarié. C’est là tout le paradoxe d’un vide qui apparaît alors même qu’au long du xxe siècle, le territoire très agricole de Sevran a été progressivement phagocité au profit d’opérations de densification urbaine. Les projets d’aménagement ne sont pour autant pas finis car, comme nous l’avons vu, le vide urbain opère comme une catégorie de remplissage qui appelle à l’investir et non à le laisser exister. Sans juger des modalités et conditions de félicité des derniers projets et de ceux en cours, que nous allons maintenant étudier, force est de constater qu’ils s’inscrivent pleinement et en continuité avec la logique décrite ici : encore, et toujours, combler le vide.
Au cours du xxe siècle, le bâti a progressivement gagné tout Sevran, suivant une dynamique d’urbanisation par à-coups, particulièrement intensive durant les années 1970. Dans ce contexte, la vacance de la plaine Montceleux constitue une énigme à résoudre : comment et pourquoi a-t-elle si longtemps et jusqu’à aujourd’hui résisté au mitage urbain ? Si des raisons structurelles expliquent que le terrain n’a pas d’emblée été investi par des lotissements, il n’est pas resté délaissé par dépit, au contraire ! Bien avant les années 2010 et le déploiement métropolitain du Grand Paris, ces 32 hectares ont suscité ambitions et convoitises, pour y accueillir d’abord des infrastructures de transport nécessaires au désenclavement de la commune et à la mobilité en Île-de-France en général, puis des aménagements dédiés. C’est précisément parce que des projets de nature diverse s’y sont échafaudés, et ont l’un après l’autre posé leur emprise sur ce bout de terre, qu’il est encore vierge aujourd’hui.
Le terme de « projet » peut être entendu de multiples façons, souvent dans une perspective entrepreneuriale ou critique. La synthèse collective dirigée par Martin Giraudeau et Frédéric Graber, Les Projets. Une histoire politiqueMartin Giraudeau
et Frédéric Graber (dir.), Les Projets. Une histoire politique (xvie-xxie siècles), Paris, Presses des Mines, 2018., en recense quatre acceptions contradictoires, qui font du projet soit un produit de l’époque moderne, soit plus spécifiquement une nouvelle dynamique qui émerge depuis les années 1980La « cité par projets »
de Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme,
Paris, Gallimard, 1999., soit un modèle normatif de gestion, ou encore un mode d’innovation fait de tâtonnements, d’essais et d’erreurs. Nous empruntons ici leur définition : « toute action qui doit être l’objet d’un examen préalable par une instance de validation ou de financementMartin Giraudeau
et Frédéric Graber (dir.), Les Projets, op. cit., p. 10. » qui, par son large spectre, permet de rendre compte de la diversité des projets proposés à Montceleux, quel que soit leur degré de réalisation.
Paradoxalement, la plaine Montceleux doit sa longévité à une succession d’initiatives finalement avortées au nom desquelles, à chaque fois, ses jours en tant qu’espace originellement agricole ont été comptés. Pourtant, à lire les nombreux documents techniques ou commerciaux vantant la pertinence de nouvelles perspectives la concernant, il n’est jamais fait mention de cette longue généalogie, sans doute parce que ces projets n’ont jamais existé. Bruno Latour, en écrivant l’histoire de l’abandon du projet Aramis, souligne la fragilité essentielle de tout projet, décrit comme une fiction « par définition […] puisque, au début, il n’existe pas, [ensuite parce qu’]il ne saurait exister, puisqu’il est en projetBruno Latour, Aramis
ou l’amour des techniques, Paris, La Découverte, 1992, p. 27. ». Il invite à ne pas voir dans le projet un objectif seulement, mais un processus fait de contingences. Alors que nous sommes régulièrement invité·es à penser comment vivre sur les ruines du capitalisme Par exemple par Anna Tsing, Le Champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, Paris, La Découverte, 2017., l’histoire de ce champ demeuré vierge interroge d’autres héritages avec lesquels composer : les traces mémorielles et matérielles des fantômes de projets abandonnés.
L’emplacement du champ de l’ancienne ferme Montceleux à la frontière nord de Sevran explique en partie pourquoi cette parcelle n’a pas fait l’objet des premiers projets immobiliers de la commune. Localisée à la fois en périphérie de la ville et plus globalement de l’extension du tissu urbain depuis le centre parisien, elle n’a pas suscité le même intérêt que les zones situées dans le centre-ville, le long du canal de l’Ourcq et du chemin de fer, ou celles proches de la gare de Sevran-Livry. Une telle vision déterministe comporte néanmoins des limites, comme en atteste la présence de lotissements à Villepinte sur la bordure nord de la plaine, déjà en 1933.
Géologiquement, la zone non construite repose sur des poches de gypse dont la dissolution dans l’eau peut faire craindre l’apparition de trous et donc d’affaissements. Le risque d’effondrement localisé est cependant « faible » à Montceleux, quand d’autres quartiers de Sevran sont classés en risque « moyen » voire « élevé » (centre-ville, Sablons et Freinville). Contrairement à d’autres communes de Seine-Saint-Denis, il ne s’agit pas des conséquences de l’exploitation industrielle de carrières pour faire du plâtre. La composition du sous-sol propre à la nature du Bassin parisien et marquée par la présence il y a 40 millions d’années de l’ancien lit de la Marne est en cause. Ce risque n’a pleinement été identifié qu’en 2015, ce qui a conduit à décréter certaines zones non constructibles (sur une petite partie du terrain) et à contraindre les porteurs de grands projets à supporter « les coûts engendrés par la réalisation d’études géotechniques, de sondages et par la mise en œuvre de techniques de comblement associées à des mesures constructives plus sûresVille de Sevran, communiqué « Le gypse, fauteur de troubles »,
mars 2016. ». La géologie n’explique cependant pas pourquoi le site a été laissé vacant aussi longtemps.
Un risque d’une autre nature a pu préserver la nature agricole de la plaine Montceleux : celui d’explosion, lié à la présence de la Poudrerie nationale jusqu’à sa fermeture en 1973. Mais les terrains proches des Sablons, qui jouxtent aujourd’hui le parc de la Poudrerie, ont rapidement été investis une fois ce risque écarté, dès le début de la décennie 1980. Il faut donc chercher ailleurs une cause à sa vacance.
Lorsque le RER B est en travaux certains week-ends et qu’aucune rame ne quitte la gare du Nord, on roule longtemps pour rejoindre Sevran. On prend surtout conscience d’un enclavement de la ville : aucune grande artère autoroutière ne dessert directement la commune, et plus de la moitié du temps de trajet depuis Paris se fait sur les longues avenues à deux fois une voie (la D115, puis la D44) qui traversent Aulnay-sous-Bois et Sevran, ponctuées de feux de circulation. Cette mauvaise desserte, relativement aux villes voisines, a des conséquences importantes, notamment économiques, sur la vie sevranaise. Aussi, la lutte contre l’enclavement a constitué un objectif primordial, même si souvent contrarié, pour les pouvoirs locaux.
Les projets d’infrastructures de transport sont anciens et sont autant vus comme des opportunités que comme l’objet de craintes. Jean-Pierre Ferrand rappelle par exemple que durant la première moitié du xxe siècle, « Sevran est […] barrée par le tracé de la ligne de chemin de fer d’Aulnay à Rivecourt jamais achevée et dont l’emprise a été recédée aux agriculteurs riverainsJean-Pierre Ferrand, « Vers Sevran ville dortoir ? », Mémoires
d’hier et d’aujourd’hui. Journal de la Société de l’Histoire et de la Vie à Sevran, n° 17, 2008. ». Ce projet d’une seconde ligne de chemin de fer vers l’Oise a été l’objet de luttes concernant la desserte : la mairie a d’abord demandé la bifurcation des voies depuis Paris en gare de Sevran puis, suite à un premier refus survenu en 1902, demande au moins une halte sur le territoire de la commune, sans plus de succèsArchives municipales de Sevran et Romain Ribeiro, « Projet de ligne ferroviaire », Sevran le Journal, mars 2017.. La Grande Guerre et le manque de financement conduisent finalement à l’abandon de ce projet qui traversait Sevran sans la desservir, et les terres de Montceleux acquises par la Compagnie du Nord (légèrement à l’ouest du champ actuel) sont restituées en 1928.
L’échec d’un autre grand projet à Sevran a déjà été mentionné : la zone à urbaniser en priorité (ZUP), présentée en 1964, qui s’étale sur Aulnay-sous-Bois, Sevran et Villepinte. Si cette dernière a rapidement été écartée au profit de plusieurs ZAC à l’échelle des communes, l’infrastructure routière qui l’accompagnait reste d’actualité durant les années 1970, en lien avec le projet d’A87. L’A87 est un projet de troisième rocade autoroutière parisienne en grande couronne, sur le tracé de l’ARISO (autoroute) interurbaine de Seine-et-Oise, dessinée en 1965 pour connecter des zones encore faiblement urbanisées et relier les autoroutes radiales (qui rayonnent à partir de Paris). Mais alors que le bâti s’étend, il faut, pour permettre le projet, figer les terres encore vierges. À Sevran par exemple, le tracé de l’autoroute traverse le quartier historique du Pont-Blanc sur lequel elle empiète, avant de s’enfoncer dans les lotissements de Villepinte. Pour construire un nœud autoroutier à proximité directe du projet de grand ensemble des cités d’urgence Logirep, l’État acquiert le champ de la plaine Montceleux, qui reste en fermage.
Cette emprise explique l’absence de développement urbain durant les années 1970 sur la trentaine d’hectares concernée. Le projet d’A87 est cependant lui aussi enterré assez vite, dès 1982. Il connaît une contestation locale, portée par les Amis du parc de la Poudrerie, une association qui œuvre pour la préservation de cet ensemble forestier et son classement. Il est en fait remis en question un peu partout et notamment en Essonne – l’A86, plus aboutie et suscitant moins d’oppositions, lui sera préférée. Ce projet non réalisé n’est pas tout à fait fantôme : un certain nombre de tronçons ont été construits, comme l’A104 à Villepinte le long du parc départemental du Sausset et, surtout, l’État conserve les nombreuses emprises, dont la plaine Montceleux.
Durant les dernières décennies du xxe siècle, des projets de voirie fleurissent sur tout le tracé de l’ancienne A87 et font l’objet de luttes locales. Sur la plaine Montceleux, une « route des trois forêts », appelée à longer le parc, donne aux Amis de la Poudrerie l’occasion d’une nouvelle lutte. Cette infrastructure routière n’est pas la seule à inquiéter les riverain·es engagé·es dans la protection environnementale : leur détermination conduit au classement du site de l’ancienne Poudrerie par la signature d’un décret le 21 avril 1994, avec pour corollaire l’abandon du tracé d’une « voie de désenclavement est », le chemin départemental 40 qui rognait sur la forêt.
Que dessinent les ruines du projet abandonné de l’A87 ? L’artiste Guillaume Barnavon, qui documente la continuité de friches sur cette large ceinture francilienne dans son projet Lost Highway, suggère :
Notre projet propose une vision alternative au scénario d’effacement inexorable de cet étonnant espace vert linéaire. Nous faisons l’hypothèse que l’A87 existe déjà bel et bien sous nos pieds, mais plutôt en qualité d’infrastructure piétonne résiliente. Dans un territoire périphérique dense et constitué, celle-ci préfigure un chaînage d’espaces naturels et de sites en projets capables de constituer un couloir écologique structurant pour les communes qu’il traverse. Il nous appartient alors de spéculer sur les qualités de cet état brut du paysage et – pourquoi pas – de faire prévaloir sur l’ensemble de ce site la présence d’un jardin métropolitain en puissance europanfrance.org/projet/lost-highway-a-p-prendre-de-l-a87-694.
La parcelle isolée de la plaine Montceleux, par la singularité de son absence de bâti, témoigne de ce projet abandonné. Mais d’autres interprétations sont moins enthousiastes. Les contributeurs du blog WikiSararoutes.fandom.com, qui se définit comme « l’encyclopédie des amoureux de la route et des transports », lient le devenir de l’A87 à celui des grands ensembles. Pour eux, cette auto-route constituait « une colonne vertébrale pour ces nouveaux quartiers », mise en avant par les promoteurs privés. Le retard puis l’abandon du projet d’A87, isolant les grands ensembles construits des réseaux routiers et de transport, expliqueraient, malgré une densification urbaine exponentielle, une croissance inférieure à celle prévue initialement. Les appartements non vendus ont fini loués, ce qui se répercute sur le montant des charges de copropriété :
Les charges augmentent en conséquence, et celles-ci se retrouvent malheureusement très rapidement déphasées au vu des prestations fournies. Comme dans les autres grandes copropriétés construites pendant les Trente Glorieuses, les ménages les plus aisés quittent alors les grands ensembles, pour laisser place à une population le plus souvent précaire, attirée par les faibles loyers. […] Sans pour autant se cacher derrière cet unique argument, […] la non-réalisation de l’A87 a été un facteur aggravant de l’échec de certains grands ensemblesCommunauté WikiSara, « Autoroute française A87 (Ancien numéro) », L’encyclopédie des amoureux de la route et
des transports, WikiSara (blog), mars 2020..
Si certaines villes, telle Chilly-Mazarin en Essonne, parviennent à reprendre possession des emprises de l’État, ce n’est pas le cas de Sevran, malgré la volonté municipale. Le 16 janvier 2018, l’État vend finalement le terrain à Grand Paris Aménagement pour 13 193 400 euros. Mais il a entre-temps, depuis les années 2000, fait l’objet de nombreuses projections qui lui ont à chaque fois dessiné un avenir différent.
Comment les premier·es habitant·es des grands ensembles sevranais ont-ils et elles perçu le logement et l’environnement qui leur étaient proposés ? Répondre à cette question n’est pas aisé, d’autant qu’une source amplement mobilisée dans ce chapitre pour la qualité de son travail archivistique, Mémoires d’hier et d’aujourd’hui, le journal de la Société de l’Histoire et de la Vie à Sevran, a tendance à comparer, implicitement mais assez systématiquement, les ressentis d’alors avec ceux de l’époque actuelle, dans un discours empreint de nostalgie. Écoutons cependant ces témoignages que nous retrouvons également dans la vidéo Souvenirs de Montceleux Pont-Blanc, 1923-2010, ou les entretiens menés avec l’historien sevranais Jacques DufourEntretiens avec Jacques Dufour réalisés
par Clémence Seurat
en février et mars 2022.. Les logements du Pont-Blanc sont décrits comme « spacieux, avec de la moquette et des glaces dans les ascenseurs », même si les habitant·es se plaignent des grands panaches de fumée de la cheminée de la chaufferie voisine, qui noircit tout, ou de certaines réglementations un peu trop strictes pour les jeux d’enfants.
Les récents et futurs projets d’aménagement de la ZAC Sevran Terre d’Avenir doivent être inscrits dans cette histoire au long cours de l’urbanisation sevranaise qui a petit à petit fait disparaître sa vocation agricole. La ville, durant ses deux périodes intenses de développement urbain, s’est radicalement transformée avant de connaître une stabilité démographique alors que ses habitant·es étaient confronté·es aux conséquences d’un développement urbain épars, où les intérêts des acteur·ices de l’aménagement, de la promotion immobilière, de l’action publique et des citoyen·nes ne s’alignaient que rarement.
Au cours des années 1990, vingt ans après la fermeture de la Poudrerie nationale, Sevran perd ses deux dernières grandes usines : Kodak-Pathé en 1995 puis Westinghouse en 1998Kodak-Pathé produit des films tandis que l’usine Westinghouse fabrique des freins ferroviaires.. La ville retire l’objectif photographique évoquant Kodak et les foudres rappelant la production de poudre des armes de son blason. Sevran a toujours davantage été un point de départ qu’une destination des mobilités quotidiennes, mais elle se transforme davantage encore en cité-dortoir. Malgré l’ampleur de la croissance urbaine qu’a connue la ville, celle-ci a été en deçà, ou en décalage de plus d’une décennie, avec les prévisions des grands plans des années 1960. Les difficultés s’accumulent dans des cités construites dans l’urgence, pour répondre à des objectifs transitoires. La rénovation urbaine est problématique et les destructions engendrent des tensions, sont souvent retardées, comme ce fut le cas pour une tour de la Belle Aurore en 2015, ou celles de la cité RougemontVoir à ce sujet
le documentaire
Trois petites tours
et puis s’en vont
d’Éric Nivot (2012).. La même année, les locataires Logirep défilent pour protester contre les pannes à répétition des ascenseurs dans la cité du Pont-Blanc et le mépris de leur bailleur social. Les cités d’urgence durent.
Aujourd’hui, Montceleux Pont-Blanc fait référence au quartier prioritaire de la politique de la ville (QPV) en lisière de la plaine. Ce quartier est même inscrit sur « la liste des quartiers prioritaires de la politique de la ville présentant les dysfonctionnements urbains les plus importants et visés en priorité par le nouveau programme national de renouvellement urbainArrêté du 29 avril 2015. ». Notre enquête de terrain, en multipliant les perspectives et les descriptions qualitatives, se distingue d’approches trop descendantes qui prétendent saisir la réalité d’une situation et son vécu à travers quelques chiffres. Les données statistiques contribuent cependant également à une représentation en mosaïque du territoire et de ses habitant·es, et permettent d’identifier des spécificités dans la comparaison à d’autres espaces. En 2018, le quartier compte 7 063 personnes. La singularité de ces habitant·es au regard de la commune de Sevran réside d’abord dans leur jeunesse : 46 % ont moins de 25 ans (38 % à Sevran, 30 % en France hexagonaleLe 23 mai 2023, l’Assemblée nationale adopte à l’unanimité cet adjectif pour remplacer celui de « métropolitaine », jugé colonial.). Le taux de pauvreté s’élève à 39 % des ménages (32 % à Sevran, 14 % en France hexagonale), signe d’une discrimination territoriale importante. Seuls 22 % des ménages sont propriétaires de leur domicile (48 % à Sevran, 58 % en France hexagonale). Cela s’explique notamment par le fait que 70 % des résidences principales de Montceleux Pont-Blanc sont des logements sociaux (38 % à Sevran, 16 % en France hexagonale).
À l’aube du xxie siècle, la ville et le quartier Montceleux ont mauvaise presse, accumulant les faits divers sordides. La découverte d’un cadavre nu dans le parc de la butte Montceleux en février 2000, les fréquents tirs d’armes à feu et l’omniprésence du trafic de drogue dans le quartier Pont-Blanc conduisent le maire Stéphane Gatignon à solliciter publiquement « l’envoi de Casques bleus » en 2011. Le ministre de l’Intérieur Claude Guéant décide de faire stationner des CRS en bas des tours durant plus d’une année. Le meurtre par balles d’un père de famille de 33 ans lors d’un barbecue géant sauvage dans le quartier en juin 2017 suscite encore une grande émotion.
Dans ce contexte naissent d’autres initiatives, avec pour objectif de faire de la ville « un territoire de destination », une gageure ! Des « aménagements écologiques » ont vu le jour au cours des dernières décennies, comme celui du parc de la ferme de la butte de Montceleux, ou la friche Kodak pour la biodiversité créée sur l’ancien site industriel de l’usine, après sa dépollutionL’affaire des cancers pédiatriques de Vincennes ayant incité Kodak à être exemplaire à Sevran.. La plaine Montceleux est au cœur de nouveaux grands projets d’aménagement à Sevran, qui depuis les années 2010 sont explicitement labellisés suivant une dénomination qui tourne autant le dos au passé qu’au présent : Terre d’Avenir.
En 2000 émerge le projet d’un multiplex méga Circuit Georges-Raymond (CGR), « ce super-cinéma, qui viendra s’élever sur la dernière réserve foncière agricole de la ville, en limite de Villepinte« La présentation du multiplexe promet d’être houleuse », Le Parisien, 25 juin 2000. ». Ses 12 salles et 2 256 fauteuils hérissent les élu·es écologistes de la ville, inquiet·es à « la perspective de voir 1,2 million de spectateurs converger annuellement vers une zone qui n’est pas desservie par les transports collectifs à l’heure où le plan de déplacement urbain annonce une réduction de 5 % de la circulation ». La proximité immédiate du multiplex avec le collège de la Pléiade, qui a ouvert ses portes en septembre 1997, est aussi jugée « particulièrement inadéquate ». L’alternance politique qui voit Sevran se doter en mars 2001 d’un nouveau maire communiste, Stéphane Gatignon (ultérieurement affilié aux Verts), ne met pas un terme aux grandes ambitions infrastructurelles pour ce site.
Le vide de la plaine Montceleux constitue l’opportunité d’y imaginer un avenir plus optimiste, dans une logique de marketing territorial où le nouveau quartier s’organise autour d’une infrastructure unique et distincte. C’est aussi une manière d’empêcher de purs projets immobiliers, une perspective que la désignation des deux gares de Sevran, Sevran-Livry et Sevran-Beaudottes, comme des futures stations de métro de la ligne 16 du Grand Paris Express, vient renforcer. Les voisin·es de la zone pavillonnaire de Villepinte s’inquiètent alors des transferts de population depuis la cité du Pont-Blanc vers ce nouveau quartier appelé à jouxter leurs propriétés, et rencontrent à ce sujet le maire de Sevran en décembre 2011. En dix ans, Terre d’Avenir à Sevran se décline sous diverses appellations, au gré des projets successifs : Terre de Sport, Terre d’Eaux, Terre d’Eaux et de Culture…
Ce sont d’abord des projets d’infrastructures sportives qui sont imaginés et plébiscités. Ainsi, le stade Jean-Guimier « devait être entouré d’un grand parc des sports de remplacement aménagé dans les espaces inconstructibles traversés par l’ancien projet […] A87Jean-Pierre Ferrand, « Vers Sevran ville dortoir ? », art. cité. ». Cette initiative se précise en se muant en juillet 2011 en projet de grand stade pour la Fédération française de rugby (FFR) :
La Fédération souhaite en effet construire un stade de 82 000 places, une sorte de grand stade version rugby, qui pourrait aussi être utilisé pour des concerts et d’autres manifestations de grande ampleur. « Ce serait évidemment une chance formidable pour le développement de la commune », commente-t-on à la mairie. Il y a quelques semaines, la Fédération a contacté le maire (Europe Écologie-les Verts), Stéphane Gatignon, et lui a proposé de candidater. En ligne de mire : la zone dite des 32 hectares, située à côté du quartier Montceleux-Pont-Blanc « Sevran rêve d’accueillir le grand stade du rugby », Le Parisien, 20 juillet 2011..
Ce projet représente une emprise d’environ 25 hectares : 15 ha pour le stade et le parvis, 2,3 ha pour le parking et les terrains de sport, 7,4 ha pour l’accès à un parking souterrain. En décembre 2011, Sevran espère fermement faire partie des trois projets finalistes, mais seuls deux autres concurrents sont retenus.
Le projet de grand stade n’est pas pour autant abandonné. En février 2012, un « Clairefontaine de banlieue« Un Clairefontaine
de banlieue en projet à Sevran », Le Parisien, 11 février 2012. » est envisagé et apparaît sous la nouvelle signature territoriale « Terre de foot », composée « d’une maison des clubs et d’un institut de formation départemental sur le site du stade Guimier ». Mais celui-ci est vite écarté.
Il faut attendre trois ans pour que de nouvelles propositions voient le jour. Le Groupe pour un Sevran solidaire, rassemblant une opposition municipale constituée du « Front de Gauche, [d’]écologistes et [de] citoyens » autour de Clémentine Autain, dénonce dans le journal de Sevran « la convoitise des promoteurs immobiliersSevran le Journal, n° 137, mai 2015. » dont font l’objet les 32 hectares, entretenue selon les signataires par le Grand Paris, après les projets avortés de grand stade de rugby et de Terre de foot. Ils font une contre-proposition tournée vers la formation : « Nous proposons l’implantation, sur les terrains de Montceleux, d’un pôle universitaire dédié aux langues appliquées, aux nouvelles technologies et aux métiers qui se développent sur la plate-forme aéroportuaire de Roissy ».
C’est la nature aquatique du site qui est finalement mise en avant, dans un projet de « pôle sportif comprenant un lac artificiel […] alimenté par la nappe phréatique », Terre de Sport, qui devient ensuite Terre d’Eaux. Aucun plan d’eau n’est aujourd’hui visible sur le lieu, mais les plus ancien·nes se souviennent de la Morée, cette rivière qui a été enfouie sous la plaine, et qui remonte parfois jusque dans la cave d’Hélène, une participante à nos ateliers. Différents scénarios sont envisagés par l’agence LIN qui dessine le projet, avec des surfaces lacustres et donc des volumes d’eau variables : entre 20 500 et 89 000 m3. Avec le dossier de candidature de Paris pour accueillir les Jeux olympiques et paralympiques de 2024, ce lac se transforme en projet de piscine à vagues de surf, un spot de glisse entouré d’un éco-quartier et d’une base de loisirs avec un bassin de 25 000 m3 programmé pour générer plus de 720 vagues par heure. Le maire Stéphane Gatignon promet :
Avec Terre d’Eaux, on est dans l’innovation, ce ne sera pas de la réparation et de la rénovation urbaine. On ne peut plus avoir des villes où on vient simplement dormir. Sevran sera une ville destination où on trouvera des loisirs, du sport, de la culture, du surfSevran le Journal, n°160, novembre 2017..
La vague est définitivement enterrée en juin 2021Voir le chapitre
« Un commun à habiter ».. Ce dernier projet ainsi que la controverse qui l’entoure ont connu un important écho médiatique et ont fait couler beaucoup d’encre, mais nous n’avons trouvé aucune mention de cette généalogie d’initiatives avortées dans laquelle il s’inscrit. Elle permet pourtant d’appréhender avec un peu plus de distance l’injonction à la nécessité impérieuse dont se targue tout nouveau projet, comme ceux aujourd’hui en lien avec la dynamique du Grand Paris.
Alors que, sur le papier, la plaine a déjà maintes fois disparu, que se dessine un nouvel et énième projet d’aménagement, il est intéressant de prendre un instant le temps de regarder en arrière, de ne pas uniquement considérer l’objectif de remplir ce vide, d’y voir une opportunité pour le futur, mais de s’attacher à y lire les traces mémorielles et matérielles laissées par cette impressionnante succession de projets. Cette ambivalence entre la description de l’existant et le dessin du souhaitable se retrouve dans les nombreuses cartes produites dans une visée de planification urbaine.
Dans le rapport de présentation de la révision du plan local d’urbanisme de Sevran de 2015Mairie de Sevran, Rapport de présentation
de la révision du PLU
de la commune de Sevran, 2015 : ville-sevran.fr/la-mairie/cadre-de-vie/urbanisme. Les citations du paragraphe sont respectivement tirées des sections : n° 2 p. 33,
n° 2 p. 12, n° 1c p. 16,
n° 1a p. 251, n° 1e p. 12,
n° 1a p. 69, n° 1b p. 35,
n° 1a p. 69 et n° 1c p. 37., la plaine Montceleux est désignée comme un « important gisement foncier », un site « susceptible d’accueillir des activités innovantes » ou encore une zone présentant de précieuses « réserves foncières » qui offre « l’occasion de créer de nouveaux équipements innovants ». Table rase, espace vacant, zone à planifier dans le cadre de stratégies territoriales élaborées à différentes échelles, elle est pourtant également identifiée dans le même document comme un lieu non dénué d’une histoire – « ancienne emprise autoroutière désaffectée » et « dernier avatar rural sur le territoire » – et de qualités environnementales – un « espace à caractère écologique » et un « élément de liaison vers le parc de la Poudrerie » faisant office d’« espace relais ». Ces multiples qualifications, parfois contradictoires, nous apprennent que les activités de planification s’appuient tout autant sur la description de différents existants – les sols, les végétaux, les animaux et bien sûr les humain·es et leurs activités – que sur la projection de transformations envisagées dans le futur.
Lorsque l’on parle des « plans » portant sur la plaine Montceleux, on entend par là une série d’objectifs à atteindre, un projet à réaliser ou un aménagement urbain que l’on aimerait voir advenir. La ZAC Sevran Terre d’Avenir est l’un de ces nombreux plans. Le terme de plan s’entend également dans le sens d’une procédure planifiée. On passe alors du nom au verbe, du plan à la planification, qui consiste à définir un ensemble d’étapes échelonnées dans le temps afin d’atteindre un objectif. L’entrée « planification » du Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement de Pierre Merlin et Françoise Choay recouvre chacun de ces deux sens – l’objectif et la procédure. Elle la définit comme un « ensemble d’études, de démarches ou de procédures juridiques, qui permettent aux acteurs publics de connaître l’évolution des milieux urbains, puis de définir des hypothèses d’aménagement, enfin d’intervenir dans la mise en œuvre des options retenues Pierre Merlin et Françoise Choay (dir.), Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement, 4e éd. entièrement refondue et mise à jour, Paris, PUF, 2015, p. 580. ».
Faire un plan n’est cependant pas une opération intellectuelle désincarnée. Bien qu’il soit caractérisé par sa virtualité – le fait qu’il porte sur ce qui n’est pas encore –, tout plan existe à travers une constellation de médiations matérielles : textes d’intention, schémas explicatifs, règlements de construction, tableaux prévisionnels, cartes. Ces dernières sont des objets graphiques représentant l’espace existant, passé ou à venir. Les documents de planification de la plaine Montceleux permettent ainsi tout autant de « voir » la projection souhaitée que de décrire le lieu qui leur préexiste : comment le représentent-ils ? Avec quels instruments produisent-ils leurs descriptions ? Et comment les orientent-ils ?
Un plan doit également convaincre de la pertinence d’opérer des aménagements, notamment à partir du diagnostic présent et des besoins du territoire visé. Les plans posent alors des problèmes de représentation, à plusieurs titres. Tout d’abord un problème de représentation graphique et spatiale, au sens où dessiner un plan implique le choix d’un cadrage et d’un code graphique qui manifestent la position de ses concepteur·ices. Mais aussi un problème de représentation scientifique, dans la mesure où les décisions urbanistiques s’appuient aujourd’hui quasi systématiquement sur un ensemble d’études se réclamant des sciences (sociales et naturelles) pour fonder et justifier le choix (politique) des orientations d’aménagement. Enfin, un problème de représentation politique, puisque les élu·es qui décident des plans d’aménagement sont censé·es se faire les porte-paroles des habitant·es et citoyen·nes qui les mandatent. Étudier les plans qui portent sur la plaine Montceleux revient alors à se demander dans quelle mesure ils traduisent la variété des intérêts et des conflits qui affectent le lieu.
Alors que la plaine Montceleux est l’objet de nouveaux plans d’aménagement et que s’écrit un nouveau plan local d’urbanisme intercommunal L’entrée en vigueur de ce PLUi est planifiée pour 2024 au moment de l’écriture de ce texte., ce chapitre étudie les documents de planification urbanistique qui ont représenté et investi la plaine à différentes échelles, avant 2017 et la controverse suscitée par le projet Terre d’Eaux et de CultureDans ce cadre, ce chapitre visite de manière récurrente les savoirs et les pratiques qui relèvent de la discipline de l’urbanisme. Il ne s’agit pas ici d’opérer une « critique » du travail des professionnel·les de l’urbanisme qui ont travaillé sur la plaine Montceleux, mais plutôt de comprendre ce que les visions issues de cette discipline font aux pratiques et aux sensibilités relatives à ce lieu.. Pour ce faire, nous décrivons d’abord l’ensemble des cadres réglementaires dans lesquels s’inscrivent les plans qui occupent la plaine durant cette période, en les replaçant dans le contexte historique de l’aménagement de la métropole parisienne. Nous nous arrêtons ensuite sur le plan local d’urbanisme de la ville de Sevran, révisé en 2015 dans le cadre de l’avènement de la loi Grand Paris, pour analyser les outils et modalités de description de la plaine Montceleux qu’il met en œuvre. Nous enquêtons plus particulièrement sur le rôle des cartes dans une telle description et leur mobilisation équivoque au service de logiques d’aménagement semblant parfois concurrentes. Nous revenons enfin sur les problématiques de coordination et de gouvernement à l’œuvre dans les différentes stratégies de planification relatives à l’aménagement de la plaine Montceleux.
Les documents de planification urbaine qui portent sur la plaine Montceleux relèvent de plusieurs échelles politiques et administratives : nationale, régionale, métropolitaine, intercommunale et communale. En 2015, le destin de la plaine Montceleux est principalement gouverné par trois ensembles de documents stratégiques :
Ces documents correspondent à un urbanisme dit d’orientation ou de réglementation qui entend diriger le développement de la ville par la réglementation des emplacements et caractéristiques des bâtiments autorisés à être construits (en contraignant par exemple leur fonction, hauteur, distance à la voirie, etc., via l’attribution ou le refus de permis de construire). Ils s’accompagnent de documents relevant d’un urbanisme dit d’opération qui s’appuie sur l’intervention directe d’acteurs publics pour aménager le territoire, comme celui portant sur la ZAC en 2015.
Les plans qui habitent la plaine Montceleux s’inscrivent dans l’histoire plus générale de l’aménagement du territoire français d’après-guerre. Dans le contexte de la reconstruction et du développement urbain rapide des Trente Glorieuses, les opérations d’aménagement de type ZUP et ZAC sont d’abord favorisées afin de prendre en charge l’équipement de nouveaux territoires en vue de leur urbanisation rapide, comme à SevranVoir le chapitre
« Un vide urbain ».. En parallèle de ces grandes opérations d’aménagement public, un urbanisme d’orientation et de réglementation se développe grâce à de nouveaux outils administratifs : l’État met en place un ensemble de schémas directeurs (alors appelés SDAU) qui visent à fixer des politiques générales d’aménagement de l’espace à l’échelle intercommunale, déclinés dans les communes sous la forme de documents réglementaires (alors appelés plans d’occupation des sols ou POS) qui définissent de manière plus précise (et opposable au tribunal administratif) les conditions d’occupation des sols.
Les années 1980 sont marquées par la décentralisation progressive des procédures d’élaboration (SDAU, POS), parachevée par la loi solidarité et renouvellement urbain (SRU) de 2000 qui dote le document local (alors renommé plan local d’urbanisme ou PLU) d’une vocation politique d’orientation du développement urbain. Le PLU offre aux municipalités des moyens d’action réelle sur leur développement urbain, sans les exempter d’un devoir de conformité à la loi et de compatibilité avec les schémas de plus grande échelle. La superposition des cadres de planification s’inscrit donc dans l’histoire plus générale de la décentralisation politique, qui a conduit à des stratégies d’aménagement urbain articulant plusieurs échelles administratives et politiques de planification du territoire, dans une tension constante entre la nécessité de cohérence et la prise en compte des besoins de toutes les parties prenantes.
Au sein de l’histoire urbaine française, l’Île-de-France occupe une place d’exception du fait de la taille de la métropole parisienne et de la superposition géographique entre pouvoirs nationaux et locaux. Le problème de l’extension de Paris au-delà de ses limites historiques n’est pas nouveau et se pose depuis l’Ancien Régime. Au début du xxe siècle, un projet de reconfiguration institutionnelle est déjà explicitement formulé pour fusionner la commune de Paris et le département de la Seine qui l’inclut alors, afin de s’adapter aux nouvelles frontières de la métropole.
Dès 1919, une série d’initiatives entend provoquer la mise en place d’un « Grand Paris » via la création de villes nouvelles connectées à la capitale par de nouveaux moyens de transportEnrico Chapel,
« Le rapport de la Commission d’extension de Paris. Un écrit inaugural ? » [en ligne], dans Inventer le Grand Paris. Relectures des travaux de la Commission d’extension de Paris. Rapport et concours 1911-1919. Actes du colloque des 5 et 6 décembre 2013, Cité de l’Architecture et du Patrimoine, Paris, Bordeaux, Éditions Biére, 2016,
p. 72-97.. La région Île-de-France dans son ensemble fait quant à elle progressivement l’objet d’une planification cohérente à partir de l’entre-deux-guerres. Après la Seconde Guerre mondiale, le général de Gaulle prescrit en 1960 le plan d’aménagement et d’organisation générale de la région parisienne (PADOG) pour contrôler la croissance urbaine de l’agglomération et moderniser son équipement, qui sera suivi en 1965 par le schéma d’aménagement et d’urbanisme de la région de Paris (SDAURP) ou « plan Delouvrier ». Ce dernier entreprend la création de villes nouvelles pour desserrer Paris et développe l’infrastructure des transports de la région en la pensant comme un canevas pour définir une nouvelle échelle d’agglomération. À partir de 1976, la planification de la métropole s’opère aussi à l’échelle de la région et l’Île-de-France est dotée d’un SDRIF, révisé à plusieurs reprisesVoir à ce propos
la chronologie proposée
sur le site du projet
de recherche collectif
« Inventer le Grand Paris.
Histoires croisées
des métropoles » :
inventerlegrandparis.fr/
instruments-de-recherche/chronologie, et d’un SRCE en 2013.
Durant toute la seconde moitié du xxe siècle, la commune de Sevran est soumise aux opérations d’aménagement permises par les ZUP et les ZAC, pilotées par l’État. Ce n’est qu’en 2006 qu’elle se dote de son propre document d’orientation stratégique, avec le PLU.
Comme un jeu de cartes rebattu à chaque tour, l’histoire de l’aménagement de Sevran est celle d’une succession et d’une superposition de plans, mis au point au fil des années par des interlocuteur·ices aux relations parfois conflictuelles et souvent inégalitaires. À ce titre, le rapport de présentation de la révision du PLU en 2015 atteste la conscience des acteur·ices locaux et locales de la saturation du territoire sevranais en matière de planification, dans un contexte de pression immobilière très forte :
La multiplication des projets, parfois concurrents, une surconsommation d’espaces liée aux zones d’activités et au développement désorganisé de la logistique menacent les espaces ouvertsMairie de Sevran, op. cit.,
« Diagnostic » (1a), p. 11..
L’enchevêtrement d’échelons et de projets parfois contradictoires, ou aveugles les uns aux autres, fait ainsi peser l’ombre des multiples formes de spéculation sur les espaces de respiration ayant survécu à l’urbanisation.
La multiplication de projets et de plans traduit des préoccupations de nature différente, que reflète la diversité des cartes produites pour penser le futur de Sevran et de la plaine Montceleux. Ainsi, la pièce « État initial de l’environnement » (1b) du rapport de présentation du PLU de 2015, dédiée à la biodiversité, présente une série de trois cartes (ci-contre) nous permettant d’appréhender cet enchâssement complexe d’enjeux et d’échelles : les deux premières concernent les continuités écologiques (SRCE) et l’évolution stratégique du territoire (SDRIF), à l’échelle régionale, tandis que la dernière porte sur l’arc paysager à l’échelle intercommunale (CDT). Toutes trois centrées sur Sevran, elles représentent la ville de manière très différente.
Elles diffèrent tout d’abord du point de vue de leur échelle originale de projection. Les cartes tirées du SRCE et du SDRIF sont des zooms sur Sevran, extraits de cartes beaucoup plus importantes. C’est pour cette raison que les symboles graphiques représentant les éléments de diagnostic ou de projection de chacun des plans (tracés, pointillés, pictogrammes) paraissent énormes et disproportionnés. La carte issue du CDT Est Seine-Saint-Denis est par comparaison beaucoup plus précise, et rend compte de manière fine du tracé des axes et des espaces naturels existants, en accord avec son échelle. Les différents cadrages initiaux de projection entraînent des représentations cartographiques de Sevran plus ou moins précises, et donc plus ou moins opérationnelles, influant sur la prise en charge du territoire avec différents degrés de sensibilité et d’attention.
Ces cartes diffèrent également par le type d’abstraction qu’elles produisent de l’espace en fonction de leurs objectifs respectifs. La carte du SDRIF traduit l’espace en une trame de points colorés selon le degré d’urbanisation envisagé pour le futur de la région. Dans cette trame, des tracés représentent les voies de communication et des pictogrammes de plantes indiquent les espaces verts de la zone – dont la plaine Montceleux –, pensés comme des points de respiration dans la densité du tissu urbain.
Toujours sur la carte du SDRIF, un tracé parcourt Sevran du nord vers le sud : il représente une continuité écologique censée relier différents réservoirs de biodiversité prochesVoir le chapitre
« Une friche dans la métropole ».. Ce tracé nord-sud se retrouve sur la carte intercommunale du CDT où il prend la forme d’un « arc paysager » qui traverse l’est de la Seine-Saint-Denis pour constituer un « espace ouvert aux pratiques de loisirs » accueillant des « programmes bâtis pour lier ville et natureÉtat français,
communes d’Aulnay-
sous-Bois, de Sevran,
de Livry-Gargan, de
Clichy-sous-Bois et de Montfermeil, communautés d’agglomération de Clichy-Montfermeil et de Terres-de-France, Contrat de développement territorial Est Seine-Saint-Denis
2015-2030, 2014, p. 46. ».
La question des échelles d’aménagement et leur expression dans des représentations graphiques est ici cruciale. Comme le traduisent les différences entre les cartes présentées précédemment, changer d’échelle, c’est bien sûr opérer une réduction quantitative de la dimension de papier ou d’écran utilisée pour représenter une portion d’espace donné (c’est le changement représenté par les fractions utilisées pour légender l’échelle des projections cartographiques : 1/1 000e, 1/10 000e…), mais c’est aussi opérer une série de sélections et de transformations qui impliquent de choisir ce qui importe dans le plan. Il faut ainsi se garder, écrivent Michel Lussault et Jacques Lévy dans leur dictionnaire de géographie, de « prendre le continuum de la mesure pour une continuité du réelJacques Lévy et Michel Lussault (dir.), Dictionnaire de la géographie, Paris,
Belin, 2003, p. 285. ». Comme le fait remarquer Bruno Latour, changer d’échelle ne revient alors pas à produire « une version moins précise des informations contenues dans la première, mais d’autres informations qui reprennent ou non les premièresBruno Latour,
« L’anti-zoom », dans Fondation Louis Vuitton, Olafur Eliasson. Contact [en ligne], Paris, Flammarion-Fondation Louis Vuitton, 2014, p. 121. ». Choisir une échelle, c’est donc construire un point de vue original et situé qui traduit ce à quoi nous tenons dans les lieux.
En ce sens, ces cartes de Sevran expriment bien la diversité des visées attachées à chaque représentation, mais aussi leur capacité à « problématiser » l’espace différemment, c’est-à-dire à poser un cadre aux discussions sur ce qui est en jeu dans l’aménagement de la ville et de la plaine Montceleux : le SDRIF problématise l’espace sevranais en matière de densité et de répartition de quantités de population, le SRCE problématise Sevran comme un réseau de réservoirs et de passages pour la biodiversité, menacés par le bâti, enfin la carte du CDT Est Seine-Saint-Denis, qui adopte une perspective à la fois paysagère et communicationnelle, le problématise comme un agglomérat administratif auquel donner un sens et des qualités reconnaissables.
Ces différentes problématisations graphiques sont fortement liées à des enjeux et des choix politiques, techniques et administratifs. Elles sont le produit de dynamiques de coordination entre les différents échelons, comme le SDRIF qui vise, selon les mots du président de la région Jean-Paul Huchon en 2006, à résoudre « la question de la convergence de stratégies territoriales de chaque niveau de collectivités ». Mais la cohabitation de différentes échelles est aussi parfois le résultat de conflits et de rapports de force politiques. Ainsi, l’avènement du Grand Paris s’inscrit dans le contexte d’une confrontation entre le pouvoir du président de la République Nicolas Sarkozy et le conseil régional d’Île-de-France, alors socialiste, qui conduit le gouvernement à outrepasser les projets locaux en faisant voter une nouvelle loi qui permet d’imposer le Grand Paris aux échelons régionaux et municipaux en vertu de la hiérarchie des normes. Les documents d’urbanisme locaux sont révisés quasiment simultanément et en lien avec une série de partenariats public-privé visant à mettre en place les nouvelles gares du Grand Paris Express et d’autres opérations d’aménagement.
Dans ce contexte, le rapport de présentation de la révision du PLU de Sevran en 2015 est un objet d’étude précieuxLe PLU, comme on l’a montré, n’est que l’un des cadres et documents
qui gouvernent alors l’aménagement de la plaine.. Tenu de prendre en compte un ensemble de documents, il témoigne de l’entremêlement des enjeux pesant sur l’aménagement de la plaine Montceleux et permet d’analyser comment les plans l’investissent et la décrivent.
Comment le PLU tel qu’il est révisé en 2015 traite-t-il l’espace de la plaine Montceleux ? Son rapport de présentation présente plusieurs pièces : si les premières proposent un diagnostic de l’existant, les suivantes fournissent un ensemble d’éléments réglementaires pour attribuer des permis de construire, accepter ou refuser la constitution de ZAC. La première partie du PLU présente le diagnostic sur lequel repose la révision et justifie les choix faits ultérieurement. Elle inclut un « Diagnostic territorial » (1a) de Sevran en matière de patrimoine, de transports, d’habitat, d’économie, de contexte administratif et géographique, une étude environnementale et paysagère (« État initial de l’environnement », 1b), listant des éléments à préserver ou transformer, une étude de l’existant décrivant les conséquences en cas de non-application du plan à un horizon de dix à vingt ans (« Évaluation environnementale », 1c), un résumé non technique de la nouvelle réglementation proposée (1d) et la mise en continuité du nouveau PLU avec l’ancien (« Justification de la règle », 1e). La deuxième partie du dossier présente la stratégie d’aménagement de la révision du PLU (le « Projet d’aménagement et de développement durable »), notamment en lien avec le réseau de transport Grand Paris Express. Enfin, les parties 3 et 4 constituent le cœur réglementaire du dossier avec les « orientations d’aménagement et de programmation » (OAP) qui détaillent, pour six secteurs de la commune, des objectifs d’aménagement plus ou moins précis, et un règlement fondé sur un « plan de zonage », coupant la ville en quelques dizaines de zones géographiques auxquelles sont associées des règles interdisant ou autorisant certains types de construction.
À l’intérieur du rapport de présentation de la révision du PLU, la plaine Montceleux est désignée par différentes appellations dans les textes et représentée par une multiplicité de médiums et de codes (carto)graphiques, à l’instar de l’ensemble de la commune : parmi les 762 pages figurent 176 cartes thématiques ou programmatiques aux échelles variées, 54 tableaux statistiques, 113 photographies et 56 schémas spécifiques Ces différents éléments graphiques sont extraits d’autres documents (par exemple du SDRIF ou du CDT Est Seine-Saint-Denis) ou spécifiquement produits pour le PLU..
Les moyens graphiques et statistiques tels que les cartes thématiques sont mobilisés à la fois pour la description de l’existant (population, bâti, environnement), des représentations tournées vers la planification de l‘évolution de la ville et sa mise en œuvre réglementaire. Loin de s’exclure l’une l’autre, ces approches se construisent ensemble.
L’étude de la nature des éléments graphiques en fonction des sujets traités dans le PLU est éclairante pour comprendre ce qui fait la ville de Sevran du point de vue de la planification. Là où le bâti et les enjeux énergétiques sont représentés par des cartes, le logement est traité par des graphiques quantitatifs et non spatialisés, et le paysage par la photographie. Cette diversité des modes de représentation traduit la multiplicité des instruments d’observation mobilisés pour faire état de l’existant, mais elle permet aussi d’entrevoir de possibles problèmes de compatibilité dans la prise en compte de cet état des lieux par les plans d’aménagement à venir : ce qui est représenté sur un plan sera plus aisé à planifier, là où ce qui s’appréhende par d’autres moyens visuels, comme le paysage, sera moins évident à prendre en compte.
La plaine Montceleux est représentée à de nombreuses reprises dans le PLU et dans la majorité des cartes de la commune, où elle figure comme la seule zone blanche de la ville, un vide. La plaine brille ainsi par son absence de codification graphique et de qualification. Elle retrouve cependant une existence par d’autres moyens de description, sur une photographie montrant son ouverture paysagèreMairie de Sevran,
op. cit., « Résumé non technique » (1d), p. 12., ou un tableau quantitatif de l’évolution de la proportion des zones réglementées entre 2006 et 2015 Ibid., « Projet d’aménagement et de développement durable » (2), p. 27. qui la décrit en termes de surface d’emprise au sol.
La plaine Montceleux est aussi mobilisée dans des cartes statistiques comme celle représentant la densité de la population dans le « Diagnostic » territorial Ibid., « Diagnostic »
(1a), p. 132.. Alors qu’il s’agit d’une exploitation agricole, elle est intégrée au quartier Montceleux Pont-Blanc pour le calcul de sa densité, évaluée à 8 442 habitant·es au km2. Le quartier apparaît alors comme une zone moyennement dense, rendant possible sa future densification. L’absorption graphique de la plaine vient alors appuyer les futurs plans d’aménagement de la ville.
Les pratiques associant cartographie et statistiques sont centrales dans la conception mais aussi dans l’effort de persuasion que requiert la formulation d’un plan d’aménagement urbain. Dans L’Œil raisonné. L’invention de l’urbanisme par la carteEnrico Chapel, L’Œil raisonné. L’invention de l’urbanisme par la carte, Genève, MētisPresses, 2010., l’architecte et chercheur Enrico Chapel analyse, dans la France des années 1900-1940, la manière dont l’urbanisme moderne recourt progressivement aux outils statistiques constitués durant le xixe siècle pour compter, localiser et caractériser les populations et leurs activitésVoir le travail de l’historien des statistiques Alain Desrosières et notamment son ouvrage La Politique des grands nombres. Il y démontre comment, dans différents pays, la science statistique et la statistique publique des États se sont co-construites dans un mouvement de légitimation réciproque et d’élaboration conjointe des deux formes d’autorité de la Science et de l’État.. La mobilisation de ces outils permet à l’urbanisme de faire évoluer ses méthodes de conception de l’espace selon des techniques perçues comme davantage rationnelles, et ainsi de se doter d’une légitimité professionnelle renouvelée auprès des décideurs politiques et administratifs grâce à une forme d’objectivité venant justifier les plans d’aménagement proposés.
C’est avec la confection du rapport de la commission d’extension de la ville de Paris de 1919 – préfiguration du Grand Paris un siècle avant sa mise en œuvre contemporaine – que se diffuse cet urbanisme moderne informé par la statistique. Le développement de la métropole parisienne s’inscrit alors déjà dans des rapports de force entre la municipalité et l’État, puisque le portrait de la ville effectué par les cartes a des implications sur la gouvernance de l’ensemble urbain et le choix de l’échelon politique légitime à en prendre la responsabilité. La cartographie statistique de la métropole la problématise non pas en fonction de ses limites administratives historiques, mais en fonction des répartitions et des mouvements de population dans l’espace qui la font vivre.
L’usage des indicateurs statistiques a des conséquences sur l’ancrage des plans dans le passé, le présent et l’avenir : il permet de justifier par la preuve les descriptions effectuées, de produire des explications sur la situation présente (par exemple lier l’évolution de la densité des habitations à l’augmentation de la population) mais aussi de prévoir des tendances à venir. La carte statistique, de par la traduction graphique qu’elle implique, ajoute à ce pouvoir prédictif intrinsèque aux nombres un pouvoir emphatique qui a, selon Enrico Chapel, un effet d’idéalisation : elle conduit à naturaliser les phénomènes et convaincre de leur existence « objective » indépendamment des outils multiples (recensements, mesures, calculs…) qui permettent de les appréhender, et à naturaliser la nécessité d’agir sur ces derniers. Les outils statistiques permettent ainsi de persuader de la croissance démographique inéluctable de la ville de Sevran, de l’évidence des inégalités territoriales entre certains quartiers sur le plan du logement, de l’emploi ou des revenus, ou encore de l’opportunité d’investir la plaine Montceleux pour mieux répartir la densité des logements de la ville.
Les cartes, en représentant graphiquement certaines statistiques portant sur le présent, suggèrent donc des directions pour les aménagements futurs. Mais elles sont aussi un outil de planification en propre, qui permet de représenter les aménagements souhaités d’un espace. Le géo-historien Nicolas Verdier, en retraçant l’histoire de l’utilisation de la cartographie dans les projets immobiliers et sa stabilisation comme outil opérationnel au tournant de l’époque moderneNicolas Verdier,
Plans et cartes (France, xviiie siècle), cité dans Frédéric Graber et Martin Giraudeau (dir.), Les Projets. Une histoire politique, Paris, Presses
des Mines, 2018., explique que le succès des cartes comme outil de planification tient notamment au fait qu’elles autorisent une forme de « bilocation temporelle » : elles permettent de représenter à la fois le présent et le futur. Par ailleurs, elles rendent possible l’articulation d’échelles d’action plurielles sur un territoire donné et facilitent la coordination entre des acteur·ices divers·es du fait de leur caractère normalisé.
La bilocation temporelle permise par les cartes est un outil très puissant non seulement pour organiser une projection crédible du futur, mais aussi pour persuader du bien-fondé des options d’aménagement proposées. Si l’on s’attarde spécifiquement sur les cartes du dossier de révision du PLU, on remarque qu’elles combinent souvent des informations relevant d’un état des lieux de l’existant (passé ou présent) avec des projections d’états possibles de l’environnement à venir. Par exemple, une carte du « Diagnostic » territorialMairie de Sevran,
op. cit., « Diagnostic »
(1a), p. 98. représente simultanément les réseaux de transports actuels et ceux à venir du Grand Paris Express. De la même manière, toutes les cartes en pleine page de l’« État initial de l’environnement » mêlent systématiquement des informations portant sur l’existant (le tracé de la voie ferrée, l’emplacement du bâti et des parcs, le taux de précarité énergétique des logements) avec le tracé plus ou moins défini des aménagements futurs, comme le périmètre de la ZAC Sevran Terre d’Avenir qui inclut la plaine Montceleux.
Ainsi, les plans agissent sur notre perception de la plaine Montceleux par la description qu’ils en font. Confrontés à des existants qu’ils sont tenus de prendre plus ou moins en compte, ne serait-ce que pour démontrer leur supposée absence de qualité justifiant de leur substituer un avenir meilleur, ils proposent un portrait ambigu du territoire dans lequel la représentation de ce qui est là se mêle avec ce qui pourrait, devrait ou aurait le droit d’être à l’avenir. En vertu de leur capacité à représenter simultanément le passé, le présent et toute une palette de futurs, les plans multiplient les possibles tout autant qu’ils remettent en question le réel. Que garder ? Que détruire ? Que transformer ? Faire un plan, c’est se livrer à une entreprise consistant à inventorier et énumérer ce qui est là, en hiérarchiser l’importance au vu d’enjeux préalablement définis et prévoir les évolutions de cet existant.
En liant les représentations du présent avec des projets d’aménagement futurs, les cartes permettent de fabriquer « une sorte de grille de rangement et de lecture de la villeEnrico Chapel, L’Œil raisonné, op. cit., p. 36. ». Ces dernières participent d’un trouble entre ce qui est là et ce qui pourrait y être. Elles agissent sur nos actions. Car les cartes sont orientées dans un double sens : tout comme elles nous servent à orienter nos déplacements dans l’espace pour aller du nord vers le sud, de l’ouest vers l’est, elles permettent d’orienter nos actions collectives en construisant un système de coordonnées dans lequel nous nous repérons pour définir les options à notre disposition et transformer notre milieu. Pour ce faire, leurs pouvoirs excèdent la seule bilocation temporelle, car elles peuvent aussi faire exister plusieurs futurs en même temps.
Quand on les regarde dans le détail, les cartes du rapport de révision du PLU représentent une typologie des futurs qui jouent des rôles différents dans la planification. Ainsi, le « scénario fil de l’eau Mairie de Sevran,
op. cit., « Évaluation environnementale » (1c). » est une projection de la ville de Sevran si le PLU n’était pas révisé. Elle donne à voir un futur certes « vraisemblableEnrico Chapel, L’Œil raisonné, op. cit., p. 80. » du point de vue de la prédiction statistique, mais en négatif car mobilisé pour justifier de la nécessité de changement permettant l’avènement d’un futur souhaitable. Les projections du Sevran « souhaitable » sont elles-mêmes de plusieurs natures dans le rapport : certaines définissent des intentions généralesCartes de la pièce
« État initial de l’environnement » (1b)., d’autres (notamment relatives à la ZAC Sevran Terre d’Avenir) offrent une représentation « idéalisée » de ce que pourrait devenir la ville. D’autres enfin, dans la partie réglementaire du PLU, agissent sur l’avenir de manière beaucoup plus ferme sur le registre de l’autorisation et de l’interdiction de construire tel ou tel type de bâtiment.
Les cartes permettent donc de faire cohabiter des villes futures aux statuts très différents. Villes imaginées par les urbanistes, villes plausibles ou « vraisemblables » selon les outils d’observation statistiques et scientifiques, villes réalisables ou à réaliser pour les aménageurs, villes « permises » pour l’administration : une fois toutes traduites sous la forme de taches de couleur et de tracés, des échanges et des transferts entre ces multiples villes futures sont rendus possibles – et alimentent les disputes et les coopérations entre les parties prenantes de l’élaboration de la ville. Quelque part entre fiction et prédictionEnrico Chapel, L’Œil raisonné, op. cit., p. 81., les divers mondes rendus visibles par les cartes planificatrices font jouer notre perception des lieux tout en concourant à nous convaincre du bien-fondé des plans proposés pour les transformer. La vision que le PLU construit de la plaine Montceleux repose ainsi sur son enrôlement dans un triangle argumentatif qui associe constamment le constat, la prévision et la projection, combinant différentes formes de futur par un important effort de persuasion. C’est dans ce triangle argumentatif que s’établissent les fondations du projet de ZAC, lui-même articulé très étroitement avec la partie réglementaire du rapport de présentation du PLU de Sevran que nous allons maintenant étudier.
Les documents du PLU projettent des futurs composites sur l’espace de la plaine Montceleux et permettent également, à travers leur volet proprement planificateur et injonctif, de coordonner un large réseau de parties prenantes dans sa transformation. En cela, comme l’écrit l’anthropologue Thomas Cortado, ils visent tout autant à élaborer des projections qu’à résoudre « des problèmes pratiques de gouvernement Thomas Cortado, « Artefacts urbanistiques
en périphérie de Rio de Janeiro : la technologie
du lotissement », Vibrant : Virtual Brazilian Anthropology, vol. 15,
2018, p. 25. » qui portent sur l’articulation de différents centres de décision et d’initiative. Ces problèmes pratiques émergent particulièrement de l’emboîtement des projections qui s’expriment à différentes échelles, depuis les plans nationaux, régionaux et métropolitains, jusqu’aux projets attachés à la réalisation ou à la modification de bâtiments spécifiques. Ces problèmes requièrent de conduire une série d’épreuves de coordination dont les documents du PLU sont à la fois le format et l’un des résultats. La structure et le mode de planification du PLU peuvent alors être lus comme l’expression de ces problèmes de coordination et de leurs tentatives de résolution, qui affectent toutes la manière dont le lieu se voit « dit » par les plans qui le concernent.
Le futur de la plaine est conditionné par le PLU au moyen de trois pièces documentaires au format différent et qui se veulent complémentaires. Le plan d’aménagement et de développement durable (PADD, pièce n° 2) est un document stratégique visant à présenter les objectifs et orientations générales pour le développement urbanistique de Sevran d’un point de vue économique, social et environnemental. Il est constitué d’une unique carte synthétisant un ensemble d’intentions, puis d’une série de priorités et de principes de « stratégie spatiale ».
Le PADD se voit ensuite décliné en deux volets obéissant à deux logiques différentes de planification : les « orientations d’aménagement et de programmation » (OAP) et le plan de zonage. Les OAP définissent un ensemble de principes associés à des objectifs pour six secteurs identifiés dans la ville : il s’agit notamment de « créer un nouveau parc urbain de grande ampleur » et de « mettre en valeur l’agriculture urbaine en y consacrant une partie de la Plaine de Montceleux » (p. 7). Les plans immobiliers futurs devront justifier de leur « compatibilité » avec les OAP, qui correspondent à une planification par projet.
Le second volet de la réglementation portée par le PLU est un règlement zoné encadrant juridiquement tous les projets immobiliers à venir à Sevran. Il prend la forme d’une carte découpant l’espace de la commune en quelques dizaines de zones catégorisées selon leur destination fonctionnelle et leur degré de densité urbaine souhaité : UcV pour « urbaine centre-ville » ou UV pour « urbaine verte » par exemple. Un règlement précis est associé à chaque zone pour définir les interdictions et les autorisations qui seront par la suite opposables aux demandes de permis de construire. Il correspond donc à une approche réglementaire de l’urbanisme, qui exige de toute demande de permis de construire qu’elle soit conforme au règlement spécifique associé à la localisation du projet immobilier qu’elle concerne. Dans ce plan de zonage, la plaine Montceleux est scindée en deux secteurs aux réglementations distinctes. La partie ouest est catégorisée en zone « naturelle arc paysager » (Nap) tandis que le sud et l’est sont classés en zone « urbaine verte » (UV).
La plaine se trouve ainsi dissociée pour deux raisons : revoir son traitement réglementaire obsolète et inadapté dans le précédent PLU et répondre au nouveau plan d’aménagement du Grand Paris. La disparition du lieu dans le zonage est ainsi justifiée par une « clarification du statut des terrains de la plaine Montceleux Mairie de Sevran,
op. cit., « Justification
de la règle » (1e), p. 48. », anciennement classé en zone à urbaniser, au profit d’un projet de réarticulation générale des espaces verts de la commune. Pour opérer cette clarification, le PLU de 2015 a créé un nouveau statut de zone « urbaine verte » (UV) qui concerne « des terrains en friche dont le PLU encourage le renouvellement Ibid., p. 20.» : la plaine Montceleux, la friche Kodak et d’autres réserves foncières non valorisées. Cette nouvelle zone autorise tout type d’urbanisation excepté les constructions industrielles mais limite légèrement la densité d’urbanisation : elle interdit une emprise au sol supérieure à 50 % des parcelles, la hauteur des bâtiments à quinze mètres, sans pour autant réglementer le coefficient d’occupation des sols (COS) Le COS représente
la surface de plancher constructible par mètre carré d’un terrain donné. Il est donc proportionnel
à l’emprise au sol des bâtiments ainsi qu’au nombre d’étages. Il constitue en cela un indicateur crucial pour calculer ou encadrer la densité urbaine.. Cette nouvelle catégorie juridique « a été étendue aux franges des terrains de Montceleux, dans la continuité du zonage du secteur dit “des 3 hectares” pour permettre la construction de nouveaux logements […], tout en conservant le caractère paysagé de la zone et en assurant une continuité avec le caractère pavillonnaire des quartiers voisinsMairie de Sevran, op. cit., « Justification de la règle » (1e), p.18. ». Les logements représentent un enjeu important dans les zones UV.
La zone réglementaire « naturelle arc paysager », qui qualifie l’autre partie de la plaine Montceleux, a également été créée à l’occasion de la révision du PLU. Elle interdit toute construction « à usage d’habitation, d’artisanat, d’industrie et de commerce » mais autorise la construction d’équipements collectifs et de terrains sportifs. L’arc paysager, comme on l’a vu, est un principe d’aménagement visant à mettre en œuvre une chaîne de parcs dans l’est de la Seine-Saint-Denis. La mise en relation de ces lieux sous la forme d’un espace continu entend favoriser la préservation de la biodiversité en insérant le lieu dans des continuités écologiques plus vastes, mais aussi créer des liaisons piétonnes et cyclables et marier des qualités paysagères existantes avec des activités sportives et de loisirs.
La pratique du zonage, caractéristique d’une partie de l’urbanisme moderne, a été dès ses débuts fortement liée à la spéculation immobilière, dans la mesure où elle permet aux investisseurs de se projeter dans le futur de la ville de manière stable et de répondre aux stratégies mises en place par les pouvoirs publics. Le zonage permet de connecter un plan global avec des projets ultérieurs de plus petite envergure et fait en cela office de technologie de coordination entre différentes échelles spatiales et temporelles. En condensant en un seul objet l’espace, le temps et la loi, le zonage est, selon l’architecte Franco Mancuso, un « instrument de type administratif et urbanistique qui sert fondamentalement à la réglementation de l’activité immobilière à l’intérieur des limites de la ville » et permet de transformer la ville en une « structure logique prévisible » Franco Mancuso,
Le vicende dello zoning, Milan, Il Saggiatore,
1978, p. 23. à même de permettre l’organisation des acteur·ices.
Le zonage n’est cependant pas qu’un outil d’administration de l’espace urbain, il est aussi associé à une manière de penser la ville dans son rapport à l’espace. La charte d’Athènes, l’un des textes les plus influents de l’approche moderniste de l’urbanisme, rédigé en 1933 sous l’égide de l’architecte Le Corbusier, consacre le zonage comme l’expression méthodologique par excellence d’une approche fonctionnelle de la cité Le Corbusier, La Charte d’Athènes. Suivi de : Entretien avec les étudiants, Paris, Points, 2016.. Cette approche consiste à penser l’espace urbain en termes de fonctions (logement, loisir, production…), réparties de manière rationnelle dans les étendues géométriques constituant ensemble l’espace urbain. L’urbanisme par zonage se présente alors comme la quintessence d’une recherche de maîtrise totale et formelle de l’espace – et de ce qu’il contient. À ce titre, dans l’ouvrage Des images pour agir. Le visuel en urbanisme Ola Söderström,
Des images pour agir.
Le visuel en urbanisme, Lausanne, Payot, 2001., le géographe Ola Söderström décrit l’invention du plan de zonage comme le moyen de transformer l’urbanisme en une pratique de « laboratoire » permettant de procéder à l’examen à distance d’une inscription du monde perçue comme objective (dans les cartes statistiques), puis de combiner de telles inscriptions dans « une simplification/schématisation de l’information fournie par l’observation de cette combinaison à l’intérieur d’une nouvelle représentation : le plan de zoneIbid., p. 57. ». La pratique du zonage, outre ses dimensions administrative et économique, est donc également une technologie de mise à distance et d’abstraction de la ville, qui permet à ses concepteur·ices de s’assurer d’un contrôle plus important depuis un centre de calcul et d’opération indépendant de l’espace urbain tel qu’il est vécu. Cela a des conséquences à la fois sur le type de ville produite par la planification urbanistique et sur les relations de pouvoir entre les concepteur·ices de ces plans et les habitant·es des « zones » ainsi définies.
L’urbanisme par zonage a été critiqué de manière récurrente depuis sa création pour le type de ville qu’il génère. Il favoriserait une approche monofonctionnelle et autoritaire de l’espace qui réduirait la capacité des villes à appréhender toute la complexité des usages sociaux brouillant la séparation entre l’habitat, le loisir ou le travail. Par ailleurs, pour l’anthropologue anarchiste James C.Scott James C. Scott, L’Œil de l’État. Moderniser, uniformiser, détruire, Paris, La Découverte, 2021., l’approche fonctionnelle de l’aménagement portée par les plans de zonage conduit tendanciellement à une hiérarchisation des espaces et favorise les logiques articulant un centre et des périphéries.
On pourrait également ajouter que les phénomènes spatiaux – existants et à préserver, nouveaux et à inventer – ne sont pas égaux devant les plans de zone. Pour les géographes Michel Lussault et Jacques Lévy, certains lieux tels que les espaces vides, les lieux aux pratiques entremêlées et les zones de transition, se voient « mal traités et maltraités » par leur prise en charge cartographique Jacques Lévy et Michel Lussault (dir.), Dictionnaire de la géographie, op. cit.,
p. 131.. Les plans de zone, qui sont des représentations particulièrement simplifiées, accentuent encore davantage cette ségrégation cartographique – qui par exemple complique des projets s’étendant à travers plusieurs zones et plans communaux comme celui d’arc paysager du CDT Est Seine-Saint-Denis.
La réalisation d’un plan de zonage fait également problème du point de vue de la relation entre les décisions des concepteur·ices et leur imposition aux habitant·es – parfois perçue comme aveugle et unilatérale. James C.Scott en appelle ainsi au travail de la philosophe et militante Jane Jacobs qui, dans le courant du xxe siècle, s’est attelée à une critique cinglante de l’approche moderniste de l’espace. Elle dénonce l’autoritarisme d’une vision fonctionnelle de la ville et son incapacité à se rendre sensible aux pratiques effectives qui font la vie sociale urbaine, dans toute leur complexité et leur versatilité.
Le rapport de présentation de la révision du PLU de Sevran en 2015 nomme « espaces dilemmes Mairie de Sevran,
op. cit., « Diagnostic » (1a), p. 79.» les espaces publics dont la fonctionnalité a glissé par rapport à leur attribution initiale (par exemple, un parking abandonné en tant que zone de stationnement qui a été gagné par la végétation). Même si elle n’est pas directement désignée ainsi, la plaine Montceleux semble bien relever d’un tel statut problématique pour la planification : classée comme zone à urbaniser dans l’ancien PLU, elle a été exploitée et réinvestie par des agriculteurs, avec l’assentiment des pouvoirs publics, « afin d’éviter les occupations illicites Ibid., « Justification de la règle » (1e), p. 46.». C’est donc peut-être aussi parce qu’elle met en difficulté les typologies bien ordonnées requises pour un formatage juridique de l’espace à travers le plan de zone, que la plaine est presque naturellement « niée » par ce dernier, au moyen d’un nouveau plan qui efface son ambiguïté fonctionnelle.
Il serait cependant caricatural de réduire l’approche du PLU sevranais à une conception moderniste similaire à celle qui animait les promoteurs du plan de zonage au cours du xxe siècle, et ainsi de lui appliquer toutes les objections émises par le passé. Sur le registre décisionnel, la fabrique contemporaine de l’urbanisme dans laquelle s’inscrit le PLU, ancrée dans les principes de décentralisation et de concertation qui distribuent les centres de décision à différentes échelles politiques, les expose, même partiellement, à la recherche d’un meilleur équilibre démocratique via l’implication d’une diversité d’élu·es et l’organisation d’enquêtes publiques et de concertationsVoir le chapitre
« Un commun à habiter »..
Un deuxième instrument urbanistique vient compléter le plan de zonage de la plaine Montceleux, dont il atténue certaines limites tout en faisant advenir de nouveaux enjeux et problèmes. L’étude des orientations d’aménagement et de programmation (OAP) permet de comprendre pourquoi la plaine se voit « biffée » et découpée en deux zones distinctes. La plaine Montceleux est au cœur de l’OAP « Plaine de Montceleux – Terre de Sport » qui porte sur la réalisation d’un parc urbain et d’un « potentiel centre nautique ». Les principes énoncés pour encadrer sa transformation portent sur la création d’un parc dédié à « de multiples activités sportives et de plein air », l’amélioration de la desserte du site et de sa capacité à relier les quartiers environnants, ainsi que le « développement des fonctions urbaines sur les lisières par des constructions de hauteur limitée ».
L’OAP inclut une carte conçue par l’agence LIN représentant ce que pourrait devenir l’espace une fois ses objectifs remplis. La relative précision de cette carte matérialise le mode de planification très spécial de l’OAP qui consiste à fixer des objectifs d’aménagement quasiment opérationnels sans pour autant contraindre ou engager directement la commune sur la réalisation effective des objectifs décrits. La carte ainsi produite propose une « texture de futur » complexe qui associe la projection d’aménagements possibles à des objectifs juridiquement contraignants.
Pour être compris, l’usage qui est fait des OAP dans le PLU doit être mis en relation avec d’autres documents administratifs. Le PLU répond en effet à une problématique complexe pour la commune : elle doit s’intégrer dans les plans d’aménagement d’échelon « supérieur » (CDT, SDRIF, etc.) tout en gardant une certaine souveraineté dans le choix des propositions d’aménagement vis-à-vis de ses besoins propres. L’OAP contribue à traiter cette question en permettant à la commune de garder la main sur son aménagement (puisque c’est elle qui apprécie la compatibilité des futurs projets immobiliers privés ou publics avec son PLU) tout en se mettant en cohérence avec d’autres plans.
En tant qu’instrument d’urbanisme, l’OAP peut être questionnée dans sa capacité à effectivement participer d’un mode de planification de la ville intelligible pour les acteur·ices impliqué·es. Elle donne un plus grand pouvoir aux instances politiques locales en leur laissant une marge d’interprétation relativement importante pour accepter ou refuser des permis en fonction de leur compatibilité. Par contraste, le plan de zone, plus explicite et univoque, renforce le PLU en favorisant la lisibilité des conditions de gouvernement de l’espace, mais incarne une articulation plus rigide entre décisions politiques et cadrage juridique.
Dans le même temps, cependant, les approches par projet matérialisées par les OAP rendent le PLU dépendant d’un ensemble de documents et de plans parallèles auxquels ce dernier est lié, ce qui favorise son obsolescence (l’échec de ces plans rendant caduc le plan du PLU par exemple). Cette dépendance complique également la capacité de tels plans à se rendre lisibles pour le grand public, et ainsi à être l’objet d’une concertation effective avec les habitant·es. La structure du PLU est donc peut-être motivée tout autant par la poursuite des résultats qu’il vise à produire dans l’espace que par la résolution des complexes problèmes de gouvernance induits par la décentralisation de la planification urbaine et l’émergence d’un urbanisme par projet.
Si les OAP permettent d’accorder le projet d’aménagement municipal avec les documents « amont » encadrant sa fabrication, elles ont également bien sûr un rôle central dans les jeux de coordination et de pouvoir qui les lient aux documents « aval » que sont les demandes de permis de construire et les ZAC. Le cadre légal proposé par le PLU tente de trouver un compromis entre la prévision réglementée des aménagements à venir et l’accueil d’initiatives tierces. Ce faisant, le PLU est aussi le cadre d’une série de plans à venir qu’il anticipe et préforme, tout autant qu’il est lui-même en partie préformé par les lois, schémas directeurs, plans parallèles et plans passés avec lesquels il doit composer. Le plan est donc à la fois le résultat d’une épreuve de gouvernement et le format d’épreuves à venir. Par là même, il agit comme le médiateur entre de nombreuses structures bureaucratiques et de documents.
Les plans ne sont donc pas uniquement porteurs de représentations du futur et du présent, ils agissent aussi comme des médiateurs entre les pouvoirs politiques, les administrations et les habitant·es, constitué·es en collectifs ou non. Malgré sa non-réalisation à l’époque de la révision, le projet de ZAC Sevran Terre d’Avenir oriente et conditionne le devenir de la plaine Montceleux. Il possède une « existence documentaire », pour reprendre un concept élaboré par l’anthropologue Thomas CortadoThomas Cortado, « Artefacts urbanistiques… », art cité., c’est-à-dire qu’il fait exister des constructions et des aménagements physiques avant même qu’ils soient construits. Cette existence documentaire agissante est fortement tributaire du format de planification adopté (le PLU) qui favorise certaines coopérations et certains avenirs et en complique d’autres. L’ensemble des documents urbanistiques procèdent ainsi, selon l’anthropologue Matthew S. Hull, d’un « spectre documentaireVoir son enquête
de terrain sur la gestion administrative de la ville d’Islamabad au Pakistan : Matthew S. Hull, Government of Paper : The Materiality of Bureaucracy in Urban Pakistan,
Berkeley, University of California Press, 2012. » qui connecte de proche en proche l’administration des espaces urbains à diverses parties prenantes, dont leurs habitant·es. Pour Matthew S. Hull, les cartes sont utiles aux acteur·ices de la ville tout autant pour le plan général qu’elles représentent que pour les relations techniques et procédurales qu’elles permettent. Les plans servent donc tout autant à se projeter dans le futur qu’à relier, de façon parfois conflictuelle, les différents protagonistes de l’espace urbain.
La plaine Montceleux est pleine de plans – passés, présents et à venir. L’absence prolongée d’une utilisation stabilisée des terrains de la plaine a provoqué une saturation de projets et de programmes d’action qui ont paradoxalement préservé le lieu de tout aménagement. C’est comme si la prolifération de ces fantômes de papier créés par les plans (l’autoroute, le stade de rugby, la piscine à vagues de surf, le parc d’activités sportives, etc.) avait réussi à occuper effectivement l’espace. Les plans sont des absences qui participent au présent. Vivants, ils recouvrent l’existant de l’ombre de ce qui vient, voilant nos yeux de leurs puissantes visions au détriment de ce qu’il y aurait à voir dans le déjà-là. Morts – c’est-à-dire inachevés, abandonnés ou réalisés –, ils saturent l’atmosphère du mode d’existence ambigu d’un avenir appartenant au passé. Si les plans peuvent être abandonnés – et ils le sont souvent –, ils n’abandonnent pas si facilement les lieux.
Même non réalisés, les plans agissent. Ils forment les regards et orientent les pratiques, ne serait-ce que pour empêcher leurs concurrents de venir perturber leur rigide et fragile engagement dans l’avenir. Ils provoquent des réactions, suscitent débats et controverses, comme dans le cas de la ZAC. Ils problématisent l’espace urbain selon les problèmes qu’ils entendent résoudre et cadrent les enjeux des discussions par le prisme qu’ils ont construit pour justifier leur légitimité. Même rejetés, ils hantent les plans qui les suivent de leur empreinte. Chaque plan, tous les plans jouent un rôle dans l’existence des lieux sur lesquels ils portent.
Dans l’aménagement de l’espace des villes modernes, le travail de la cartographie opère un rôle paradoxal : tout en permettant de rendre intelligible et d’organiser le développement urbain au service du bien public – car il cherche à contenir le chaos que produirait l’abandon de l’espace aux intérêts particuliers, ceux des spéculateurs fonciers et des grandes entreprises de construction par exemple –, il contraint bien malgré lui le domaine des possibilités et le déroulement des délibérations portant sur l’évolution de l’espace de la ville. La cartographie opère toujours un travail implicite de hiérarchisation entre les espaces, les intérêts et les projets : les moyens formatent inéluctablement le domaine des fins envisagées. À ce titre, dans son ouvrage sur les outils visuels de l’urbanisme, Ola Söderström nous met en garde vis-à-vis du risque de réduire le « visible » au « visualisable » Ola Söderström,
Des images pour agir, op. cit., p. 59., c’est-à-dire à ce qui peut être inscrit sur une carte. De la même manière que l’expression populaire dit que « pour un marteau tout ressemble à un clou », il faut prendre garde aux méthodes d’aménagement urbanistiques pour lesquelles « tout lieu ressemblerait à une carte » !
Le monde des plans est un monde vu du ciel, nécessairement schématique et catégorisant les activités, les individus et les espaces par sa codification graphique. Il est un monde fait de cadres qui mutilent les relations débordant leur échelle et leur point focal. Ainsi, à trop penser la plaine comme un plan, « le cadre ordinaire de la carte (quartier, ville ou région) devient, au fur et à mesure, celui mental de son utilisateur Ibid., p. 36. », et la carte désavoue le regard porté depuis le sol en réduisant notre relation au lieu à ses médiations nécessairement orientées.
Dans le même temps, nous avons vu la capacité des cartes à ouvrir et faire circuler les différentes formes d’avenir qui habitent l’espace. L’utilisation des statistiques, la projection des aménagements possibles, opèrent alors moins comme les agents d’un verrouillage argumentatif sur une seule solution à venir et « objectivement » meilleure, que comme les points de départ pour des prises multiples pour l’imagination, la discussion et la proposition. En ce sens, Matthew S. Hull fait remarquer que la vision moderne de l’espace mise en place par des moyens tels que le plan directeur et les règlements n’est pas dénuée d’un certain paradoxe : elle poursuit le rêve d’une vision totalement maîtrisée et conceptualisée de la ville, tout en étant forcée, pour poursuivre ce rêve de pureté et d’évidence abstraite, de multiplier les documents, les édifices bureaucratiques, les acronymes et les cartes permettant de la faire fonctionner en pratique Matthew S. Hull, Government of Paper, op. cit.. Le projet d’une rationalisation de la gestion de l’espace se traduit toujours par la multiplication des médiations et donc des prises permettant à d’autres acteur·ices de formuler des interprétations alternatives, de mettre en place des contre-plans et des contre-discours, de proposer des futurs alternatifs. Aujourd’hui, à l’heure de la décentralisation et de la multiplication des instances dédiées à la négociation du développement urbain, cette prolifération des documents et des dispositifs de médiation n’en est que plus importante, et offre d’autant plus d’opportunités pour multiplier d’autres plans et instaurer de nouvelles prises sur nos milieux de vie.
Dans son ouvrage La Vie rurale de la banlieue parisienne, le géographe Michel Phlipponneau relève le paradoxe apparent du titre de son « étude de géographie humaine ». Il s’interroge :
Peut-on parler de vie rurale dans une zone qui se caractérise essentiellement par la densité des habitations, des usines, des voies de circulation, par le flux et le reflux quotidiens d’une population qui travaille à la ville ? Les activités agricoles qu’on peut déceler encore derrière les constructions urbaines ne constituent-elles pas de simples survivances, présentent-elles un réel intérêt économique et géographiqueMichel Phlipponneau, La Vie rurale de la banlieue parisienne. Étude de géographie humaine, Paris, Armand Colin, 1956, p. 11. ?
Alors qu’il rédige ces lignes au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’extension et la densification urbaines menacent déjà la vocation agricole des « cellules rurales en passe d’être digérées par la ville ». Michel Phlipponneau s’attache cependant à décrire la coexistence d’une vie urbaine et d’une vie rurale, une « interpénétration de deux activités, de deux milieux différents, [qui] achève de donner un caractère original aux zones de banlieue » et dont il est par ailleurs difficile de définir les limites extérieures. Phlipponneau constate que, si depuis la moitié du xixe siècle, l’interdépendance qui s’était nouée entre la banlieue parisienne et la ville autour de l’approvisionnement de la capitale en produits frais et les mouvements de la main-d’œuvre agricole s’affaiblit, la vie rurale de banlieue demeure sous une forme singulière : « la culture de banlieue diffère de toutes les autres par la faible part de la terre et celle, toujours considérable, du capital et du travailMichel Phlipponneau, « Les caractères originaux de la vie rurale de banlieue », Annales de géographie, vol. 325, 1952. ».
Une décennie plus tard, alors que s’élèvent les premiers grands ensembles, qui grignotent progressivement cette « part de la terre », le cadre de vie à la fois urbain et rural de Sevran surprend et séduit les nouveaux et nouvelles habitant·es. Il s’agit d’une singularité de la ville, plus éloignée de Paris que des communes de Seine-Saint-Denis plus anciennement urbanisées, comme Le Blanc-Mesnil ou Aulnay-sous-Bois. Les témoignages recueillis dans la revue d’histoire locale de Sevran Mémoires d’hier et d’aujourd’hui, dans divers documentaires ou dans les entretiens menés durant notre enquête regorgent d’histoires empreintes de cette vie rurale de banlieue :
Je suis arrivé en 1970, j’avais 22 ans […]. Paris, qui n’aimait pas les Montmartrois, ne m’a pas donné de logement. Puis un jour, on m’a dit qu’il y avait un logement pour moi à Sevran et je suis venu. J’ai eu la chance de connaître le Sevran de l’époque, avec ses fermes, et de le voir évoluerEntretiens avec Jacques Dufour réalisés
par Clémence Seurat
en février et mars 2022..
Ce qui m’a plu, c’est la verdure, parce que j’ai grandi dans la verdure, c’est ça qui me manquait. […] À l’époque, on arrivait ici, c’étaient les champs […]. Moi qui venais de la campagne, j’avais l’impression de me retrouver dans une campagne. Et puis malheureusement, le béton, il a un peu émergé du sol. […] La ferme était en activité, il y avait le marchand d’œufs qui passait, il y avait le laitier qui passait, et puis le marchand de patates, je me souviens […]. Il klaxonnait et on descendait acheter les patates parce qu’elles étaient beaucoup moins chères qu’à l’Euromarché Habitant·es de Montceleux Pont-Blanc
et Karus Productions, Souvenirs de Montceleux Pont-Blanc, 1923-2010, 2010..
Au quartier de Montceleux Pont-Blanc, cet attachement perdure durant les décennies suivantes, malgré la densification urbaine. Il prend alors pour objet le dernier champ de Sevran, cet espace d’une trentaine d’hectares qui jouxte les cités haute et basse et a perdu sa ferme. Lors de nos ateliers, Aïcha a partagé ses souvenirs d’enfance et évoqué la chronologie des cultures de ce champ visible depuis les tours : elle jouait à cache-cache dans ses hautes herbes l’année de son arrivée, en 1976 ; elle se remémore avec nostalgie l’avoir ensuite vu parsemé de coquelicots, avant qu’il ne devienne une culture de maïs durant les années 1980, puis de blé. Elle se rappelle l’hélicoptère qui survolait les parcelles pour protéger épisodiquement les maïs contre le vol, ce que corrobore ce récit d’une autre habitante :
Moi je suis arrivée en mai 1988 et j’y suis toujours aux Érables. Mes fenêtres donnent sur la butte des Érables. À l’époque il n’y avait pas le collège la Pléiade, c’était vraiment la nature, les champs… C’est vrai que l’été, les gamins allaient dans les champs chercher le maïs, on le faisait griller sur la butte, il y avait les parents, ça faisait une sorte de pique-nique le soir. Il y avait beaucoup plus d’ambiance qu’il y en a maintenantIbid..
Que retenir de ces témoignages ? On peut interpréter ces souvenirs d’une vie rurale de banlieue comme une résurgence passéiste, un filtre sépia déformant qui contribuerait au discours du « c’était mieux avantCette nostalgie propre
à la banlieue transparaît
par exemple dans les cartes postales reproduites dans
le livre On est bien arrivés : un tour de France des grands ensembles de Renaud Epstein, Paris, Le Nouvel Attila, 2022. ». Nous proposons cependant de prendre au sérieux la nature agricole de cette ville, en nous demandant en quoi cette vocation constitue une clef de lecture des enjeux contemporains de l’habiter à Sevran.
Sevran est une des rares communes de la petite couronne parisienne dont la « spécialisation territoriale de la production agricole », selon la nomenclature de recensement des activités agricoles, s’inscrit aujourd’hui encore dans les grandes cultures et non le maraîchage ou l’horticulture. Historiquement, on y est en pays de France, parfois également nommé la plaine de France, une vaste zone agricole qui s’étend jusqu’à une cinquantaine de kilomètres dans le Val-d’Oise. Il y a un demi-siècle, la ville marquait la frontière sud de ces monocultures céréalières. On pouvait en effet distinguer, jusqu’aux années 1970, un dégradé de cultures depuis Paris. Après les usines de Saint-Denis s’étalait la plaine des Vertus, un ensemble maraîcher de culture de légumes récoltés et acheminés quotidiennement aux Halles de Paris. Au-delà, à Sevran, les immensités de la plaine des Fermes s’ouvraient :
À moins de 10 kilomètres des portes de Paris, au nord d’une ligne allant d’Aulnay-sous-Bois à Garges-lès-Gonesse, ce secteur de peuplement dense et de cultures intensives s’interrompt brusquement devant les larges horizons dénudés de la plaine de France. Les champs de blés et de betteraves, les gros villages aux maisons serrées entourées de jardins clos, la haute cheminée d’une sucrerie constituent les éléments classiques du paysage de toutes les grandes plaines céréalières de l’Île-de-France. Seuls, le long de la voie ferrée, à chaque station, les pavillons des lotissements rappellent le voisinage de Paris Michel Phlipponneau, La Vie rurale de la banlieue parisienne, op. cit., p. 405..
Ces « larges horizons dénudés » s’agencent autour de grandes fermes, dont à Sevran ne subsiste souvent plus que la toponymie des quartiers ou parcs de la ville (Rougemont, Beaudottes et bien sûr Montceleux). Leur histoire est ancienne. En 1060, les moines de Saint-Martin-des-Champs de Paris acquièrent les terres de Montceleux « sur une zone surélevée, riche et bien drainéeJacques Mortureux, « Évocation du quartier
du Pont-Blanc », Mémoires d’hier et d’aujourd’hui. Journal de la Société de l’Histoire et de la Vie à Sevran, n° 9, 2000. », pour assurer la sécurité de leur approvisionnement, et comme de nombreux grands propriétaires terriens qui s’y succédèrent jusqu’au xxe siècle, ils n’y vivaient pas. Jacques Mortureux rappelle qu’après la Révolution, les biens du clergé ont été vendus, mais non morcelés, ce que Michel Phlipponneau corrobore en ajoutant que « les exploitants se sont accommodés de la division de la propriété, restée plus forte que celle des exploitationsMichel Phlipponneau, La Vie rurale de la banlieue parisienne, op. cit., p. 406. ». Avant même les premières lois favorisant le remembrement (1941), les exploitations, ainsi que les parcelles les composant, sont vastes : à la fin du xixe siècle, 78 % des terres exploitées sur le territoire de la commune appartiennent aux cinq grandes fermes sevranaises.
Cette configuration spatiale des terres agricoles a façonné le paysage contemporain. Le géographe Daniel Béhar et les politistes Manon Loisel et Nicolas Rio, dans un articleDaniel Béhar, Manon Loisel et Nicolas Rio, « La fin du 9-3 ? La Seine-Saint-Denis entre représentations et métropolisations », Hérodote, vol. 162,
n° 3, 2016. qui interroge les représentations en Seine-Saint-Denis, et plus spécifiquement dans la section consacrée à l’établissement public territorial Paris Terres d’Envol Une structure intercommunale au sein de la métropole du Grand Paris qui regroupe Aulnay-sous-Bois, Le Blanc-Mesnil, Le Bourget, Drancy, Dugny, Sevran, Tremblay-en-France et Villepinte, et est nommée ainsi en raison de la présence et l’importance des deux aéroports de Charles de Gaulle et du Bourget pour le territoire., écrivent que « la taille des parcelles fut un élément déterminant dans le choix de l’État, en 1964, de ce territoire pour implanter son projet d’infrastructure aéroportuaire » et rappellent que l’emprise de l’aéroport Charles de Gaulle se situait sur une seule grosse exploitation ! Le projet de zone à urbaniser en priorité (ZUP), ou tous ceux de zones d’activité économique qui lui ont succédé, se sont ainsi naturellement inscrits dans un cadastre favorable, issu de la structuration agricole de l’espace. Daniel Béhar, Manon Loisel et Antoine Rio emploient l’expression de « tectonique des plaques » pour souligner le morcellement en grandes unités d’un « puzzle urbain et géopolitique […] où les collisions sont fréquentes » au sein et entre les huit villes concernées. Composé aujourd’hui officiellement de plusieurs parcelles mais formé quasiment d’un seul tenant, le champ Montceleux constitue la dernière plaque agricole d’une ville qui autrefois se définissait par sa nature rurale : Sévran-en-France est au fil du temps devenu Sevran, alors que la ville proche de Tremblay-lès-Gonesse, partagée entre l’aéroport et les grandes cultures, s’est au contraire appropriée cet attachement au pays de France, dans une dynamique diamétralement opposée en se renommant, elle, Tremblay-en-France.
Sur les cartes, la plaine Montceleux apparaît comme un vide urbain. Cette absence de représentation est monnaie courante pour les terres agricoles : souvent figurées en blanc, comme libres de constructions, elles ont fini par acquérir une couleur jaune pâle dans le schéma directeur de la région Île-de-France en 1994, puis une teinte jaune d’une intensité plus soutenue dans le même document en 2008. Le géographe Hervé Brédif et l’ingénieur agronome Vincent Pupin, qui se donnent pour mission de « Réévaluer la place de l’agriculture à l’heure du Grand Paris Hervé Brédif et Vincent Pupin, « Réévaluer
la place de l’agriculture à l’heure du Grand Paris », Annales de géographie, vol. 683, n° 1, 2012. », y voient le signe d’une reconnaissance accrue. En l’espèce, l’invisibilisation de la nature agricole de la plaine Montceleux va plus loin sur le plan local d’urbanisme de la ville de Sevran de 2015 qui divise le terrain entre une zone naturelle arc paysager (Nap) et des zones urbaines vertes (UV) de part et d’autre du couloir central. Sur la carte, l’absence de bâti et l’agrégation de ces zones dessinent encore les parcelles, mais en filigrane : ici, la représentation graphique rejoint le discours, tourné vers un futur projeté au détriment de la description de l’actuel. Il n’y a aucune zone « A » à Sevran, le mot agricole n’apparaît d’ailleurs nulle part dans le document. Et pour cause : l’article R151-22 du Code de l’urbanisme définit les zones agricoles comme « à protéger en raison du potentiel agronomique, biologique ou économique » et, hormis quelques exceptions bien délimitées, elles ne sont pas constructibles.
Pourtant, c’est un champ. Aussi loin que remontent les cadastres, les plans, les récits et les documents manuscrits, depuis un millénaire, qu’on l’observe par le moyen de photographies aériennes, d’images satellites ou sur place depuis le chemin du Marais du Souci à sa lisière, il n’y a pas une once d’hésitation : c’est un champ. Et si la terre, toujours épisodiquement labourée, n’est plus cultivée aujourd’hui, on y faisait encore pousser du blé tendre en agriculture conventionnelle jusqu’en 2019. La vente des terrains à Grand Paris Aménagement y a mis un terme. Certes, depuis le projet autoroutier de l’A87 et l’achat de ces terres par l’État, elles ne sont plus rattachées à la ferme Montceleux : cette dernière d’abord abandonnée a ensuite été détruite. L’exploitation était assurée par deux agriculteurs extracommunaux de Seine-et-Marne, en fermage, en attendant, projet après projet, qu’on fasse autre chose du site. Sans doute ce statut en suspens a-t-il permis de nier l’évidence, en refusant à ce champ la qualification de zone agricole.
Dans son étude d’impact du projet d’aménagement urbain Sevran Terre d’AvenirGrand Paris Aménagement,
« Étude d’impact
de la Zone d’aménagement concerté Sevran Terre d’Avenir Centre-Ville
– Montceleux », 2019., Grand Paris Aménagement reconnaît pourtant cette nature – dans la section milieu agricole –, de même que sa singularité :
Le site d’étude accueille un grand espace agricole d’un seul tenant, d’environ 27 hectares, qui constitue une pièce unique au regard du contexte urbain dans lequel il s’inscrit. […] En complément, 2 hectares attenants sont cultivés par l’association d’insertion Aurore, en maraîchage au sein du site. L’ensemble des exploitations disposent d’une convention temporaire d’occupation avec Grand Paris Aménagement.
Le rapport acte néanmoins la suppression de l’intégralité des surfaces agricoles sur la zone, alors que l’activité des Jardins biologiques d’Aurore « pourrait être transféré[e] sur un autre siteLe projet Terre d’Eaux et de Culture présenté lors de la concertation citoyenne de 2021 intégrait 1,5 hectare d’agriculture urbaine. ». Les conséquences irréversibles de cette nouvelle densification urbaine au détriment du caractère agricole du site sont fortement relativisées :
L’impact est tout de même à modérer du fait des avis de la SAFER [Société d’aménagement foncier et d’établissement rural] qui identifie le caractère non fonctionnel de ces parcelles enclavées dans le tissu urbain dense et de la CIPENAF [Commission interdépartementale de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers] qui approuve l’aménagement de ces espaces sous réserve que les continuités écologiques soient maintenues.
L’avis de la CIPENAF (Préfet de la région Île-de-France – DRIAAF 2015) conditionne en effet son approbation au « maintien d’une destination naturelle de la majorité de la plaine », mais il porte également la recommandation suivante qui est ignorée : « préciser le devenir des terrains de Montceleux dans le cadre du projet agricole du territoire du Grand Roissy ». On ne sait pas grand-chose non plus de la réalisation d’une étude de compensation agricole collectiveDécret n° 2016-1190 du 31 août 2016 relatif à l’étude préalable et aux mesures de compensation prévues à l’article L. 112-1-3 du code rural et de la pêche maritime. qui est obligatoire pour toute consommation de terres à usage agricole de plus d’un hectare en Île-de-France.
Un nouvel et énième maillage territorial a en effet été conçu pour préserver les espaces agricoles de la plaine de France : celui de la charte agricole et forestière du territoire du Grand Roissy (2016 puis 2019) qui regroupe la communauté d’agglomération Roissy Pays de France et trois communes de Paris Terres d’Envol, à savoir Tremblay-en-France, Villepinte et Sevran. Si l’objectif de la charte est la préservation pérenne (à horizon 2050) de près de 16 500 hectares de terres agricoles, le schéma d’orientation pour l’agriculture entérine également, y compris sur le territoire de Sevran, les pertes liées à des projets à court et moyen terme comme des combats déjà perdusLe schéma métropolitain de cohérence territoriale
de la métropole du Grand Paris, approuvé
en juillet 2023, prévoit
la consommation de
195 hectares d’espaces naturels, agricoles et forestiers.. Parmi les actions à mener au sein de la charte du Grand Roissy figure la mention de la « mise en œuvre du projet CASDARLe compte d’affectation spéciale « Développement agricole et rural » (CASDAR) du ministère de l’Agriculture est un levier pour accompagner la transition agro-écologique. à Sevran et à Gonesse », deux communes qui connaissent des controverses d’aménagement urbainLe projet EuropaCity, abandonné en 2019, prévoyait le développement d’un complexe de loisirs
et de commerces de
80 hectares sur des terres agricoles du Triangle de Gonesse.. L’objectif du projet est la revitalisation agri-urbaine et, dans ce cadre, « deux friches aux potentialités intéressantes » ont été identifiées. Ironie du sort, il s’agit à Sevran de la friche Kodak et non de la dernière grande friche agricole de la ville.
Tout concourt à, au mieux, oublier, au pire, à nier la nature agricole de l’espace impacté, dont ne sont retenues que les fonctions écologiques. Ce constat empirique rejoint les conclusions d’Hervé Brédif et Vincent PupinHervé Brédif et Vincent Pupin, « Réévaluer
la place de l’agriculture… », art. cité. qui étudient la place de l’agriculture et des agriculteur·ices dans les conceptions officielles de l’aménagement de la métropole du Grand Paris. La description suivante semble particulièrement faire écho à la situation de la plaine Montceleux :
C’est surtout l’indifférence générale qui les affecte. […] Qu’une commune ait besoin d’espace pour l’aménagement d’une ZAC ou d’un nouveau quartier, que le département projette de faire des routes ou que l’État décide de soutenir tel ou tel pôle de compétitivité, et l’espace agricole fait toujours office de réserve foncière taillable à merci. De sorte qu[e les agriculteurs] en sont venus à penser que leur seule raison d’être consiste à gérer de manière transitoire un foncier en attente de projet urbain digne de ce nom ; qu’en d’autres termes, la ville peut très bien se passer d’eux quand bon lui semble.
Comme ces auteurs, nous voulons confronter cette indifférence au point de vue des acteur·ices de ces territoires, en interrogeant notamment la capacité de la pratique agricole à rendre habitable un espace de coexistence pour et entre les humain·es et les non-humain·es.
Prolongeant de cinquante années l’étude de Michel Phlipponneau, la géographe Monique Poulot décrit « l’agriculture francilienne dans la seconde moitié du xxe siècleMonique Poulot, « L’agriculture francilienne dans la seconde moitié
du xxe siècle : vers un postproductivisme de proximité ? », Pour, vol. 205‑206, n° 2‑3, 2010. » en deux périodes successives et contraires. Le triomphe des thèses productivistes durant les années 1960 se traduit en Île-de-France par « une logique de mise en place de bassins de production disjoints des bassins de consommation ». Par les céréales et les grandes cultures qui y ont été semées, par les techniques de production mécaniques et chimiques qui y ont été employées, par son rattachement aux types d’exploitations qui en ont assuré le fermage, le champ de la plaine Montceleux s’inscrit pleinement dans cette phase de développement d’une agriculture intensive. Depuis la fin des années 1990, les mouvements de contestation du productivisme, l’attention portée aux causes environnementales et à la qualité de vie ont transformé l’espace agricole qui « s’apparente à un quasi-espace public » dans la région francilienne :
Dans ce nouveau paradigme désormais dominant, la relation avec la ville tend à être revisitée et considérée comme un atout quand la Révolution agricole avait signifié la rupture avec la ville et la formalisation de lieux dévolus à l’une et à l’autreIbid..
Il est intéressant de constater que c’est l’incapacité du champ à sortir d’un modèle productiviste, et donc sa déconnexion avec la ville qui l’entoure, qui a justifié l’avis de la SAFER (qui, par son acronyme même, est peut-être plus compétente pour évaluer les contextes ruraux que l’agriculture urbaine) : en identifiant « le caractère non fonctionnel de ces parcelles enclavées dans le tissu urbain dense », cette dernière a in fine permis de légitimer sa destruction. En n’ayant pas su répondre aux injonctions de la multifonctionnalité agricole, c’est-à-dire témoigner d’une diversité d’utilités économiques, écologiques et sociales (en matière d’emploi mais aussi d’animation et de transmission d’un patrimoine culturel), la place de la plaine Montceleux au sein du territoire semble n’avoir plus de raison d’être.
On peut toutefois critiquer ce concept de multifonctionnalité agricole très en vogue durant la première décennie du xxie siècle, comme le font Hervé Brédif et Vincent PupinHervé Brédif et Vincent Pupin, « Réévaluer
la place de l’agriculture… », art. cité. pour son caractère trop générique, sa discontinuité et son manque de pertinence sur le terrain. Plutôt que de répondre à une liste de fonctions préalablement définies, le rôle que joue l’agriculture dans la métropole du Grand Paris, tel que le redéfinissent ces auteurs sur la base de leurs entretiens, a une dimension bien plus profonde, ontologique même. Il ne s’agit pas de justifier la nécessité des services écosystémiques des espaces agricoles d’un point de vue anthropocentré et utilitariste, mais pour eux-mêmes et parce qu’ils font sens. Les témoignages que nous avons rassemblés depuis des documentaires, des archives et recueillis directement sur le terrain démontrent l’importance de l’espace ouvert agricole du champ de la plaine Montceleux comme horizon, peut-être pas seulement visuel. Nous avons précédemment cité Aïcha ; Jean-Luc nous confie également, après s’être étonné au printemps 2022 de la présence d’un tracteur sur le champ, qu’il a pris en photo :
– Au-delà du champ, personnellement et surtout, c’est que je ne vois pas le béton. Ce que je disais, c’est surtout ça : je vois du vert et les avions qui s’envolent.
– À perte de vue ? Tu ne vois pas une ligne derrière ?
– Ah oui, derrière, on voit les pavillons de Villepinte. Mais bon, ce ne sont pas non plus des bâtiments.
Cet attachement aux espaces ouverts rejoint la notion de sociotopeHenri Lefebvre, La Vie quotidienne dans le monde moderne, Paris, Gallimard, 1968. Alexander Ståhle, « Sociotope Mapping : Exploring Public Open Space and Its Multiple Use Values in Urban and Landscape Planning Practice », Nordic Journal
of Architectural Research, vol. 19, n° 4, 2013.. Un sociotope est ainsi nommé car il met en exergue le fait que tout espace est conçu, puis vécu, mais aussi perçu collectivement : au sein d’une communauté de citadin·es, il s’agit d’une même manière de percevoir les valeurs d’usage d’un espace ouvert, telle une somme d’« insignifiances », qui forme un quotidien partagé. La présence d’espaces ouverts agricoles dans le paysage urbain, dans la routine, fait rarement partie des sujets de discussion entre habitant·es. Il n’y a pas de visibilité ou de plan d’ensemble, de cadre pour cette pensée, écrivent Hervé Brédif et Vincent Pupin, « de sorte que personne ne sait vraiment ce que les autres ont en tête à leur sujet ». Du moins, jusqu’au moment où ces espaces sont mis en péril et que se révèle enfin un sociotope, ou encore…
une nécessité existentielle, ontologique […] : êtres-là au monde, c’est-à-dire habitants hic et nunc, mais ouverts et reliés à l’évolution du vivant et de la conscience sur Terre. Constitutif des lieux où ils vivent ou travaillent, le caractère agricole des espaces ouverts contribue à définir ces lieux autant qu’il contribue à définir en retour les acteurs eux-mêmes. […] Réduire la relation des habitants aux espaces ouverts agricoles à une « identité contre » (contre l’urbanisation) empêche de remonter à la source cachée de cette attitude, de comprendre qu’il s’agit en réalité d’une posture inhérente à une sociopolitique dégradéeHervé Brédif et Vincent Pupin, « Réévaluer
la place de l’agriculture… », art. cité..
Dans la controverse portant sur l’avenir de la plaine Montceleux, il serait malhonnête de faire de ce champ quelque chose qu’il n’est pas en le décrivant comme un lieu paré de qualités agricoles et esthétiques remarquables : il s’agit actuellement, littéralement, d’un no man’s land, dont le caractère inhospitalier ne doit pas être tu ou amoindri. Le traverser durant nos ateliers s’est révélé désagréable, fastidieux, voire éprouvant : la terre labourée mais inculte, parfois boueuse, d’autres fois dure et friable, impose un rythme de marche lent et maladroit, sous le vent ou le soleil cuisant, ponctué de piqûres de chardons et d’insectes. Les produits phytosanitaires qui y étaient répandus (l’arrêté anti-pesticides de la mairie ne vaut que pour les jardins et espaces verts privés comme publics, les bords de route et les voies ferrées) ont eux, pendant longtemps, fait taire les oiseaux, et ce n’est que depuis quelques années d’arrêt des traitements que les ornithologues locaux signalent le retour de l’alouette des champs. Mais comme le rappellent Hervé Brédif et Vincent Pupin, il ne faut peut-être pas pour autant réduire la lutte au sujet de cette plaine à un combat contre un projet immobilier : c’est bien autre chose qui est en jeu pour les habitant·es, l’habitat et l’habiter à Sevran. Et cette autre chose a, notamment, une nature agricole, comme le souligne un élu lors de la concertation citoyenne de Sevran en 2021 :
L’agriculture urbaine a du sens. Les gamins qui ne voient plus de sens à l’école peuvent reprendre confiance en voyant ce qu’ils font. On est un territoire entre le cœur de la métropole et la campagne, qui n’est pas loin. On peut y aller à pied, à la campagne, par le canal. On doit rendre vivant cet entre-deux.
Au sud de la plaine Montceleux, un triangle de deux hectares, large comme l’autoroute A87 qui devait y passer et jouxter le quartier historique du Pont-Blanc, est longtemps resté en friche puis a été squatté. En partie pour répondre à cette occupation illégale de l’espace, le bailleur social Logirep, propriétaire d’une portion de ce terrain (l’autre appartenant, comme le champ, à l’agence foncière publique avant sa cession à Grand Paris Aménagement en 2016), fait appel en 1995 à l’APRAE, l’Association pour la recherche d’alternatives à l’exclusion, pour y installer des jardins d’insertion. Cette association, ultérieurement renommée Aurore, s’organise à l’échelle nationale autour de trois volets : l’hébergement de migrant·es, femmes isolées et mineur·es ; le soin avec des centres d’addictologie et l’accompagnement des personnes en situation de handicap psychique ; enfin l’insertion. Elle installe à Sevran des chantiers d’insertion dont le but est d’accompagner les personnes au chômage de longue durée et qui ne sont pas en situation de se faire employer à y travailler. Beaucoup viennent d’Afrique subsaharienne ou d’Afghanistan, d’autres de très près, comme Pierre qui a étudié dans un lycée agricole, habite à Villepinte et a participé à nos ateliers. Aujourd’hui, cinquante femmes et hommes, à quasi-parité, y ont un contrat aidé pour une durée maximum de deux ans. Au sein de l’une des deux équipes, ils et elles s’adonnent soit à l’entretien des espaces verts en lien avec la mairie, soit au maraîchage biologique, pour produire 20 tonnes annuelles de légumes de 70 variétés différentes, vendues à prix réduit à des adhérent·es.
Si le public d’adhérent·es qui bénéficie des paniers compte relativement peu d’habitant·es du quartier et davantage de citoyen·nes engagé·es dans l’action environnementale ou municipale, le géographe Xavier Guiomar remarque que « beaucoup fréquentent par ce biais un quartier dans lequel ils n’auraient jamais mis les pieds sans l’existence du jardin situé au milieu d’un quartier sensibleXavier Guiomar,
« La densité agricole dans la densité urbaine : l’exemple des jardins d’insertion de Sevran », Pour, vol. 211, n° 4, 2011. ». Il souligne que le choix de la conduite en agriculture biologique, la limitation volontaire de la mécanisation et la production in situ de plants participent au fort besoin de main-d’œuvre qui est l’objectif premier de l’initiative. L’embauche d’encadrant·es qui doivent « allier compétences techniques adaptées à la conduite des jardins et savoir-faire dans l’accompagnement social » est délicate, ce profil hybride étant rare. C’est par exemple celui de Flavio, chargé du volet espaces verts, qui a une formation de paysagiste et était actif dans des associations environnementales avant d’y intégrer une dimension sociale. Car le pari réside bien dans l’imbrication de ces deux dimensions et le soin réciproque apporté aux végétaux et aux humain·es. Lors d’un atelier organisé aux jardins biologiques d’Aurore avec l’anthropologue des plantes Dusan Kazic, Flavio évoque une confidence faite par une salariée de l’association : elle disait ne pas faire attention aux plantes auparavant mais depuis son arrivée aux jardins, elle les voit fleurir et évoluer.
C’est tout le sujet de l’ouvrage Quand les plantes n’en font qu’à leur tête Dusan Kazic, Quand
les plantes n’en font qu’à leur tête. Concevoir un monde sans production
ni économie, Paris, La Découverte, 2022. de Dusan Kazic qui, dans une ethnographie qualifiée de spéculative et attentive aux rapports animés avec les plantes, invite à ne plus voir l’agriculture dans sa seule dimension productive destinée à un usage alimentaire, mais à observer les plantes travailler, dans une dynamique exigeante et parfois violente de « codomestication ». L’exercice proposé à notre collectif d’enquête s’en inspire fortement : la consigne partagée incitait à s’interroger sur le soin réciproque entre humain·es et plantes apportées dans ce lieu et de visiter le jardin biologique en questionnant notre relation aux végétaux de manière plus personnelle. L’association n’a pas vocation à faire des salarié·es de futur·es agriculteur·ices, un débouché restreint dans la métropole du Grand Paris, mais à leur apporter un cadre qui leur permette de trouver ensuite d’autres emplois. Le responsable des Jardins biologiques d’Aurore Lamri Guenouche, ingénieur agronome, confirme cependant que la pratique agricole n’est pas un travail comme un autre et qu’elle a dans ce cas des vertus singulières :
Mon métier, c’est l’insertion. Et l’insertion, sur ces jardins, n’existerait pas sans les plantes. C’est la plante qui lui donne du sens. Les gens viennent pour la réinsertion professionnelle, mais ils n’ont aucune idée de ce que l’on fait. C’est la plante qui sera le liant entre nous. « Ah, moi, je n’ai jamais fait ça, mais je me rappelle que mon père, ou mon grand-père, cultivait les plantes et il faisait ça » : cela s’inscrit dans des histoires, et tous, on a une histoire à raconter. […] Erdinch est arrivé ici au moment des tomates et les tomates sont devenues son dada. Comme si c’étaient ses tomates. Parfois, il venait même le samedi [jour de repos] les tailler, il en prenait soin. Il était heureux au milieu des tomates.
Il ne s’agit pas que de bons moments, Lamri rappelle que celui du ramassage des pommes de terre n’est pas le plus heureux. Que des plantes envahissent. Mais cette relation ambiguë constitue un autre sujet de discussion, puisque le pourpier ou l’amarante font par exemple partie du répertoire culinaire des pays d’origine de certain·es salarié·es, tout comme les parties vertes des navets et betteraves. Aux jardins biologiques, on plante des pommes de terre là où on repère des adventices : plantes sarcleuses, elles sont des alliées qui vont les tuer en profondeur. Les orties, elles, vont être enlevées à proximité d’un plan de tomate, mais elles sont également indicatrices, c’est-à-dire qu’elles informent sur la composition du sol, riche en azote. Elles lui en apportent également, tout comme les légumineuses. Par leurs feuilles urticantes, elles protègent les autres plantes et les sols et c’est pourquoi on les laisse volontiers prospérer tout autour du jardin. Elles sont une barrière un peu moins efficace pour les quelques habitant·es du quartier qui viennent le week-end ou la nuit dérober des fraises (que l’on ne cultive plus pour cette raison) ou faire des batailles de tomates au milieu des plantations. Les relations avec le quartier sont cependant apaisées, et jamais le jardin n’a été pris pour cible, même lors des émeutes de quartiers de 2005 ou 2011. Car le jardin d’insertion fait sens. Pendant la période du Covid-19, alors que les salarié·es avaient droit à un maintien de salaire en restant à la maison, tou·tes ont fait le choix de tout de même continuer à venir s’occuper des plantes. Pour la survie et le soin des plantes elles-mêmes, pour les paniers à ramener chez soi, source de fierté autant que de légumes frais, et pour les adhérent·es qui attendent de les acheter.
Les plantes des jardins partagés voisins jouent un rôle similaire dans la vie des habitant·es du Pont-Blanc qui paient une cinquantaine d’euros annuels et cultivent leur lopin d’une soixantaine de mètres carrés. Sur les vingt-deux parcelles, quatre seulement sont aujourd’hui cultivées contre la moitié il y a quelques années. Elles l’étaient toutes auparavant, aux débuts de leurs quinze années d’existence. L’origine de ces jardins est un dispositif fiscal dont a bénéficié le bailleur social Logirep : l’article 1388 bis du code général des impôts prévoit que les logements locatifs sociaux des organismes HLM bénéficient d’un abattement de la taxe foncière sur les propriétés bâties (TFPB) de 30 % s’ils sont situés dans un quartier prioritaire de la politique de la ville, à la condition d’y renforcer « leurs interventions au moyen notamment d’actions de gestion urbaine de proximité, contribuant à la tranquillité publique, à l’entretien et à la maintenance du patrimoine, à l’amélioration du cadre de vie et à la participation des locataires ».La gestion des jardins partagés a été confiée à l’association Aurore, les deux espaces partageant notamment un puits. Mais cet équilibre est fragile, lié aux subventions qui n’arrivent pas toujours et ont des répercussions immédiates sur la gouvernance et l’organisation matérielle quotidienne.
Un participant assidu de nos ateliers, Jean-Luc, consacre beaucoup de temps et d’énergie à sa parcelle, où l’on trouve du chou grimpant, de la christophine, des baies de goji, des petits pois, des tomates cerises… Sa compagne, Thi Mot, y a semé des plantes vietnamiennes, tandis qu’il y soigne particulièrement ses fraisiers, groseilliers et mûriers. Les parcelles constituent une occasion d’expérimenter différentes pratiques agricoles et, si la terre ne semble pas propice à la permaculture, un ancien jardinier originaire de Martinique a creusé des rigoles pour guider l’écoulement de l’eau.
Les jardins partagés ont déjà été déplacés une fois : ils ont dû céder la place à un parking et leur terre a perdu sa qualité maraîchère. Appelés à disparaître avec l’élargissement de la route, tandis que le plan de rénovation urbaine de la cité « d’urgence » reste nébuleux, quel est l’avenir de ces jardins ? L’incertitude et donc l’inquiétude sont également vives pour les Jardins biologiques d’Aurore. S’il est acté qu’ils doivent quitter les deux hectares qu’ils occupent et sont invités aux discussions sur le projet d’aménagement du champ de la plaine Montceleux, les conditions de leur future installation demeurent floues. Des déplacements successifs sont évoqués, comme si l’agriculture était une pure activité de surface sans lien avec les sols et leur profondeur pédologiqueGrand Paris Aménagement proposait notamment de localiser l’agriculture urbaine au nord de la plaine, sans prendre en compte sa morphologie :
les terrains Montceleux
sont plus élevés au nord alors que la zone sud est plus humide du fait de la présence souterraine
de la Morée.. Arrêter les cultures, installer les serres, préparer les sols autrefois traités aux pesticides et maintenant en jachère : des années blanches sont à venir. Le projet de leur consacrer cinq, voire huit hectares est néanmoins sur la table, ce qui permettrait d’accompagner plus de personnes, se rapprocher d’un équilibre financier, travailler à nouveau avec des écoles proches et fournir en légumes des cantines et restaurants sociaux de Sevran.
Et sur la plaine Montceleux, qu’en sera-t-il du dernier champ de Sevran ? Nous ne pouvons que constater l’absence de volonté, dans les projets soutenus ou portés par Grand Paris Aménagement, d’octroyer une véritable place à l’agriculture, que celle-ci soit ou non qualifiée d’urbaine, une dimension soulignée et regrettée lors de la concertation citoyenne en 2021. Alors que s’est ouvert en septembre 2022 un lycée agricole privé sur le territoire de la commune, qui se qualifie d’agroécologique et dont les travaux pratiques se font sur le domaine de Courances en Essonne, cette incohérence interroge. Le constat est de fait amer, en particulier quand on le met en perspective avec ces quelques lignes écrites par Xavier Guiomar :
La conclusion de cet article pourrait être cette image de réserve foncière d’une trentaine d’hectares à Sevran en bordure du jardin d’insertion, et à une douzaine de kilomètres du périphérique de Paris que la mairie a tenté de racheter mais que l’agence foncière publique propriétaire ne veut pas brader. Le choix politique de privilégier telle ou telle utilisation de ce type d’espace devenu très rare est un véritable choix de société. L’étude de l’impact des jardins d’insertion sur les territoires périurbains plaide pour une utilisation dense de ces espaces ouverts et accessibles aux populations urbaines les plus modestes, tout en gardant leur nature agricoleXavier Guiomar,
« La densité agricole dans la densité urbaine… », art. cité..
Dix ans après, ce raisonnement n’a pas perdu de sa pertinence, mais le « choix de société » appelé de ses vœux semble, depuis, fort compromis.
Juin 2022. Nous retrouvons Benoît sur les 32 hectares. Benoît est designer de recherche, il collabore avec des collectifs dont il observe et soutient le travail en situation. Nous nous sommes donné rendez-vous sur ce que nous avons fini par appeler, entre nous, « l’oasis » – cette zone arborée à l’est de la plaine Montceleux, qui tranche avec le champ nu au repos. Cela fait maintenant plusieurs mois que nous arpentons la zone, à l’écoute des oiseaux, à l’affût de sa végétation qui se transforme, cherchant à trouver des indices de son histoire dans son sol ou ce qui l’entoure. Toujours dans l’intention de la décrire au plus près, sensibles à la manière dont notre perception de l’espace se transforme au fil du temps passé sur le terrain. Aujourd’hui, nous nous prêtons à des exercices d’attention pour appréhender autrement les 32 hectares et cherchons à solliciter d’autres sens que notre vue : « En tant qu’humains, nous mobilisons beaucoup le regard, nous observons avec les yeux – un peu avec les oreilles pour certains d’entre nous. Le paysage est de l’ordre de l’image. Nous allons aujourd’hui observer les effets des formes d’abstractionCet atelier emprunte aux reprises des propositions
du philosophe Alfred North Whitehead par le philosophe belge Didier Debaise, notamment dans Didier Debaise, L’Appât
des possibles. Reprise de Whitehead, Dijon, Les Presses du réel, 2015.. » Benoît précise : « Quand c’est abstrait, c’est distant, a-t-on l’habitude de dire. L’abstraction nous semble être un geste évolué, exceptionnel. Pour se réapproprier l’abstraction, les philosophes pragmatistes proposent de la mettre partout. Ce geste a pour effet de réduire une partie de ce que l’on peut percevoir pour en amplifier une autre. C’est une manière de filtrer. Pendant que vous [lisez ce texte], vous faites abstraction de la perception de vos pieds sur le sol, vous n’y pensez pas. »
Privilégier une abstraction plutôt qu’une autre produit des effets sur notre manière d’aborder la plaine Montceleux. Aujourd’hui, nous sommes invité·es à l’habiter avec notre corps, au présent, et non pas à l’observer depuis une perspective aérienne, tel l’aménageur projetant un futur qui la transforme, ni depuis sa lisière, tel un promeneur qui en ferait le tour. Prêter attention à l’expérience que l’on fait d’un lieu est une tout autre manière de le comprendre. Cela pourrait peut-être nous permettre de saisir ce que l’histoire urbaine ne dit pas du territoire où nous nous trouvons – qu’elle le taise ou qu’elle cherche à ne pas le valoriser. Une observation minutieuse et prolongée de ce qui est au ras du sol et à hauteur du regard, à portée de main et à l’horizon, « rend chaque entité digne d’intérêt, permet de se lier lucidement à des environnements quotidiens et de les transformer par notre présenceg.u.i. (Nicolas Couturier, Benoît Verjat et Tanguy
Wermelinger) (dir.), « Des écotones », La Navette n° 2, Biennale Internationale Design de Saint-Étienne 2022, sous le commissariat d’Ernesto Oroza. ».
Nous démarrons par un exercice d’écouteCes exercices
de perception sont empruntés aux pratiques (éco)somatiques comme celle du Deep listening développée par la musicienne Pauline Oliveros.. Il consiste à distinguer un maximum de sons autour de nous, à les identifier et à les nommer : du plus proche au plus lointain, de notre propre respiration aux bruits de fond. Ce matin-là à Sevran, nous entendons la fauvette à tête noire, des corneilles, l’aboiement d’un chien, quatorze voitures et trois vélos, des avions proches qui paraissent très distants, le bourdonnement incessant d’insectes, l’alouette des champs, des pies, le RER B, le vent dans les arbres, une fermeture éclair qui voulait se faire discrète sans y parvenir, nos micromouvements, des voix humaines, une toux. Benoît propose ensuite un nouvel exercice qui mobilise encore notre écoute : il s’agit à présent de percevoir notre environnement sonore comme s’il ne formait qu’un seul son. C’est très difficile, presque impossible. Nous cherchons à sentir ce que cela fait de ne pas découper le réel en choses que l’on connaît. Autrement dit, de s’exercer à reconnaître nos manières d’abstraire.
Ces exercices, que complètent des balades silencieuses puis commentées en petits groupes, invitent à d’autres manières de sentir et de se relier à son environnement immédiat. Soudainement, la friche paraît bien plus peuplée qu’auparavant : les oiseaux que l’œil non expérimenté repère mal se sont fait entendre, les plantes se sont manifestées dans toute leur diversité, le bruit des insectes s’est mêlé à celui des avions. « Qu’est-ce qu’on décide de rendre remarquable dans ce qu’on observe ? », se demande la philosophe Vinciane DespretVinciane Despret, Habiter en oiseau, Arles, Actes Sud, 2019, p. 154. à propos des oiseaux. Cette question peut littéralement nous habiter dans l’exploration d’un terrain qui est loin d’être un vide, ou une succession de plans plus ou moins agissants, ou un simple champ. Car « accorder de l’attention […], c’est une autre façon de déclarer des importancesIbid., p. 15. ». Cette posture nous invite à laisser exister des choses que d’ordinaire nous ignorons, « de rompre avec certaines routines », « pour rendre possibles d’autres histoires »Ibid.. Cela nous permet d’écrire une version plus riche de la plaine Montceleux, son portrait fragmenté en de multiples facettes.
Cela fait également avancer notre enquête, en soulevant des détails qui suscitent questionnements et recherches. Il s’agit d’aiguiser nos sens pour intensifier l’expérience du lieu puis d’enrichir nos mémoires, personnelles et collectives, partagées et oubliées, cognitives et physiques. Cela contribue à faire vivre le lieu dans différentes temporalités : l’affûtage des sens au présent réactive des souvenirs qui rendent de nouvelles projections possibles. Aïcha s’est souvenue des parties de cache-cache dans les hautes herbes vertes du champ. Travailler, enquêter de cette manière nous attache à cette plaine (en particulier l’oasis !), plus intensément et autrement, nous fait nous rendre compte de l’importance de l’ordinaire et le dote de qualités. Ces pratiques d’attention pourraient nous aider à remédier à ce que l’écologue Audrey Muratet nomme « la cécité écologique » des urbain·es. Elles font en tout cas surgir de nombreuses questions, invitant à de nouveaux scénarios. Souvenons-nous, comme l’écrit Isabelle Stengers dans Réactiver le sens commun, que « l’enjeu de la question n’est pas la réponse qui sera donnée mais une transformation affective ou existentielle – un élargissement de l’imaginationIsabelle Stengers, Réactiver le sens commun. Lecture de Whitehead en temps de débâcle, Paris, La Découverte, 2020, p. 82.».
Dans la récalcitrance de la plaine Montceleux à se laisser aisément catégoriser, une hypothèse est de la qualifier de « friche », comme nous l’a soufflé Cécile qui, dans son travail personnel et au sein du collectif Inter-friches, en a fait son objet de recherche et d’intérêt. Au premier abord, on a souvent l’impression qu’il n’y a rien dans les friches – ou plus exactement, que rien ne vaut d’y être remarqué. La friche est encore souvent perçue comme synonyme d’une absence de vie, où seules les broussailles pousseraient, étouffant tout, lui conférant un caractère mal aimable. Au contraire, elle présente les milieux écologiques les plus divers dans la ville, nous disent les écologues. Sur une seule friche, selon sa taille, on compte jusqu’à 200 plantes différentes – nous en avons dénombré près de 30 en une matinée sur notre site – et on observe la présence d’animaux – comme le renard aperçu avant l’un de nos ateliers. Le rôle joué par les friches dans le maintien de la biodiversité urbaine est bien connu et largement documentéSébastien Bonthoux, Sabine Greulich, Sabine Bouché-Pillon
et Francesca Di Pietro,
« Le rôle des friches dans le maintien de la biodiversité en ville : une revue bibliographique », Colloque urbanités et biodiversité, 2013. L’article se réfère notamment à Erik Öckinger, Åse Dannestam et Henrik G. Smith, « The Importance
of Fragmentation and Habitat Quality of Urban Grasslands for Butterfly Diversity », Landscape and Urban Planning,
vol. 93, n° 1, 2009. : elles présentent un nombre d’espèces plus élevé que les autres espaces verts urbainsSébastien Bonthoux et al., « Le rôle des friches dans le maintien de la biodiversité en ville », art. cité.. De par leur absence de gestion, on dit des friches qu’elles évoluent librement, c’est-à-dire qu’elles se développent à leur propre rythme, selon leurs propres règles, sans intervention humaine. Cette libre évolution permet aux écosystèmes de se reconstituer, notamment dans des environnements abîmés. Les friches abritent ainsi une diversité d’habitats pour les espèces animales et végétales, dont le nombre augmente avec leur superficie. L’hétérogénéité des paysages que contient la friche est aussi une succession temporelle, écrit Audrey Muratet :
les […] végétations [des friches urbaines] sont dynamiques, évoluent dans le temps, se succédant en une séquence toujours identique. Le processus commence par une communauté d’espèces pionnières, les premières à coloniser des sols fraîchement perturbés qui seront progressivement remplacées par une autre communauté végétale plus dense, composée d’espèces sociales. Puis croissent les premiers arbustes, à l’ombre desquels se développent les arbres – les « adultes ». La succession se caractérise notamment par la hauteur du couvert végétal qui augmente au cours du tempsAudrey Muratet, Myr Muratet et Marie Pellaton, Flore
des friches urbaines, Paris, Xavier Barral, 2017, p. 19..
Si on laisse évoluer librement une friche dans un climat tempéré comme celui de l’Île-de-France, elle tend naturellement à se « recouvrir » et à devenir une forêt.
Nos exercices d’attention et nos arpentages nous ont enseigné que la plaine Montceleux est un espace composite, dont les sols changent de nature et de qualité parfois d’un mètre à l’autre. La variété de ses paysages et de ses végétations nous invite à la considérer comme un écotone, qui est une lisière ou un espace de transition entre deux milieux écologiquement différents, représentant plus que la somme des deux milieux qu’il lie. Ces « espaces limites, lieux d’interfaces […] obligent à complexifier les classifications de milieux et rend caduques les binarités de nature et culture, les différences entres milieux naturels et milieux artificielsg.u.i. (Nicolas Couturier, Benoît Verjat et Tanguy
Wermelinger) (dir.), « Des écotones », op. cit. ». L’écotone Montceleux se présente comme un milieu socio-écologique riche et hybride, où se mêlent traces de vie humaines et non humaines, plus ou moins discrètes. L’écologie urbaine, qui étudie la ville comme un écosystème dans une perspective naturaliste, sociologique, géographique et philosophique, est un outil précieux pour comprendre ces écotones. L’histoire d’un lieu se lit dans sa végétation, qui résulte de facteurs à la fois environnementaux et anthropiques : quand un champ au printemps présente une dominance de rouge, c’est de l’oseille attestant un sol épuisé par l’agriculture. Dans des espaces anciennement pollués, on observe une végétation vert fluo ou violet foncé. Plus un sol a été traité, dégradé, occupé ou potentiellement pollué, moins la végétation est importante et variée.
Le grand espace agricole de la plaine Montceleux accueillait sur 27 hectares des cultures céréalières jusqu’en 2019. Il est maintenant au repos, en jachère – en friche, littéralement. Lors d’un premier repérage effectué au printemps 2022 en compagnie de l’écologue Marion Brun, nous avons pu constater la diversité de milieux et de végétations du site, en cela caractéristique des friches. Le champ était recouvert de rosettes, ces plantes dont les feuilles s’étalent en cercle au sol : cette famille de chardons et de pissenlits est le signe d’une terre cultivée qui n’est pas mauvaiseLes analyses du sol conduites par la mairie
de Sevran ont cependant montré un sol très appauvri.. Sur sa partie est, à la lisière du chemin bordé de platanes, un espace ouvert et non géré présente un milieu très différent. La présence du compagnon blanc, parmi des trèfles très hauts, indique que le sol n’y a jamais été tassé et paraît même de bonne qualité. Nous y observons l’armoise commune, la carotte sauvage, la vergerette, le gaillet gratteron, la laitue et la vesce, toutes appartenant à la végétation des friches qui succède aux milieux pionniers. On retrouve également des espèces prairiales (spécifiques aux prairies), homogènes et très sociales, comme le dactyle et le pâturin commun, qui font disparaître le sol sous leur densité. Il s’agit d’herbes intermédiaires, se situant en dessous du regard humain. Les différentes strates de végétation indiquent que l’espace évolue librement depuis longtemps, sans coupe : de petits peupliers, des arbres rudéraux, c’est-à-dire une espèce pionnière, commencent à « fermer » l’espace en inaugurant le stade arboré. Attenant à cette zone, sur ce que l’on nomme « technosol » ou « anthroposol » à cause du macadam qui le recouvre, poussent des ronces et des mûriers de manière foisonnante, typiques des friches urbaines et industrielles. On y trouve le pâturin comprimé, spécifique aux interstices minéralisés dont la « flore assez discrète […] a su s’adapter […] [aux] faibles quantités de terre et d’eau disponibles dans les fentes et les recoins du sol ». Non loin poussent le mouron rouge et la moutarde des champs, végétation caractéristique des milieux pionniers et des sols remodelés, « la première qui va croître suite à une perturbation ayant mis le sol à nu ». Enfin, le long du fossé, en bord de route, on distingue une bande de zone humide – une noue permet de récupérer l’eau qui ruisselle. À certains endroits, elle devient arborée : elle va agir comme une haie et permettre la circulation d’espèces animales. Sur le pourtour de la plaine, au niveau de la route, se développe la prêle des champs, propre aux berges et aux zones humides, ainsi que des roseaux. Toute cette biodiversité qu’abrite la plaine Montceleux est en de nombreux points similaire à celle des friches de la petite couronne parisienne.
Une friche est un lieu d’émergence du vivant, où pousse ce qui veut pousser, même discrètement. Mais si les friches apparaissent comme des refuges de biodiversité dans une écologie urbaine contrainte, c’est aussi parce que les villes sont à l’origine d’une perte importante de biodiversité (en nombre d’espèces comme en taille de populations). En effet, elles entraînent un « processus d’homogénéisation biotique », qui « désigne le gain des espèces ubiquistes [colonisant différents types de milieux, comme le pigeon biset ou le pâturin annuel] et la perte d’espèces localesAudrey Muratet et François Chiron, Manuel d’écologie urbaine, Dijon, Les Presses du réel, 2019, epub. ». Les faunes et les flores ont tendance à s’uniformiser à travers le monde et ce, d’autant plus que l’évolution génétique est rapide en ville. La richesse observée localement sur une friche va de pair avec l’érosion de la biodiversité globale.
Le sol est une banque de graines et, au moment où l’activité humaine faiblit ou cesse sur un site, sort ce qui a envie de sortir. C’est aussi vrai pour les animaux et les humain·es : viennent sur la friche celles et ceux qui en ont envie. Comme nous par exemple. Sans autorisation, nous sommes entré·es, avons traversé, farfouiné, collecté. Nous avons trouvé des herbes affaissées, des déchets abandonnés, suivi des chemins de désir à travers le champ et les herbes. Le nord de la plaine a parfois des airs de décharge. La friche s’inscrit dans des « paysages urbains [qui] peuvent être appréhendés comme des systèmes socio-écologiques complexes, dans lesquels les décisions et les choix de gestion humains créent des mosaïques spatio-temporelles de différents types d’habitatsSébastien Bonthoux et al., « Le rôle des friches dans le maintien de la biodiversité en ville », art. cité. ». Un bel exemple illustre cette intrication : le chant des oiseaux dans les villes. Dans leur Manuel d’écologie urbaine, Audrey Muratet et François Chiron nous apprennent que le son produit par les villes a un impact sur les comportements des oiseaux : en émettant des sons graves, à basse fréquence, l’espace urbain favorise les oiseaux qui chantent dans les hautes fréquences et contraint certaines espèces à s’adapter, en montant dans les aigus, pour se maintenir dans leur environnement.
Par leur fragmentation, les paysages urbains limitent et modifient les déplacements, journaliers comme saisonniers, des espèces animales et végétales. Cela est vrai également pour les humain·es, en particulier les personnes vivant dans des quartiers enclavés comme celui de Montceleux Pont-Blanc.
Cette fragmentation est double : horizontale, lorsqu’elle est produite par les infrastructures de transport, et verticale, lorsqu’elle est engendrée par des bâtiments dont la hauteur entraîne un effet d’isolement. La matrice urbaine, qui artificialise et imperméabilise les sols, sépare ainsi les espèces les unes des autres.
Le couvert végétal dans la ville est très important pour toutes les populations qui l’habitent. Audrey Muratet et François Chiron écrivent que « le maintien du fonctionnement des écosystèmes urbains dépend aussi bien des surfaces qu’ils occupent que de leur répartition spatiale à l’échelle d’une agglomération ». Les auteur·es estiment qu’un minimum de 30 % de zones couvertes par de la végétation ou de l’eau est nécessaire pour assurer le bien-être des citadin·es et limiter le déclin de la biodiversité. Il est par ailleurs fondamental que ces espaces végétalisés offrent une continuité aux espèces : « une surface continue de quatre hectares est le minimum nécessaire au fonctionnement d’une nature ordinaire adaptée au milieu urbainAudrey Muratet et François Chiron, Manuel d’écologie urbaine, op. cit. ».
Si les espaces végétalisés doivent être suffisamment grands et bien distribués sur le territoire, ils doivent également être reliés entre eux : on parle alors de la connectivité d’un paysage, que l’on dit fonctionnelle lorsque sa morphologie permet aux espèces de se disperser et de se déplacer. Bien sûr, un même territoire n’est pas fonctionnel de la même manière pour toutes les espèces. Par exemple, pour les plantes et les oiseaux, les espaces de nature ne doivent pas être éloignés de plus de 300 mètres d’un autre habitat favorable ou d’un espace de circulationIbid..
La connectivité d’un territoire dépend de ses continuités écologiques, c’est-à-dire de son réseau d’espaces naturels terrestres et aquatiques reliés les uns aux autres. Ces continuités sont constituées de « réservoirs de biodiversité » et de « corridors écologiques » les raccordant selon le chemin le plus rapide et le plus aisé à emprunter. Les continuités se pensent à différentes échelles du territoire et, une fois de plus, selon les espèces : plus on considère un territoire à une échelle locale, plus des éléments petits vont prendre de l’importance, comme par exemple un réseau de mares pour des batraciens, ou un bosquet pour des papillons. On dénombre trois types de corridors écologiques : le corridor paysager (une large bande paysagère, comme des haies dans une prairie, un bois ou un fleuve), le corridor en « pas japonais » (un réseau d’îlots favorables comme des jardins ou des buissons au sein d’une matrice moins favorable) et le corridor linéaire (une bande étroite, comme un fossé ou une rivière).
Pour préserver et restaurer les continuités écologiques sur le territoire français, un outil a vu le jour : la trame verte et bleue (TVB)trameverteetbleue.fr. Elle doit permettre la cohabitation, cruciale dans un territoire urbanisé comme le Grand Paris, entre les vivants et les activités humaines. La trame verte et bleue est déclinée à l’échelle de la région Île-de-France à travers des documents (SRCE, DRIF) qui ont vocation à rendre le territoire perméable au vivant. La plaine Montceleux y est identifiée comme un corridor de la sous-trame herbacée : elle joue le rôle de relais entre les vastes parcs de la Poudrerie et du SaussetRespectivement
de 140 et de 202 hectares. (labellisés ZNIEFF/Natura 2000) pour les espèces animales et végétales caractéristiques des milieux ouverts (prairies), semi-ouverts (haies et bocages) et arborés (vergers). Ce rôle doit être renforcé et amélioré par les futurs aménagements du site, qui remplit également une fonction stratégique au niveau départemental en permettant les déplacements du nord au sudVoir le CDT Est Seine-Saint-Denis.. Enfin, parcourue dans ses souterrains par la rivière la Morée, recouverte depuis la moitié du xxe siècle, la plaine Montceleux, dont la zone sud est facilement inondableLe site est vulnérable
au ruissellement et au phénomène de remontée
de nappes., joue un rôle qui pourrait être amplifié dans la gestion de la trame bleue et des eaux pluviales.
Des chercheur·es préconisent aujourd’hui d’enrichir la trame verte et bleue d’une nouvelle couleur, le noir, afin de mesurer la pollution lumineuse et prévenir ses nombreuses conséquences sur la santé humaine (obésité, cancer, etc.) et les espèces animales. Les espèces nocturnes, qui en sont les premières victimes, représentent, à l’échelle mondiale, 30 % des vertébrés et 60 % des invertébrés. Le « dôme luminescent » que produisent les villes peut s’étendre sur des centaines de kilomètres autour d’elles, constituant une entrave écologique majeure aux déplacements d’oiseaux migrateurs notamment.
L’un de nos ateliers nous a permis de saisir sur le terrain la double fonction de réservoir et de corridor écologiques de la plaine Montceleux : nous avons suivi Dauren, qui a contribué à la réalisation de l’Atlas des oiseaux nicheurs du Grand Paris, publié par la Ligue de protection des oiseaux (LPO), pour une balade ornithologique sur la plaine Montceleux. De 2015 à 2018, Dauren a prospecté cette zone de manière méthodique. Sur une carte IGN, il a découpé sa zone d’observation en un maillage de transects, sur un carroyage de 2 x 2 kmCette chaîne de traductions nécessaires
pour transformer le foisonnement du réel en inscriptions scientifiques fait écho aux processus dont est témoin Bruno Latour quand il accompagne botanistes et pédologues en forêt amazonienne : « Je me croyais dans la forêt, or,
par l’effet de cette pancarte, nous nous trouvons dans un laboratoire, certes minimaliste, balisé par
la grille de coordonnées.
La forêt, quadrillée,
se prête déjà au recueil des informations sur du papier également quadrillé. » Bruno Latour, « Le topofil
de Boa Vista ou la référence scientifique, montage
photo-philosophique », Raison Pratique, n° 4, 1993.. Il la parcourait à deux reprises dans l’année, pour tenir compte de la phénologie des espèces, sur 3 kilomètres sans s’arrêter, à différentes heures du jour, au fil des saisons, et notait tout ce qu’il entendait et voyait, où et à quelle distance. Il a suivi deux protocoles pour déterminer – de manière probable, possible ou certaine, selon la fiabilité de ses observations – les lieux de nidification d’oiseaux à partir d’indices sur le terrain, et la densité de leur population – faible, moyenne ou forte –, une fois leur présence avérée. Les données ainsi collectées ont ensuite été vérifiées et modérées par des scientifiques pour établir des grilles de densité et des cartes de présence des oiseaux dans l’atlas.
Lors de ses arpentages réguliers, Dauren a observé que les sternes survolant régulièrement les Jardins d’Aurore viennent du Sausset. Elles vont pêcher dans le canal de l’Ourcq, au niveau de l’écluse de Sevran, puis repartent dans l’autre sens, avec leur poisson dans le bec. Il a aussi découvert une colonie de choucas des tours, de petits corvidés que l’on croise souvent à la campagne, sur les églises. Elle niche à l’hôpital Robert Ballanger, dans les trous du vieux bâtiment central en briques rouges. Il a encore repéré la linotte mélodieuse, un petit oiseau granivore qui vit dans une friche juste au sud de la plaine Montceleux. Il s’agit de la tribu la plus proche de Paris de cette espèce. Il a ainsi constaté que la plaine et les quelques friches qui l’entourent, en plus d’être empruntées par les oiseaux pour leurs déplacements, sont des réservoirs de biodiversité abritant une dizaine d’espèces d’oiseaux nicheurs, distinctes de la trentaine d’espèces recensées dans le parc de la Poudrerie. Les friches abandonnées et broussailleuses présentent une biodiversité spécifique : il importe en ce sens de les préserver, d’autant que ce sont des milieux complexes à reproduireUne tentative de répliquer un milieu de
friche a été entreprise au parc du Sausset, pour attirer les espèces qui lui sont caractéristiques, mais
sans succès..
En travaillant sur une durée de quatre années, Dauren a aussi noté des évolutions au sein des populations présentes : le pic noir, venu de la forêt de Bondy, est réapparu au parc de la Poudrerie et les faucons hobereaux sont revenus. La proximité de Sevran avec la Seine-et-Marne, un département moins urbanisé et plus boisé, la destruction de nombreux habitats naturels dans la région et le réchauffement climatiqueLe réchauffement a fait rester à Sevran les fauvettes à tête noire et les pouillots véloces. Dans leur Manuel d’écologie urbaine, Audrey Muratet et François Chiron écrivent que les animaux et les végétaux doivent migrer vers le nord, de 212 km pour les oiseaux, pour retrouver les mêmes conditions de vie qu’auparavant. On parle
de « dette climatique ». ont favorisé le retour de certaines espèces d’oiseaux dans la ville.
Durant l’atelier avec Dauren, nous avons observé 15 espèces d’oiseaux, par identification visuelle ou auditive : le chardonneret élégant, l’épervier d’Europe, l’étourneau sansonnet, le faucon crécerelle, le faucon hobereau, la fauvette grisette, l’hypolaïs polyglotte, la linotte mélodieuse, le martinet noir, le moineau domestique, le pic vert, la pie bavarde, le pigeon biset, le pigeon ramier (ou palombe) et le tarier pâtre. La cartographie qui précède reproduit les migrations et déplacements de cinq espèces repérées autour de la plaine Montceleux, aux profils variés : elles nichent dans des friches, dans la campagne et dans la forêt, et se déplacent de manière journalière ou saisonnière. Cette carte montre que la plaine Montceleux s’inscrit dans une vaste géographie.
L’observation des oiseaux qui nichent et traversent la plaine Montceleux, la lecture de sa végétation étagée, l’arpentage de ses terrains, le décryptage de cartes et autres documents techniques, nous montrent que le site est un territoire habité et traversé, reliant des quartiers et des paysages. Dernier champ de Sevran, il est aussi le témoin de la déprise agricole de la ville et, en cela, « marque la fin d’une territorialité spécifique, la disparition de relations et d’interrelationsVoir Claude Raffestin, « Une société de la friche
ou une société en friche », Collage, n° 4, 1997, cité dans Claude Janin et Lauren Andres, « Les friches : espaces en marge ou marges de manœuvre pour l’aménagement des territoires ? », Annales de géographie, vol. 663, n° 5, 2008. », notamment l’entrelacement de la vie rurale et de la banlieue étudié précédemment. La friche se montre comme « un indicateur de changement, un indicateur du passage de l’ancien à l’actuel, du passé au futur par un présent de criseIbid. ». Le champ en friche est ainsi devenu une friche aux rôles multiples.
La notion de « friche » est poreuse. À l’origine, elle vient du monde agricole, elle est synonyme de jachère et désigne un soin apporté à la terre dans la rotation des cultures. Était en friche ce que l’on voulait protéger, préserver. Avec le temps, l’évolution des pensées, laisser se reposer est devenu délaisser, mettre de côté, perdre quelque chose. Cette perception négative remonte à loin et, déjà au xviie siècle, le Dictionnaire universel de Furetière définissait la friche comme « un champ négligé et inculte ». Si les « friches frondeuses […] n’ont pas bonne presseSarah Petitbon, Vercors, Vie Sauvage, Cognac, 369 éditions, 2021. », c’est parce que leur paysage est synonyme d’un passé révolu, d’une déprise industrielle ou agricole par exemple. Depuis les années 1970, la perception des friches s’est modifiée. Laisser à l’abandon signifie laisser le lieu se régénérer. La pression foncière a ensuite réinséré les friches dans les dynamiques urbaines et elles ont commencé à être vues comme des espaces d’opportunité, notamment économique. Comme l’écrivent les architectes Manon Bélec et Cécile Mattoug :
La fabrique de la ville se révèle productrice de la vacance. Elle rend possible la disponibilité des espaces pour le spontané. Résidus, marges, interstices, ces espaces sont mis à l’écart par la fabrique de la ville et c’est justement cette mise à l’écart qui permet l’expression spontanée de la végétation et des pratiques habitantes. L’effacement involontaire de ces espaces vacants du tissu urbain leur confère un rôle de page blanche, permet leur transformation en espace de ressource, tout en les rendant disponiblesCécile Mattoug et Manon Bélec, « Ressource
et épuisement des espaces spontanés dans la fabrique de la ville », dans Manola Antonioli
et al. (dir.), Saturations. Individus, collectifs, organisations et territoires
à l’épreuve, Grenoble, Elya éditions, 2020, p. 160..
La plaine Montceleux se caractérise par son importante superficie – elle représente près de 5 % de la ville – et sa situation à la frontière administrative entre les deux communes de Sevran et Villepinte, c’est-à-dire, comme de nombreuses friches, aux confins d’une entité administrative. Elle fait la jonction – ou la séparation selon les points de vue – entre les quartiers pavillonnaires des Sablons et de Villepinte et les grands ensembles de Montceleux Pont-Blanc. Sa localisation en périphérie de Sevran a tendance à nourrir une représentation plus négative auprès des habitant·esDans l’article « Usages
et représentations des délaissés urbains, supports de services écosystémiques culturels en ville » (Environnement urbain, vol. 11, 2017), les auteur·es Marion Brun, Lucy Vaseux, Denis Martouzet et Francesca Di Pietro s’interrogent « sur l’éventualité d’un impact
de la localisation du délaissé dans le gradient urbain sur les représentations qu’en
ont les habitants riverains ». que si elle était située en centre-ville. Cette perception est confortée par l’existence de la friche Kodak, au sud de la ville, qui connaît un tout autre sort : reconnue comme friche, elle a fait l’objet d’une dépollution partielle et a été réhabilitée afin de constituer un réservoir de biodiversité.
Nous l’avons vu précédemment, les sols des 32 hectares sont composés d’alluvions tandis que ceux de la corne sont formés de limons de plateaux. Les sous-sols du site sont quant à eux marqués par une forte présence de gypse, présentant un risque naturel de dissolution. L’urbanisation et les activités anthropiques multiples qu’a accueillies la région parisienne depuis le xixe siècle font de la plaine Montceleux un site sensible à la pollution des sols. Si elle n’est pas répertoriée dans les bases de données BASOL (recensant les sites et sols pollués) et BASIAS (inventaire national historique de tous les sites industriels et d’activités de services, abandonnés ou non, susceptibles d’engendrer une pollution de l’environnement), elle a fait l’objet d’une étudeÉtude hydrogéologique réalisée par FONDASOL pour le compte de l’établissement public d’aménagement (EPA)
de la Plaine de France. en 2015. Cette dernière a mis en évidence la présence de remblais hétérogènes, ainsi que des sulfates en concentration supérieure à la valeur de référence pour l’eau potable sur certains points du siteVoir l’étude d’impact réalisée par Grand Paris Aménagement.. Les sols ont aussi été infiltrés par des années de traitement aux pesticides.
Et pourtant, la plaine Montceleux est une ressource importante pour Sevran. Au cœur de grands chantiers rêvés, abandonnés ou à venir, elle présente des enjeux écologique, agricole, territorial et économique. Espace composite, réservoir de biodiversité et corridor écologique, elle est une alliée pour atténuer les effets du réchauffement climatique et joue un rôle de régulateur thermique, dans un département très urbanisé comme la Seine-Saint-Denis, où les îlots de chaleur urbains (ICU) sont un phénomène de plus en plus fréquent. À l’avenir, elle pourrait accueillir des projets d’agriculture urbaine, dans la continuité des Jardins d’Aurore qui la jouxtent, sur une superficie de plusieurs hectaresÀ l’heure où nous écrivons ces lignes,
le projet d’aménagement
de la ZAC n’a pas encore
été arrêté. D’après des sources officieuses, plusieurs hectares pourraient être dédiés
à l’agriculture.. Le développement de la métropole parisienne, dont la logique de densification se fait au détriment de terres arables, rend la dépendance alimentaire d’une population grandissante de plus en plus préoccupante, surtout dans un contexte de réchauffement climatique. Citoyen·nes, élu·es et entrepreneur·ses sont nombreux·sesVoir la consultation citoyenne de 2021 documentée dans le chapitre « Un commun
à habiter ». à vouloir laisser de la place à des projets agricoles qui, s’ils ne peuvent rendre les villes de la métropole souveraines d’un point de vue alimentaire, réinscrivent la pratique de la terre et l’alimentation au cœur de la cité. La plaine est encore stratégique pour désenclaver le quartier Montceleux Pont-Blanc et l’ouvrir au reste de la ville. Enfin, l’intérêt est aussi économique car le terrain est une réserve foncière non négligeable, permettant la réalisation de nouvelles habitations, même si seule une petite partie est constructible. Les aménagements qu’il doit accueillir s’inscrivent dans une politique de densification urbaine portée par la métropole du Grand Paris.
En marge du développement de la ville de Sevran, et pourtant sans cesse au cœur de projets à venir, la plaine Montceleux présente donc des caractéristiques et des enjeux propres aux friches urbaines. Elle ne figure néanmoins pas parmi les 2 700 friches recenséesDont presque 800
à Paris et en petite couronne. La typologie établie par le recensement est la suivante : habitat, activités, équipements, loisirs, infrastructures, carrières, transports, agriculture
et espaces ouverts. par l’Observatoire des friches franciliennes, que l’Institut Paris Région a créé dans le cadre du plan régional « Reconquérir les friches franciliennesVoté en 2019, ce plan s’est traduit en 2021 par
un appel à manifestation d’intérêt (AMI) dont
l’objectif était de « limiter concrètement l’étalement urbain et préserver les terres naturelles et agricoles ». 100 projets de « requalification » de
friches ont été soutenus. », et qui ne prend pas en compte les parcelles agricoles ou en jachère. Pourtant, l’activité agricole est aujourd’hui stoppée et la partie du terrain que nous appelons l’oasis n’est plus cultivée depuis très longtemps – depuis un demi-siècle d’après les images d’archives. Les 32 hectares ne sont pas non plus répertoriés dans l’inventaire national CartofrichesLe Cerema utilise
les données de BASIAS et BASOL, ainsi que des lots
de données nationaux comme les candidatures
aux appels à projets, et s’appuie sur des acteur·ices localement (observatoires, études) pour consolider son recensement national: cartofriches.cerema.fr/
cartofriches mis en place par le Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema). La plateforme recense 336 friches franciliennesSite consulté
le 13 mai 2023. parmi 8 358 friches en France, soit une estimation bien en deçà de celle de l’Observatoire des friches franciliennes. Cet écart souligne l’importance et la variabilité de la méthodologie et des critères retenus pour identifier ces espaces.
Si on distingue couramment les friches selon leur usage antérieur (industriel, militaire, commercial, urbain, agricole), si elles présentent des caractéristiques diverses, c’est avant tout leur potentiel de transformation qui suscite l’intérêt de différents acteur·ices, des habitant·es aux aménageurs, des entreprises aux autorités. Comme le souligne le collectif Inter-friches :
dans le champ de l’urbanisme, les friches sont surtout considérées en fonction de leurs potentialités futures, en tant qu’espaces à bâtir, supports de densification et rarement en fonction de la complexité de leur état présent. De l’échelle communale jusqu’aux textes nationaux, voire européens, la friche urbaine est une catégorie qui n’existe que rarement dans le droit de l’urbanisme ; les friches sont d’ailleurs généralement figurées en blanc sur les cartes et plans d’aménagement. Elles représentent toutefois des lieux à fort potentiel dans le mouvement de l’urbanisme tactique ou éphémèreCollectif Inter-friches, « “Bye-bye les friches !” Densifier la ville sur les friches, une panacée ? », Métropolitiques, 15 novembre 2021
[en ligne]..
Si la friche est aujourd’hui pleinement inscrite dans la fabrique de la ville, elle n’est pas un espace reconnu pour lui-même et ses fonctions environnementale, sociale et territoriale.
La plupart des définitions de la friche soulignent la nécessaire « intervention préalable » à son « réemploi »Voir la définition de
la friche retenue par le Lifti, l’Assemblée nationale et
en particulier celle de la loi Climat et Résilience (art. 222) : « Au sens du présent code, on entend
par “friche” tout bien ou droit immobilier, bâti ou non bâti, inutilisé et dont l’état, la configuration ou l’occupation totale ou partielle ne permet pas un réemploi sans un aménagement ou des travaux préalables. », l’inscrivant ainsi au cœur des politiques de développement et d’aménagement des villes. Sa mutabilité, c’est-à-dire sa capacité à se résorber ou se transformer, induit des perceptions et des imaginaires très différents selon qui l’observe. Les friches sont souvent vues comme des espaces abandonnés, sources de gaspillage foncier, entraînant à la baisse la valeur foncière du quartier où elles se situent. Au contraire, elles peuvent être considérées comme des espaces de respirationLa circulaire française de 1973 relative à la politique d’espaces verts préconise 10 m² d’espaces verts de proximité ouverts au public par habitant à l’échelle communale. Et plus récemment, le « Plan Vert de l’Île-de-France : la nature pour tous et partout, 2017-2021 » répond au fait que la moitié des Francilien·nes vit dans un environnement urbain carencé en nature. qui améliorent le bien-être des habitant·es, des refuges de biodiversité dont la verdure régule le climat, des lieux d’accueil de populations marginalisées ou encore des espaces de création artistique, culturelle ou associative. La diversité des perspectives sur les friches est le reflet des multiples usages qu’en ont les communautés, humaines et autres qu’humaines, qui les habitent et les traversent.
Les friches sont le miroir de la société qui les regarde, ce que traduit leur mode de gestion qui a évolué « de l’intervention […] s’attaquant aux symptômes dans les années 1970 [à] leur instrumentalisation dans les années 1990, puis leur anticipation dans la dernière décennie [2000]Claude Janin et Lauren Andres, « Les friches… », art. cité. ». Selon Lauren Andres et Claude Janin, ce passage des friches autrefois subies à des friches aujourd’hui instrumentalisées traduit « l’évolution de la société contemporaine qui se complexifie tant dans les processus de dématérialisation des systèmes de valeurs que dans la financiarisation et la déspatialisation de ses dynamiquesIbid. ». On parle même de « friche spéculative » pour souligner l’intérêt financier que représente la requalification d’une zone agricole en une zone urbanisable, dont la valeur est parfois multipliée par 1 000 ! La friche peut encore s’avérer « programmatiquePhilippe Bachimon, « Paradoxales friches urbaines », L’Information géographique, vol. 78,
n° 2, 2014. » quand son après est anticipé et l’a provoquée. Cela vient souligner les liens étroits entre ses valeurs symbolique et marchande, faisant de la friche un instrument de gentrification.
En tant que réserves foncières, les friches sont donc devenues un levier incontournable de la planification urbaine et métropolitaine. Leur surface globale a diminué de moitié dans l’agglomération parisienne entre 1982 et 2012, en réponse aux besoins en terrains de l’urbanisation et de l’augmentation de la population. Aujourd’hui, elles représentent un enjeu important de la loi Climat et Résilience de 2021 pour atteindre le double objectif de réduire de moitié le rythme d’artificialisation nouvelle entre 2021 et 2031, par rapport à la décennie précédente, et atteindre d’ici à 2050 une artificialisation nette de 0 %, c’est-à-dire au moins autant de surfaces « renaturées » que de surfaces artificialisées : « Les friches représentent à ce titre un gisement foncier [nous soulignons] dont la mobilisation et la valorisation doivent être préférées à l’artificialisation d’espaces naturels pour développer de nouveaux projetsecologie.gouv.fr/suivi-convention-citoyenne-climat/les-mesures-pour-le-climat/se-loger/article/
faciliter-les-reprises-et-rehabilitation-de-friches-notamment-par-la ». C’est pour éviter les dérives d’une telle instrumentalisation économique des friches urbaines que les urbanistes Damien Delaville et Nicolas Laruelle, et le géomaticien Xavier Opigez, membres de l’Observatoire des friches franciliennes, appellent à la prudence : « repérer et cartographier des friches », c’est « aussi et surtout prendre le risque d’attirer les regards d’opérateurs […] et ainsi d’obérer les réflexions qui doivent être menées par les acteurs publics à des échelles plus larges sur le devenir des friches et sur les grands équilibres à trouver entre renaturation, préservation et densification de ces sites stratégiques »Damien Delaville, Nicolas Laruelle et Xavier Opigez, « Requalifier les friches :
un enjeu majeur de l’aménagement durable francilien », Note rapide
de l’Institut Paris Région,
n° 929, décembre 2021..
Les chercheur·es Charles Ambrosino et Lauren Andres parlent à propos des friches d’un « temps de veille », qui « n’est pas un simple temps d’entre-deux, entre l’abandon d’un espace et sa réinsertion dans un projet encadré »Charles Ambrosino et Lauren Andres, « Friches en ville : du temps de veille aux politiques de l’espace », Espaces et sociétés, vol. 134, n° 3, 2008. mais « a une fonction éminemment sociale » dans le sens où il fait surgir les intérêts et les stratégies des différents acteur·ices, tels qu’ils se sont par exemple exprimés à Sevran lors de la concertation citoyenne du printemps 2021. Objet de négociation et de conflits, la plaine Montceleux a illustré à quel point « l’espace est à la fois générateur et support des rapports sociauxIbid. ».
Pour autant, l’idée même d’un « temps de veille » pose le problème d’instrumentaliser la friche une nouvelle fois et de ne pas la considérer comme un milieu à part entière. À cet égard, le collectif Inter-frichesinterfriches.hypotheses.org refuse de restreindre les friches à des passages ou des transitions dans l’espace urbain et revendique de les laisser exister pour elles-mêmes. Il met en avant « le temps de vie » des friches, qui paraît encore plus important à défendre depuis la promulgation de la loi ZAN (zéro artificialisation nette) de 2018, et écrit que « la densification des friches est souvent présentée comme la nouvelle panacée du développement territorial, passant sous silence plusieurs de leurs caractéristiques, en particulier leur diversité et leurs fonctionsCollectif Inter-friches, « “Bye-bye les friches !” », art. cité. ». La perspective de « construire la ville sur la ville », si elle paraît cohérente pour limiter l’artificialisation, met en danger les friches qui sont des milieux écologiques et sociaux importants.
Dans un de ses articles, le collectif Inter-friches résumeIbid. les différentes approches des friches en matière de politique publique. La friche peut être préservée en tant que refuge de biodiversité et instrument de régulation environnementale – c’est l’exemple de la friche Kodak au sud de Sevran. Cette préservation peut être temporaire et les friches alors pensées comme des « stocks mouvants d’espèces végétalisées ». L’écologue Marion Brun préconiseVoir sa conférence
en ligne « Biodiversité végétale et délaissés dans l’aménagement urbain : contribution potentielle
des délaissés urbains aux continuités écologiques ». de les préserver durant vingt ans afin de bénéficier de tout ce qu’elles apportent en matière d’écologie, de la circulation des espèces à la régénération des milieux. Cette hypothèse, proche du concept de « conservation temporaire de la biodiversité » développé par Mira Kattwinkel et al.Mira Kattwinkel, Robert Biedermann
et Michael Kleyer, « Temporary Conservation for Urban Biodiversity », Biological Conservation, vol. 144, n° 9, 2011., pourrait être un mode opératoire pour une écologie urbaine dynamique, avec des friches apparaissant et disparaissant simultanément dans la ville. La friche peut encore être ménagéeVoir Séréna Vanbutsele, « Concevoir des lisières urbaines pour ménager
les sites semi-naturels bruxellois », Urbia, n° 6, 2020., de manière légère, afin de maintenir sa qualité d’espace hybride et indéfini, appropriable par les habitant·es. Enfin, elle peut être partagée, c’est-à-dire accueillir des pratiques et des usages variés, dont la nature peut favoriser la gentrification ou au contraire réguler les prix du foncier dans le quartier. Toutes ces approches soulignent la possible coexistence sur un même lieu de dimensions contradictoires rendant nécessaires l’ouverture de négociations ou un arbitrage politique.
Les exercices d’attention, la lecture écologique du paysage, la balade ornithologique comme l’étude des cartes et des documents officiels montrent que la plaine Montceleux fait coexister un grand nombre d’êtres vivants, humain·es et non humain·es, au sein d’un même territoire fortement touché par le développement métropolitain. Qualifier les 32 hectares de friche souligne leur rôle en tant que milieu socio-écologique complexe, pour la préservation de la biodiversité, le bien-être et la santé des habitant·es, dans un contexte de mutations climatiques sans précédent et de sixième extinction de masse. L’extinction, écrit le philosophe Thom van Dooren, n’est pas quelque chose « qui commence, se produit rapidement, puis se termine », c’est un lent « effilochage de modes de vie intimement enchevêtrés »Thom van Dooren,
En plein vol, Marseille, Wildproject, 2021, p. 41.. Même si elle n’abrite pas d’espèces rares, ou presqueLe fraisier vert, une espèce rare et déterminante des ZNIEFF, et l’orpin réfléchi, très rare en Seine-Saint-Denis et assez commun en Île-de-France, ont été repérés dans l’oasis par l’Étude biodiversité –Sevran, Terre d’Avenir réalisée en février 2018
par l’O.G.E. / SAFEGE. Cette étude identifie
à Sevran deux zones
portant des enjeux écologiques « forts » :
la friche Kodak et l’oasis
de la plaine Montceleux., la plaine Montceleux est habitée et traversée par des espèces qui, aussi ordinaires et peu remarquables soient-elles, composent la trame du vivant et contribuent activement à la maintenir.
Tout comme les friches urbaines, quasi inexistantes dans le code de l’urbanisme, sont rarement considérées comme des lieux ayant suffisamment de valeur pour les laisser exister, la nature ordinaire qu’elles abritent et qui rassemble les espèces abondantes ou communes, ne compte pas comme biodiversité dans les politiques de protection de l’environnement. Elle n’est ainsi pas intégrée à la séquence « éviter-réduire-compenser », dite ERC, qui réduit la biodiversité aux seules espèces protégées et menacées, ni aux études d’impact des cabinets spécialisés qui prévalent à la conception des grands projets d’aménagement tels qu’ils se multiplient dans le Grand Paris.
Dans un quartier populaire de la Seine-Saint-Denis comme celui de Montceleux Pont-Blanc, il importe aussi de préserver une telle biodiversité pour les bienfaits qu’elle apporte dans la vie quotidienne des habitant·es, car son faible niveau est un indicateur d’inégalité sociale et économique, à prendre en compte dans les politiques publiques. Dans leur Manuel d’écologie urbaine, Audrey Muratet et François Chiron écrivent que « la nature ne doit pas […] être imaginée simplement comme une mesure cosmétique qui apporte une plus-value esthétique et financière à certains projets immobiliers ni comme un outil ou une technique d’assainissement de l’environnement urbainAudrey Muratet et François Chiron, Manuel d’écologie urbaine, op. cit. ». En ce sens, les friches peuvent devenir un instrument de justice environnementale et le levier d’une écologie populaire. En tant qu’« espaces caractéristiques d’un entre-deux », elles « peuvent avoir un rôle, une fonction réelle de médiation et être une véritable ressource pour aider les acteurs à partager un point de vue préalable à une territorialité en devenir »Ibid.. Appréhender la plaine Montceleux comme une friche la montre comme un espace habité, traversé et disputé dans son avenir. Au cœur de l’évolution future de la ville de Sevran, elle représente un espace public, un commun à construire et à définir collectivement.
Au sein du projet de nouvelle mobilité, d’urbanisme et d’investissement immobilier de la ZAC Sevran Terre d’Avenir, ce sont les 32 hectares de terres agricoles de la plaine Montceleux qui concentrent les débats depuis plusieurs années. Une controverse a porté sur la construction d’une piscine à vagues pour la pratique du surf, aujourd’hui abandonnée. Ce bassin a fait l’objet de critiques sur ses dimensions sociale et écologique, et a été décrit comme un symbole de gentrification et d’exclusion dans une ville où plus de 30 % des habitant·es vivent sous le seuil de pauvreté.
C’est à l’issue de la concertation citoyenne organisée au printemps 2021, sous l’impulsion de la ville de Sevran, que le projet a été enterré. Cette concertation a fait suite à d’autres dispositifs réglementaires (enquête publique, concertation préalable) visant à mettre en communication et en débat le projet d’aménagement. Ce qui aurait pu être vu comme un point d’aboutissement – l’abandon à la suite de la controverse – a constitué l’amorce d’un processus de « concernement », c’est-à-dire de préoccupation active et d’intérêt sensible de la part des habitant·es sur le devenir de leur ville. C’est dans cette perspective qu’a été initié le dispositif de recherche participative Controverses en action, sous la forme d’une série d’ateliers menés par le médialab de Sciences Po et La Poudrerie – Théâtre des Habitants avec des Sevranais·es. Si son échelle reste modeste, l’expérimentation a cherché à faire des habitant·es des co-enquêteur·ices plutôt que des enquêté·es, pour s’orienter vers le partage d’un terrain d’enquête commun à saisir sous le prisme de multiples disciplines. Elle a aussi contribué par son processus de mise au travail à susciter un collectif, lié à la plaine Montceleux, alors appréhendée comme un commun à prendre en considération et à habiter.
En 2016, les terrains Montceleux sont sélectionnés pour être intégrés à l’appel à projets « Inventons la Métropole du Grand Paris » (IMGP). C’est le projet Terre d’Eaux, porté par le promoteur immobilier Linkcity, une filiale du groupe Bouygues, qui est lauréat en 2017 : il s’agit d’une base de loisirs, de logements et de commerce, présentant des « innovations environnementalesAnnoncées dans la vidéo de présentation des projets lauréats d’IMGP1, elles
ne sont pas détaillées : metropolegrandparis.fr/fr/
inventons-la-metropole-du-grand-paris#imgp1 », dotée d’un fort potentiel en cas d’inscription du surf comme discipline olympique et en vue des JOP 2024Le surf est au programme des Jeux olympiques et paralympiques (JOP) d’été
depuis 2020. Les épreuves de surf des JOP Paris 2024
se déroulent à Tahiti.. Le projet est présenté par Linkcity et son partenaire Crescendo comme « résolument tourné vers un objectif de réconciliation de l’espace urbain et de la nature ». Voulant faire de Sevran une « nouvelle place forte de la glisse », le promoteur met en avant « une wavepool de classe mondiale » – un vocabulaire visant à placer la ville dans la compétition urbaine planétaire chère au marketing territorialVoir Guillaume Faburel, Les Métropoles barbares, Lyon, Le Passager clandestin, 2018.. Une vidéo promotionnelleyoutube.com/watch?v=Ebt5eaLRG_w annonce un objectif de fréquentation de 500 000 visiteur·ses par an, sur 33 millions de client·es potentiel·les, grâce à l’emplacement du site à 20 minutes de l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle et à 30 minutes « du cœur de Paris ». Ces chiffres défilent sur des images montrant un surfeur la planche sous le bras, qui marche devant la tour Eiffel, s’engouffre dans le métro, prend les escalators et monte dans une rame, tandis que d’autres personnes sortent de l’aéroport, portant elles aussi leur planche de surf. Ce projet est financé à hauteur de 40 millions d’euros privés pour les équipements sportifs, 40 millions d’euros par Linkcity pour les aménagements écologiques, paysagers et de promenade, et 170 millions d’euros par des investisseurs privés pour la partie immobilière du projetVoir l’intervention en ligne de Numa Mieli (Linkcity) lors de la séance inaugurale de la concertation..
Ce projet d’aménagement a fait l’objet d’une controverse, liée aux évolutions urbaines et environnementales du territoire. Par controverseVoir Clémence Seurat
et Thomas Tari (dir.), Controverses mode d’emploi, Paris, Presses de Sciences Po, 2021 [en ligne]., nous entendons une lutte de problématisations, une lutte autour de l’avenir de la plaine Montceleux. Ici, la controverse est locale et implique des points de vue divergents quant aux transformations du territoire : quelle ville les Sevranais·es souhaitent-ils et elles pour demain ? Quelle place laisser aux autres espèces vivantes et à l’agriculture ? La controverse adresse également la question suivante : à qui le projet d’aménagement porté par Linkcity, visant à faire de Sevran « une terre de destination », s’adresse-t-il ? Ce qui est mis en tension ici, ce sont, d’un côté, les objectifs de densification urbaine affichés par la métropole du Grand Paris et, de l’autre, le souhait des habitant·es d’améliorer leur cadre de vie en Seine-Saint-Denis. En cela, la controverse déborde la seule plaine Montceleux et vient questionner le monde que les Sevranais·es veulent habiter. Mais si la piscine à vagues de surf cristallise les critiques, le projet comporte certains éléments de programmation mieux accueillis, comme l’instauration d’un corridor écologique entre les parcs de la Poudrerie et du Sausset, souhaitable à l’échelle de la ville pour ses effets directs (bien-être, fraîcheur, biodiversité), comme à celle du département (circulation des espèces et maintien de la biodiversité). Si les acteur·ices se disputent sur le rôle que doivent jouer ces 32 hectares dans le Sevran de demain, tou·tes semblent s’accorder sur le besoin de mieux insérer cette zone dans la ville et d’en « faire quelque chose ».
La morphologie de la controverse est intéressante car elle nous permet de suivre les évolutions du projet à travers le temps, depuis sa sélection à son passage par différentes étapes réglementaires : le nombre de logements, la répartition des espaces entre les activités sportives et de nature, le tracé du corridor écologique, l’emplacement des plans d’eau, ont ainsi été revus. Une des arènes importantes de la controverse a été la concertation menée au printemps 2021 : elle a mis en scène et en débat les sujets d’accord et de dispute, a fait travailler les participant·es à une formulation collective de problèmes et de préconisations pour amender le projet. Ce dispositif a entraîné l’abandon, d’un commun accord entre toutes les parties prenantes, de la piscine à vagues de surf : à la fois en tant qu’équipement sportif non adapté aux besoins locaux, qu’aberration écologique du fait de sa consommation, que symbole d’une gentrification non souhaitée par la population.
À la suite de la sélection du projet de Linkcity, et dans le cadre de l’établissement de la ZAC Sevran Terre d’Avenir, une enquête publique et une concertation préalable ont été menées à Sevran. Le droit de la participation du public au processus décisionnel s’applique lorsqu’un projet est susceptible d’avoir des effets sur l’environnement, entendu comme « cadre de vie des riverains, enjeux de santé, protection des espèces non-humainesJean-Marc Dziedzicki, « Quelles réponses aux conflits d’aménagement ?
De la participation publique à la concertation », Participations, n° 13, 2015. ». Cette participation est organisée en amont (débat public, concertation, conciliation) ou en aval (enquête publique, consultation en ligne). Ce principe de la participation du public en matière environnementale a été consacré par l’article 7Cet article comprend quatre objectifs (améliorer
la qualité et la légitimité de la décision publique, assurer la préservation d’un environnement sain, sensibiliser et éduquer, améliorer et diversifier l’information) et quatre droits (accéder aux informations pertinentes, demander la mise en œuvre d’une procédure préalable, bénéficier de délais suffisants, être informé·e
de la manière dont les contributions du public ont été prises en compte) : ecologie.gouv.fr/cadre-participation-du-public-
au-titre-du-code-lenvironnement de la charte constitutionnelle de l’environnement promulguée en 2005.
Depuis les années 1970 apparaît une « véritable offre de participation publiqueGuillaume Gourgues,
« La participation publique, nouvelle servitude volontaire ? », Hermès, vol. 73, n° 3, 2015. ». Elle intègre des dispositifs juridiques venant répondre aux controverses et aux violences suscitées par des projets d’aménagement et « permettant (et imposant) [leur] mise en débatIbid. » : enquête publique, Commission nationale du débat public (CNDP), Charte de l’environnement, conférence citoyenne (qui est moins encadrée). Pour autant, ils offrent peu d’espace et de prise aux citoyen·nes, dont l’influence sur les projets reste très marginale. Le chercheur en sciences politiques Guillaume Gourgues note que les dispositifs reposant sur l’initiative citoyenne sont, de manière paradoxale, de plus en plus rares au sein de cette offre croissante. Prenons le cas de l’enquête publique. Elle est, selon l’historien de l’environnement Frédéric Graber, une formalité qui fait partie intégrante d’une « culture de l’enregistrement », bien éloignée de la participation citoyenne qu’elle prétend incarner depuis un demi-siècle. Inspirée des enquêtes de commodité de l’Ancien Régime qui visaient à justifier la redistribution de droits, liés à l’exploitation d’une terre par exemple, l’enquête publique ne donne pas lieu à l’échange ou à la confrontation d’arguments sur un projet et son bien-fondé mais se contente de les enregistrer, dans un « curieux exercice de neutralisation argumentaire ». Elle est un outil administratif, et non pas démocratique, qui examine les dossiers à l’aune de la procédure et non sur le fond, « appel[ant] des participants à se prononcer sur un projet dont l’essentiel du dossier est constitué d’études indiscutables »Frédéric Graber, Inutilité publique. Histoire d’une culture politique française, Paris, Éditions Amsterdam, 2022, p. 49.. Il existe une confusion entre participation et démocratie entretenue au fil des réformes et des discours qui les accompagnent, alors que la nature de dispositifs comme l’enquête publique est juridique et non politique. Avec la loi de 2018 pour un État au service d’une société de confiance (ESSOC), « le ministère confirme que la participation est un droit, mais il réduit celui-ci à deux objets – l’accès à l’information et le droit de s’exprimer –, et passe totalement sous silence l’impact des observations des participants, comment il faudrait en tenir compte, quelle influence ils pourraient avoirIbid., p. 167. ».
En octobre 2016, la toute nouvelle métropole du Grand Paris (MGP), intercommunalité regroupant Paris avec 131 communes créée dix mois plus tôt en vertu des lois Maptam (2014) et NOTRe (2015), organise un appel à projets innovants (API) intitulé « Inventons la Métropole du Grand Paris » (IMGP). Ce dernier, inspiré de l’API « Réinventer Paris » organisé par la capitale en 2014, vise à identifier et investir de nouveaux sites dans la métropole, situés dans des zones prioritaires en matière de densification et de construction, proches des futures gares du Grand Paris Express mais peu valorisables d’un point de vue foncier. Pour ce faire, le « plus grand appel à projets d’architecture et d’urbanisme d’Europemetropolegrandparis.fr » invite des groupements d’entreprises à faire des propositions urbanistiques en échange d’une part de financements publics (fournis par la Caisse des dépôts et consignations et le Commissariat général à l’investissement) ainsi que la promesse d’une facilitation par les pouvoirs publics d’une mise en œuvre accélérée des projets.
Le procédé des API s’inscrit dans la logique d’un urbanisme négocié entre pouvoirs publics et acteurs privés et intervient à la croisée entre de multiples problématiques politiques. Il permet d’abord de donner une légitimité à la toute nouvelle institution que constitue la MGP, investie de missions ambitieuses mais de moyens plutôt limités. En effet, elle manque d’outils pour agir de manière opérationnelle et ne peut pas délivrer de permis de construire (qui demeurent la prérogative des communes qui la constituent). Le lancement de l’appel à projets intervient alors comme l’opportunité pour la métropole de s’affirmer politiquement par l’énonciation de projets sur des zones limitées mais stratégiques de son territoire, représentant une superficie de 2,6 millions de m2 à construire. D’un autre côté, pour les communes, l’API est la promesse d’une valorisation à moindres frais de sites mutables.
55 sites sont retenus dans le cadre du concours, dont un tiers est localisé à proximité d’une future gare du Grand Paris Express. En octobre 2017, 51 projets lauréats sont dévoilés. Le géographe Guillaume Faburel observe que « les grands promoteurs de l’immobilier comme Nexity [se sont associés] aux grands groupes de la construction et au secteur bancaire pour déployer des stratégies d’investissement et de spéculation de grande ampleur et, ce faisant, exercer une influence considérable sur la production de l’espace urbainGuillaume Faburel, Les Métropoles barbares, op. cit., p. 80. ». En effet, selon une enquête de la chercheure en urbanisme Sonia Guelton, 51% des lauréats sont des grandes entreprises de la promotion immobilière qui se sont groupées avec leurs différentes filiales ou se sont associées à de grands acteurs du logement social ou du bâtiment, là où d’autres lauréats sont des groupements de promoteurs et de structures spécialisées ou d’entreprises indépendantes liées aux spécificités techniques de certains sites. 20 de ces projets sont pilotés par les seuls Bouygues et Vinci. « C’est d’ailleurs Bouygues Construction, avec sa filiale de développement immobilier Linkcity, qui l’emporte, en décrochant 450 000 m2 de surface constructible, soit 13% du total des projets retenus pour “inventer” la métropoleIbid.. »
L’appel à projets IMGP « innove » d’abord par l’ampleur de la marge de manœuvre qu’il laisse aux groupements candidats, puisqu’il leur permet de se faire force de proposition sur la programmation même des portions de ville concernées, en définissant la destination et les usages des bâtiments à réaliser. Ainsi que le font remarquer les chercheur·es Lucille Greco, Vincent Josso et Nicolas RioLucille Greco, Vincent Josso et Nicolas Rio,
« Les “Réinventer” :
un concours de programmation…
sans programmiste ? », Métropolitiques, 2018 :
metropolitiques.eu/
Les-Reinventer-un-concours-de-programmation-sans-programmiste.html, cette liberté marque un changement radical dans la distribution des rôles entre les aménageurs et les promoteurs, mais conduit dans une certaine mesure à un changement de logique dans les projets immobiliers soumis à la compétition. En effet, « le contenu des projets n’est plus structuré par une estimation de la demande mais plutôt par la recherche de l’offre la plus attractiveIbid. » qu’on peut supposer moins attentive aux besoins et paroles des habitant·es qu’aux multiples enjeux politiques, communicationnels et économiques qui occupent notamment les membres du jury. Cependant, ce même jury étant constitué d’élu·es pour une grande part, les chercheur·es remarquent que les réponses des opérateurs ont tout de même été souvent fortement orientées par les projets en cours et les expectatives des collectivités. C’est bien le cas pour la plaine Montceleux, puisque le PLU de la commune Sevran révisé en 2015 prévoyait déjà la réalisation d’un « potentiel centre nautique » et la ZAC Sevran Terre d’Avenir était mise en chantier depuis cette date, influençant de manière assez directe les propositions de programmation du groupement représenté par Linkcity.
La démarche d’IMGP présente aussi une tentative d’innovation dans la temporalité de l’évolution de la ville, correspondant à la multiplication d’initiatives sur un temps court. Cependant, comme le font remarquer les géographes Daniel Béhar et Aurélien Delpirou, « les impasses initiales faites sur les procédures réglementaires (conformité aux documents d’urbanisme, modalités des enquêtes publiques et plus largement de la concertation citoyenne) sont susceptibles d’entraîner de nombreux conflits juridiques et sociauxDaniel Béhar
et Aurélien Delpirou,
« Des projets sans
boussole ? Quelle place pour “Inventons la Métropole” dans le chantier du Grand Paris ? », Métropolitiques, 2018. ». Ce risque, découlant peut-être d’une primauté donnée à des enjeux institutionnels et politiques au détriment de l’écoute des attentes et des voix multiples habitant la métropole, n’a pas manqué de se concrétiser dans la controverse portant sur la plaine Montceleux.
En parallèle du concours IMGP, une concertation publique réglementaire est lancée à Sevran pour valider la création de la ZAC Sevran Terre d’Avenir. De mars à décembre 2017, quelque 450 habitant·es sont informé·es des orientations du projet Terre d’Avenir et expriment leurs questions et leurs attentes. Le projet est ensuite modifié et présenté dans sa nouvelle version fin 2018, lors de la réunion publique de clôture de cette concertation préalable. Le processus prend fin avec le recueil en ligne des observations du public du 6 novembre au 7 décembre 2019 suite à la mise à disposition de différents documents : le dossier de création de la ZAC Sevran Terre d’Avenir, l’étude d’impact, les avis émis sur ce dossier, le bilan de la concertation légale et l’avis de l’autorité environnementale et le mémoire en réponse de Grand Paris Aménagement (GPA)app.publilegal.fr/
Enquetes_WEB/FR/
RESUME-F.awp?P1=EP19601. Parmi ces ressources, l’avis de la Mission régionale d’autorité environnementale d’Île-de-France liste les enjeux environnementaux du projet d’aménagement de la ZACCes enjeux sont
les suivants : la préservation du cycle de l’eau, la préservation et le développement de la trame verte, la transformation du paysage, les conditions de déplacements, l’exposition aux risques et nuisances, la consommation de ressources en eau et en énergie, la consommation d’espaces agricoles et les incidences du chantier. et alerte sur le fait que « la justification du projet doit être mieux fondée, compte-tenu des impacts notables susceptibles de se manifester : perturbation des écoulements souterrains, artificialisation des sols, fermeture et morcellement du paysage, destruction d’habitats naturels et d’espaces agricoles, augmentation du trafic, consommation d’eau et d’énergie, ampleur du chantier et nuisances associées ». Cet avis semble avoir alimenté nombre des interrogations et des inquiétudes qui ont surgi des discussions tenues lors de la concertation citoyenne.
Le projet d’aménagement Sevran Terre d’Eaux a ainsi évolué pour devenir Sevran Terre d’Eaux et de Culture et être soumis à concertation citoyenne au printemps 2021, retardée à cause de la pandémie de Covid-19 et des confinements successifs. Sevran Terre d’Eaux et de Culture revoyait à la baisse le nombre des logements (passés de 3 000 à 800), comprenait des équipements sportifs (notamment aquatiques) et culturels, des parcelles consacrées aux jardins partagés et à l’agriculture urbaine, l’intégration d’une nouvelle filière universitaire et un corridor écologique reliant les parcs de la Poudrerie et du Saussetville-sevran.fr/
la-mairie/citoyennete/
consultation-terre-
deaux-et-de-culture.
Au printemps 2021, la Ville de Sevran, Grand Paris Aménagement et Linkcity ont initié un processus de concertation afin d’interroger et d’améliorer le projet Terre d’Eaux et de Culture. Le dispositif a réuni, avec les organisateur·ices, un conseil participatif constitué de 28 personnes, organisé en quatre collèges (citoyen·nes, futur·es usager·es, associations et élu·es) et chargé de formuler des propositions sur la programmation de la ZAC. Le collège citoyen a été recruté à l’issue d’un tirage au sort parmi les répondant·es à un questionnaire soumis aux Sevranais·es lors de rencontres dans la ville et en ligne sur Facebooksevran-centre-montceleux.fr/actualites. Le cadre de l’événement a été conçu par l’agence de conseil et de communication Rouge Vif, spécialisée dans la mise au point et l’accompagnement de démarches participatives : il prévoyait six réunions publiques, alternant prises de parole et ateliers, de mars à avril 2021.
Si la concertation citoyenne sevranaise s’est révélée fructueuse, ce n’est souvent pas le cas des nombreux dispositifs participatifs qui se multiplient en France depuis les années 1970. L’historien de l’environnement Frédéric Graber remarque à cet égard que « l’histoire de la participation en France depuis les années 1970 semble reproduire sans cesse le même schéma : une participation décevante, voire frustrante, incapable de résoudre les conflits, au moins dans un certain nombre de cas emblématiques, appellerait plus de participation, selon une surenchère qui se donne toujours comme objectif de produire du silence et qui donc contribue à renforcer la frustration qu’elle prétend atténuerFrédéric Graber,
Inutilité publique. Histoire d’une culture politique française, op. cit.,
p. 186-187. ».
Face aux critiques nombreuses des associations environnementales et des habitant·es, il a semblé nécessaire d’initier un espace d’écoute et de débat sur le projet Terre d’Eaux et de Culture. On peut aussi supposer qu’il s’agissait de répondre à la crainte de voir une mobilisation citoyenne émerger à Sevran, en écho à la résistance organisée contre le projet EuropaCity sur le Triangle de Gonesse situé à quelques kilomètres. Notons également le changement à la mairie de Sevran : si le projet de piscine à vagues de surf était vivement soutenu par l’ancien maire Stéphane Gatignon, l’actuel maire de Sevran, Stéphane Blanchet, s’est montré nettement plus réservé, sans toutefois le rejeter. Et ce d’autant qu’une partie de la majorité avec laquelle il a été élu en 2020 s’était prononcée pour la réorientation profonde du projet d’aménagement. La concertation peut être ici comprise comme une forme de gouvernementalité, c’est-à-dire comme un instrument de résolution des conflits ou de pacification, dans le sens que lui donne Guillaume Gourgues qui propose même de considérer la participation publique comme une « servitude volontaireGuillaume Gourgues, « La participation publique, nouvelle servitude volontaire ? », art. cité. ». La concertation, en tant que « moyen d’action pour anticiper et/ou résoudre les situations de conflit dans l’action publique […] entre acteurs publics, professionnels et citoyens ordinaires dans la sociologie des controversesCharlotte Halpern, « Concertation/délibération/négociation », dans Laurie Boussaguet, Sophie Jacquot et Pauline Ravinet (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2019, p. 157. », est alors apparue comme un dispositif apte à ouvrir et pacifier le débat.
Le programme mis au point par l’agence Rouge Vif prévoit trois premiers ateliers thématiques (ville et nature, services et espaces de proximité, vivre et se loger à Montceleux) et un quatrième de synthèse. Un forum de restitution des discussions et des préconisations du conseil participatif au conseil municipal clôt la concertation. La séance inaugurale du 13 mars 2021 commence par présenter le projet d’aménagement, son modèle et ses premières évolutions. Comme le rappelle Grand Paris Aménagement, le projet se doit d’être à l’équilibre budgétaire grâce à des recettes d’exploitation, tout en intégrant des équipements « gratuits ou à tarifs maîtrisés » : « Tout l’enjeu […] est de limiter le nombre d’équipements qui sont en gestion communale. » Le ton est donné : « Si le programme d’activités doit évoluer à l’initiative de ce conseil, l’enjeu est d’arriver à trouver autre chose. C’est que, dans le projet, il faut qu’il y ait toujours un élément qui vienne distinguer l’opération ». Et l’issue semble ouverte : « Si on décide collectivement que la vague n’est pas souhaitable, il faut, à la place de la vague, proposer quelque chose qui soit intéressant pour les Sevranais et à l’échelle métropolitaine. » Le défi est de taille car, comme le rappelle une membre du collège citoyen : « On parle des Sevranais, mais je ne vois pas les Sevranais… en tout cas en termes de logements, je ne me vois pas dessus. » Cette ouverture est aussi l’occasion pour un élu de l’opposition, qui se retire ensuite de la concertation, la rejetant par principe, de critiquer vertement le dispositif comme « le symbole flagrant d’un autisme politique et surtout d’une pratique hasardeuse […] de la démocratie ». Ce type de remise en cause est courant dans un tel exercice car « les dispositifs participatifs sont implicitement chargés d’une revendication de monopole démocratiqueGuillaume Gourgues, « La participation publique, nouvelle servitude volontaire ? », art. cité. ».
Au cours des discussions, le conseil participatif se montre favorable aux activités liées à l’eau, mais la vague de surf suscite des débats, avant tout à cause de ses conséquences en matière d’environnement mais aussi de circulation et de stationnement, de financement et de cohabitation avec les autres activités et le quartier. Dès le premier atelier, les membres des différents collèges s’interrogent sur la réalisation de la continuité écologique et sur la gestion de l’eau. Le projet présenté par Linkcity matérialise un corridor écologique au tracé vague qui ne correspond pas à celui de l’arc paysager du contrat de développement territorial (CDT) Est Seine-Saint-Denis. Par ailleurs, le promoteur affirme que les eaux pluviales sont suffisantes pour alimenter les bassins de la vague Grand Paris grâce à la récupération de 220 000 m3 d’eau de pluie sur les 32 hectares. Ce calcul s’appuie sur un volume de précipitations de 700 mm/an alors que les données de Météo France indiquent des moyennes annuelles d’environ 600 mm/an et alors que les précipitations sont plus basses en période estivale, au moment où la recharge des bassins est la plus nécessaire, à cause du phénomène d’évaporation. Les chiffres avancés par Linkcity se doivent encore d’être nuancés en fonction du « coefficient de ruissellement » des différentes zones des 32 hectares. Dans ces conditions, Francis Redon de l’association Environnement 93 avance que ce ne sont que « 126 000 m3 sinon même 100 000 m3 qui seraient collectés sur le site ». À ce rythme, le bassin mettrait alors deux à trois ans à se remplir ! Le conseil souligne encore que les recommandations de l’Agence régionale de santé (vider les bassins deux fois par an pour éviter la prolifération de bactéries et utiliser de l’eau potable) ne semblent pas être suivies par le promoteur.
Aucune indication n’est fournie sur la viabilité économique du projet, ni sur le réalisme des chiffres de fréquentation affichés, ni sur la typologie des 500 000 visiteur·ses attendu·es chaque année. « Si c’est un lieu de destination, ça veut dire que les gens vont venir de partout. Il n’y aura pas que des Sevranais. Je me demande d’ailleurs combien de Sevranais vont profiter de ce que vous allez mettre en place », s’interrogent des participant·es. Des élu·es et des associations évoquent aussi les problèmes sociaux et de mixité sociale que le projet est susceptible d’engendrer avec des prix compris entre 40 € et 50 € pour le pôle surf, 15 € et 20 € pour le pôle aqualudique, 20 € et 25 € pour la vague indoor.
Des questions plus techniques émergent concernant le fonctionnement de l’équipement, l’étanchéité des bassins et sa neutralité carbone. Mais la question du remplissage de la piscine par les eaux pluviales continue de cristalliser les débats : face aux informations imprécises et contradictoires apportées par Linkcity, le conseil participatif se met à douter des chiffres avancés par les expert·es invité·es. Linkcity a beau affirmer vouloir « minimiser au maximum [les] impacts environnementaux [de la vague de surf] tout en ayant une infrastructure qui puisse avoir une pérennité et une viabilité économique », la confiance semble rompue.
C’est ensuite le dispositif de concertation lui-même que le conseil participatif remet en cause : des recommandations sont formulées pour allonger les temps d’échange, améliorer le déroulé des ateliers, jugés trop scolaires, et leurs supports de travail (comme les « cartes approximatives » et les « documents sommaires »), et des critiques sont émises sur le choix des interventions. Francis Redon le résume ainsi :
L’appellation « marketing » est particulièrement adaptée à quelques aspects caricaturaux du projet, tels qu’un « corridor écologique fantôme » de 15 à 20 mètres de largeur imposé comme une autoroute là où il reste un minimum d’espaces verts, de même que l’affirmation d’un lieu de destination, par définition inadapté aux habitants du territoire.
La remise en cause est telle que les quatre collèges décident de se retrouver à huis clos, sans Linkcity, Grand Paris Aménagement et Rouge Vif, afin de débattre et de rendre des recommandations sur sa redirection. Les critiques ne se limitent pas seulement au fonctionnement de la consultation mais adressent également la question de l’expertise : « Comment est-il possible d’inviter encore des experts qui livrent de fausses informations au conseil participatif ? », demande une citoyenne. Le processus de délibération a tourné en dispute avec Linkcity – « la vague a bien empoisonné les débats », regrette l’un des membres du conseil participatif.
La nouvelle phase est l’occasion de consulter 19 expert·es et d’auditionner 8 « éclaireur·ses » afin d’évaluer le projet d’aménagement sous les angles économique, social et environnemental. Aline Girard du SAGE (Schéma d’aménagement et de gestion des eaux sur le territoire Croult-Enghien-Vieille Mer auquel Sevran appartient) produit une contre-expertise sur le sujet crucial de l’eau. Selon elle, ni une grande étendue d’eau ni la bétonisation ne sont de bonnes pistes, et elle estime que le plan d’eau de 3,5 hectares risque d’engendrer un bilan négatif, c’est-à-dire que la quantité d’eau évaporée serait supérieure à celle retenue. Des projets alternatifs sont également présentés comme Cycle Terre qui souhaite porter une nouvelle filière artisanale à Sevran autour de la terre crue produite à partir des déblais de chantiers dans la métropole. La trop grande place de la marchandisation et la trop grande absence de services et d’espaces publics dans le projet sont encore discutées : « Après la vague, pourquoi pas du ski ? On n’est pas à Dubaï ». La marge de manœuvre du conseil municipal face à Linkcity est interrogée, car il est difficile de se repérer dans les multiples procédures qui encadrent le projet d’aménagement et les possibilités de l’amender.
L’émancipation du conseil participatif du dispositif pensé en amont s’est révélée fructueuse, l’aidant à formuler des préconisations qui ont été entendues par le promoteur et l’aménageur et ont permis de susciter un consensus – fait rare dans ce type d’exercice ! Ainsi, le 15 juin 2021, l’abandon de la vague de surf est officiellement annoncé lors de la conférence de presse clôturant le processus. Dans son communiqué, Linkcity écrit :
Si La Vague Grand Paris, parc de loisirs privé à forte attractivité, dédié aux sports de glisse comme le surf, a été largement enrichie au cours des trois dernières années, en renforçant son utilité sociale et en maîtrisant ses enjeux environnementaux, elle ne sera pas développée à Sevran. […] Afin de prendre en compte au mieux les recommandations [du conseil participatif], Sevran terre d’eaux et de culture va tourner encore davantage sa programmation autour de la santé, du bien-être, de la nourriture saine en renforçant le projet agricole structuré autour d’un pôle d’agriculture urbaine et d’une ferme pédagogique. Il sera également donné davantage de place aux continuités écologiques favorisant le lien avec la nature. La place des loisirs et des activités sportives, qui sera retravaillée, sera envisagée sous un angle plus local et apaiséCommuniqué de presse de Linkcity du 16 juin 2021, « Sevran terre d’eaux et de culture : un projet urbain qui évolue »..
La concertation a prouvé, par des débats de qualité, que « les citoyens sont des experts », selon les mots de Francis Redon. De manière inédite et exceptionnelle, l’association Environnement 93 a retiré le recours administratif déposé contre le projet d’aménagement, maintenant qu’il ne comporte plus la vague de surf.
Les 32 hectares ont été et sont toujours l’objet de discussions entre différents acteur·ices quant à leur devenir : aménageur, promoteur, investisseurs, élu·es, habitant·es, associations. La concertation semble avoir entraîné un intérêt et une implication citoyenne autour du devenir de la ville. Le sociologue Jean-Michel Fourniau analyse la « portée » de la participation du public en démocratie, c’est-à-dire la manière dont « les acteurs explorent eux-mêmes la “cartographie des effets possibles”Jean-Michel Fourniau et al., La Portée de la concertation. Modélisation sociologique des effets de la participation du public aux processus décisionnels, vol .1, 2008. ». Il s’intéresse tout d’abord à l’impact sur la décision, indiscutable ici, car l’objet de la controverse, la piscine à vagues de surf, a été abandonné à l’issue de la concertation. Depuis son annonce, un processus de négociation est engagé entre la ville, le promoteur et l’aménageur pour concevoir un nouveau projet, prenant en compte les préconisations du conseil participatif et les contraintes économiques des exploitants. À l’heure où nous écrivons ces lignes, ces négociations sont toujours en cours et sur le point d’aboutir. Le dispositif de la concertation tel qu’imaginé par des professionnel·les de la participation a montré ses limites, le conseil participatif ayant choisi de se réunir selon ses propres règles. Pour autant, il est sorti renforcé d’un conflit entre les parties prenantes au débat : les réunions tenues à huis clos ont débouché sur un consensus entre tou·tes les participant·es. Le dispositif a su faire preuve de la souplesse nécessaire pour laisser ses membres revoir son cadre. Ce changement de trajectoire a redéfini l’expertise avec de nouveaux et nouvelles invité·es, souvent à l’initiative et sur proposition de la mairie dont le rôle structurant ne doit pas être sous-estimé.
À l’invitation de La Poudrerie – Théâtre des Habitants, deux expérimentations ont été menées à Sevran afin de prolonger et de donner forme à l’élan citoyen et politique suscité par la concertation citoyenne : les ateliers Où atterrir ? portés par le collectif éponyme et l’enquête Controverses en action initiée par le médialab de Sciences Po.
Durant une année, le collectif d’artistes et de chercheur·es « Où atterrir ? »« Où atterrir ? » est
une expérience artistique, scientifique et politique, inspirée des hypothèses
du livre de Bruno Latour,
Où atterrir ? Comment s’orienter en politique
(Paris, La Découverte, 2017). a accompagné un groupe d’habitant·es de Sevran. Par la pratique artistique, ces dernier·es ont travaillé à identifier ce qui les relie et ce qu’ils et elles mettent en œuvre pour transformer leur environnement. Il s’agissait de répondre aux questions suivantes : quel territoire habitons-nous ? Pouvons-nous le décrire ? Quelles sont les entités indispensables à notre existence ? Ces éléments sont-ils menacés ? De quoi dépend notre subsistance ? Le processus proposait à chacun·e de répondre à ces questions afin de se pencher sur ses conditions de vie, réaliser son auto-description et se définir par ses dépendances.
Les ateliers ont inspiré la création théâtrale et musicale Zone critique présentée à Sevran lors de la Biennale des arts participatifs en octobre 2022. Cette forme artistique participative cherchait à rendre sensibles, par la mise en scène, la découverte d’affects inédits issus du nouveau régime climatique, la multiplicité des perceptions et des interactions présentes dans la « zone critique », la mince pellicule de la planète fabriquée par l’action du vivant. Ainsi, Jean-François, l’un des participant·es, a mené une enquête personnelle durant un an sur les 32 hectares, objet de son concernement. S’ils sont si importants à ses yeux, c’est parce qu’« à mesure que la ville se développe, que les sols s’artificialisent, ce champ [lui] paraît de plus en plus petit, vulnérable, esseulé. Il est en quelque sorte le témoin inquiet de la densification urbaine qu’on connaît tous, car on la vit au quotidien ».
En février 2022 est organisée la réunion d’information sur l’expérimentation Controverses en action à la maison de quartier Edmond-Michelet, à deux pas de la plaine Montceleux dans la cité du Pont-Blanc. Nous préparons la salle en installant une trentaine de chaises en cercle : ce simple geste de prédisposition de l’espace traduit le type de relation horizontale que nous souhaitons construire avec les participant·es, celle d’une enquête au terrain partagé. Une trentaine de personnes arrivent, elles semblent se connaître pour une partie. Plusieurs d’entre elles ont été impliquées de près ou de loin dans la concertation citoyenne. La plupart vivent ou travaillent à Sevran, certaines sont engagées dans des activités associatives en Seine-Saint-Denis ou occupent des positions d’élu·es dans la ville. Seules deux personnes portent une veste et une chemise, elles se lancent durant toute la réunion des regards furtifs. Le premier est le directeur général adjoint aux grands projets et politiques urbaines de la mairie de Sevran et nous apprendrons à l’issue de la réunion que l’autre est une personnalité locale d’opposition très virulente, se livrant notamment à la confection de vidéos caricaturales publiées sur YouTube. Des téléphones portables sont discrètement sortis pendant la rencontre, et des communications invisibles relient manifestement la salle de la maison de quartier, l’espace des 32 hectares et la vie politique locale. Ce premier épisode confirme la potentielle sensibilité de notre enquête vis-à-vis des enjeux locaux. Pour convaincre les habitant·es présent·es de participer à notre projet, nous déminons un certain nombre de craintes et de possibles malentendus repérés lors des rencontres et des entretiens préliminaires déjà conduits par Clémence : non, cette recherche ne vise pas à raviver la polémique autour de la piscine à vagues de surf ; non, elle ne consiste pas non plus à demander aux habitant·es de s’exprimer ou d’imaginer un devenir plus souhaitable pour les 32 hectares ; non enfin, il ne s’agit pas d’une enquête « sur » les habitant·es, réduit·es à des objets d’étude.
Controverses en action est une série de six ateliers destinés à expérimenter la plaine Montceleux selon des perspectives différentes et au moyen de pratiques d’investigation issues de disciplines diverses. La première séance a porté sur l’histoire de la plaine Montceleux et mobilisé à la fois une sélection de documents d’archives et les mémoires et documents apportés par les habitant·es. La deuxième séance a combiné les apports de l’agronomie et de l’anthropologieAux côtés de l’ingénieur agronome Lamri Guenouche et de l’anthropologue des plantes Dusan Kazic. et questionné nos relations avec les plantes. La troisième a été consacrée à la biodiversité, appréhendée par des outils de préservation comme la trame verte et bleueVoir le chapitre « Une friche dans la métropole ». et des observations ornithologiquesAux côtés de l’ornithologue sevranais Dauren Omarov.. La quatrième a été dédiée à la notion de friche et à une initiation à la lecture de paysageAux côtés de
l’architecte et géographe
Cécile Mattoug.. La cinquième a proposé une approche sensible par des pratiques artistiques, à travers des exercices d’écoute et d’arpentageAux côtés du designer de recherche Benoît Verjat.. La sixième, enfin, a repris et éditorialisé les matériaux d’enquête collectés et réalisés durant les précédents ateliers.
Pour chaque facette de ce portrait kaléidoscopique, nous avons mené une série de recherches et d’entretiens préliminaires, permettant d’identifier puis d’inviter un·e spécialiste capable de partager avec nous ses méthodes d’enquête. À l’occasion de chaque atelier, durant une demi-journée, nous discutions et menions avec les habitant·es des activités d’investigation en intérieur, puis procédions à une visite de la plaine Montceleux, équipé·es d’outils d’écriture et d’observation. Nous avons ainsi étudié le lieu grâce à une multitude d’outils (cartes, textes, relevés, etc.) et l’avons visité par des saisons, conditions météorologiques et parcours de marche variés, de telle sorte que la plaine Montceleux s’est dotée d’une étrange familiarité toujours déjouée pour chacun·e d’entre nous. Chaque atelier a cherché à favoriser la participation active de toutes les personnes en associant la présentation de savoirs et de techniques disciplinaires avec des pratiques collectives d’écriture, d’annotation et de documentation : participer à la construction d’une frise chronologique, enrichir une carte du territoire d’observations ornithologiques, écrire une lettre seul·e ou à plusieurs, etc.
Plutôt que d’ancrer notre démarche dans le champ de nos disciplines de formation – les sciences sociales et politiques, le design –, nous avons choisi de structurer notre terrain partagé autour de la rencontre de savoirs dont nous étions tou·tes plus ou moins éloigné·es. Chaque rencontre nous a conduit·es à décentrer nos points de vue et a cherché à égaliser les positions au sein du collectif, en faisant de nous tou·tes des apprenant·es et des expérimentateur·ices. Cette égalisation a laissé de la place à la connaissance des habitant·es de leur territoire, souvent conjuguée à une diversité d’expertises spécifiques : Claudine est membre de la société d’histoire de la ville de Sevran, Dauren est un ornithologue amateur chevronné, Claude est adjoint au maire en charge notamment du cadre de vie, Jean-Luc est jardinier sur une parcelle de Logirep et a été président de l’amicale des locataires de Pont-Blanc, etc.
Au fil de l’enquête s’est posée la question de la réalisation de cet ouvrage. L’écriture d’un livre, en tant que compétence spécifique, par le temps qu’elle requiert et la signature qui lui est attachée, fait problème de manière récurrente dans le champ des recherches participativesDaniel Sarna-Wojcicki, Margaret Perret, Melissa Viola Eitzel
et Louise Fortmann,
« Où sont passé·e·s
les coauteurs·trices ? »,
Revue d’anthropologie
des connaissances [en ligne], vol. 12, n° 2, 2018 : doi.org/10.3917/rac.039.0323 : jusqu’où une enquête peut-elle être collective ? Nous avons ainsi fait le choix d’écrire cet ouvrage à six mains, en proposant au collectif constitué au cours des ateliers de prolonger l’expérience en tant que « comité de lecture habitante » avec lequel nous avons partagé le manuscrit en train de se faire pour le discuter durant tout son processus d’élaboration. Le terme de « comité de lecture habitante » rend compte à la fois du type de contribution que les participant·es produisent en tant que porteur·ses de savoirs spécifiques, aptes à corriger et enrichir cette monographie de la plaine Montceleux, mais aussi en tant que lecteur·ices situé·es et directement concerné·es par les 32 hectares. Ce processus éditorial a permis de prolonger l’enquête en discutant de nouvelles sources avec les habitant·es, en mobilisant leurs expertises locales qui ne s’étaient pas exprimées au cours des ateliers, et en ajustant notre propre lecture de l’expérience d’enquête au contact des réactions que suscitait auprès du collectif sa mise en forme écrite.
De manière surprenante pour nous au départ, la notion d’enquête fait l’objet d’une connotation négative pour beaucoup de nos interlocuteur·ices à Sevran. Le terme est tantôt rapporté aux enquêtes publiques – et en premier lieu celle associée au projet de la piscine à vagues de surf – qui sont reçues au mieux comme un dispositif inutile et au pire comme une forme de manipulation visant à forcer l’acceptation de décisions prises par avance. Le terme est également perçu négativement du fait des enquêtes sociologiques ou journalistiques qui dépeignent la vie des habitant·es de « cités de banlieue ». Ces dernières sont facilement vues comme excessivement négatives ou misérabilistes et destinées à satisfaire les intérêts des mondes (académiques, médiatiques) d’où sont issu·es ceux et celles qui prennent le RER pour venir les décrire, sans attention pour ce que les habitant·es pourraient tirer d’une description fidèle de leur milieu de vie.
Une approche strictement observationnelle ne convenait pas à notre terrain pour des raisons à la fois épistémologiques et politiques. Sur le plan épistémologique, adopter une approche de l’enquête qui aurait instauré d’un côté des chercheur·es-enquêteur·ices équipé·es de méthodes et savoirs leur permettant de percer les secrets du réel, et de l’autre côté des habitant·es-enquêté·es incapables de décrire les tenants et les aboutissants de leur propre milieu de vie sans l’aide des premier·es, reviendrait à obérer la myriade de savoirs ajustés et situés, développés par les habitant·es au contact du terrain de l’enquête, c’est-à-dire là où ils et elles vivent. Or, ces savoirs et ces expertises étaient une condition indispensable pour mener à bien une investigation sérieuse sur les 32 hectares. Sur le plan politique, l’enjeu de cette recherche était tout autant de comprendre les multiples modes d’existence d’un lieu que de susciter un collectif et de l’équiper pour agir dans un monde incertain et complexe. En ce sens, nous avons été particulièrement sensibles à ne pas reproduire une forme d’« extractivisme académique », selon une expression née de travaux portant sur les modes d’organisation de la production fondés sur l’exploitation massive et destructrice des ressourcesAnna Bednik, Extractivisme. Exploitation industrielle de la nature : logiques, conséquences, résistances, Neuvy-en-Champagne, Le Passager clandestin, 2016.. Parler d’« extractivisme académique » revient à pointer le risque de réduire les terrains de recherche à des ressources porteuses de valeur intellectuelle qu’il s’agirait d’« extraire » puis de « convertir » en livres et en articles scientifiques aptes à augmenter le capital professionnel et le prestige des chercheur·es, sans souci pour leurs implications et conséquences sur les personnes concernées et les milieux de vie qu’elles touchent.
Nous tenons à la pratique de l’enquête dans les termes d’une démarche intrinsèquement collective et transformatrice pour toutes les parties prenantes. Elle doit être collective pour mettre en commun les savoirs hétérogènes des personnes impliquées. Mais aussi parce qu’elle doit s’attacher à prêter une attention égale aux conséquences de l’expérience sur les participant·es, en matière d’apprentissage, de pistes d’action, d’éléments pour la prise de décisions pratiques, mais également de possibles retombées indésirables ou improductives. L’enquête est aussi transformatrice parce qu’elle trouve sa pertinence dans le mouvement de constitution sociale qu’elle implique par sa conduite : au fil des rencontres et de la poursuite commune de l’investigation, elle permet de former un collectif, des assemblages et alliances qui n’auraient pas été prévisibles a priori. Le collectif qui se constitue par la description plurielle des milieux de vie et des préoccupations qui l’habitent expérimente une forme alternative d’assemblée démocratique, certes mineure et située, mais contribuant de manière inventive à la vie collective.
Chaque atelier laissait une place et un temps à l’expression des réactions des participant·es vis-à-vis des sollicitations et des rencontres proposées, ainsi qu’à la formulation de leurs intentions et demandes. Le nécessaire équilibre entre la proposition et l’écoute des intentions de chacun·e est une condition nécessaire pour qu’une enquête intègre le sens et les effets qu’elle peut avoir pour celles et ceux qu’elle affecte. En ce sens, on peut parler avec l’anthropologue Tim Ingold d’un « art de l’enquête » pour désigner cette exigence de disponibilité aux développements souvent inattendus qu’engendre l’engagement impliqué par le fait d’enquêter.
Notre enquête a visé à élaborer de nouvelles formes d’attention à un terrain qui pourrait être sinon réduit à une seule ressource spatiale et foncière. Elle a cherché ainsi à le repeupler de « concernements » et de perspectives possibles. On retrouve ici l’approche du philosophe pragmatiste John Dewey, pour qui l’enquête consiste avant tout à transformer une situation indéterminée et anomique en un tout unifié du point de vue de l’expérience des parties impliquées, car tendu vers des préoccupations et des enjeux communsJohn Dewey, Le Public et ses problèmes, Paris, Gallimard, 1927/2010 ; John Dewey, Logique.
La théorie de l’enquête, Paris, PUF, 1938/1993.. Cette transformation de l’expérience s’opère par une investigation collective qui donne une qualité et un sens pratique aux situations de vie en constituant activement ce qu’il nomme des « problèmes », ces préoccupations qui organisent notre expérience en direction d’une multiplicité de possibles à explorer. Les problèmes de Dewey ne sont pas des énigmes à résoudre, mais plutôt des intrigues qu’il s’agit de construire collectivement, qui motivent et font vivre l’enquête. Nous avons été d’autant plus concerné·es par cette dimension construite que nous sommes arrivé·es après la fin de la controverse sur la piscine à vagues de surf, dans un moment d’incertitude quant au devenir des 32 hectares. Personne n’est vraiment satisfait de l’état de ce territoire et personne ne sait exactement ce qu’il va en advenir. Alors que faire, après que la poussière du débat et de la discorde est (temporairement peut-être) retombée ? Comment susciter de nouveaux possibles pour la plaine sans retrouver les écueils prévisionnistes et projectionnistes qui avaient complètement recouvert ses qualités ? Notre réponse a été simple : décrire. Décrire non pas seulement pour inventorier ce qui serait déjà là, grâce à de nouvelles manières de voir et de prêter attention, mais décrire pour épaissir l’existence du lieu et en faire un commun dont se saisir.
Dans un paysage politique marqué par une crise de la représentation et une multiplication des dispositifs de participation citoyenne, la pratique de l’enquête telle que nous l’avons mise en œuvre permet peut-être d’élargir le répertoire des ressources traditionnellement admises pour prendre part à la vie démocratique. On pourrait en ce sens qualifier le type d’enquête que nous avons conduite d’« expérimentation civique » avec le chercheur en design Carl DiSalvo : une démarche mue par une approche inventive et tâtonnante de la connaissance et de l’action à propos de la vie collective, qui tente d’appréhender la question démocratique à (très) petite échelle en embrassant le contingent et le situé. Pour définir les conséquences d’une telle expérimentation civique, Carl DiSalvo parle d’un « souci pour les possibles » (care of the possible) et décrit la capacité des démarches de recherche participative à faire s’engager les collectifs dans ce qui les affecte, en le documentant et en l’explorant. Il serait erroné de concevoir la description comme relevant d’une pure entreprise de perception passive ou de connaissance désintéressée. Multiplier les descriptions, c’est faire advenir des mondes pluriels et produire autant de prises sur les problèmes qui nous préoccupent, pour en fin de compte faire croître la diversité et l’étendue de nos moyens d’agir.
Notre dispositif d’investigation et de description collective, en ne visant aucune forme de décision ou de projet, met en œuvre une fabrique discrète de la citoyenneté. Elle est buissonnière dans le sens où elle emprunte « des chemins de traverse parfois perçus comme peu légitimes car non conformes aux normes dominantes quant à la “bonne manière” d’advenir en tant que sujet politiqueCatherine Neveu et Maxime Vanhoenacker,
« La participation buissonnière, ou le secret dans l’ordinaire de la citoyenneté », Participations, vol. 19, n° 3, 2017. ». C’est ce qu’on pourrait appeler, avec Didier Debaise et Isabelle Stengers, un « dispositif génératif » qui « présuppos[e] et indui[t] la capacité de celles et ceux qui y participent de faire sens en commun à propos des situations qui les impliquentDidier Debaise
et Isabelle Stengers,
« Résister à l’amincissement du monde », Multitudes, vol. 85, n° 4, 2021. ». À l’issue du cycle d’ateliers, Hélène nous a confié qu’elle se sentait « pleinement habiter Sevran après y avoir seulement dormi pendant vingt ans ». Cette expérimentation collective a ainsi contribué à une forme d’« épaississement du mondeIbid. ».
Par-delà ses nombreuses matérialités, la plaine Montceleux apparaît comme un vecteur de démocratie, à l’origine d’une série de dispositifs participatifs et de mobilisations locales : une concertation préalable, une concertation citoyenne, les ateliers Où atterrir ? et l’enquête Controverses en action. On ne saurait la réduire aujourd’hui à un territoire disputé et débattu car elle a su agréger, même à des échelles modestes, des collectifs habitants réunis autour de la question éminemment politique et très concrète du vivre ensemble. Les enjeux liés à son devenir sont d’autant plus cruciaux qu’ils se posent dans un espace urbain en profonde reconfiguration et dans un contexte de réchauffement climatique.
En cela, la plaine Montceleux se présente comme un commun, dans la lignée de ces terres communales autrefois à disposition des habitant·es pour leur subsistance, qui ont disparu au moment de l’industrialisation et de la mise en clôture des campagnes. Bien plus qu’un simple bien à partager et qu’il faudrait réapprendre à soigner, le commun, selon les juristes Pierre Dardot et Christian Laval, s’appréhende comme une pratique qui n’est « ni la reconnaissance après coup du déjà existant, ni une “création à partir de rien”, mais [qui] fait exister du nouveau à partir des conditions existantes et par leur transformationPierre Dardot et Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution
au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014, p. 232. ». Ce que les 32 hectares font exister de nouveau à Sevran, ce sont des collectifs qui émergent et parfois enquêtent, des citoyen·nes qui s’impliquent dans les choix d’aménagement de leur ville.
La plaine Montceleux apparaît alors comme un territoire agissant dans sa capacité à relier, intéresser et concerner des personnes. Les 32 hectares nous ont fait faire cette enquête collective, sous cette forme horizontale et pluridisciplinaire : utiliser la voix moyenne prend ici tout son sens car elle exprime une action dont le sujet est aussi l’objetCette voix grammaticale à cheval entre les voix passive et active est empruntée à Bruno Latour. Voir Bruno Latour, « Factures/fractures :
de la notion de réseau à celle d’attachement »,
dans André Micoud et Michel Peroni (dir.), Ce qui nous relie, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2000, p.189-208.. Elle se pratique lorsque nous hésitons sur l’attribution de l’action : non pas que nous ne reconnaissons pas être co-auteur·ices et co-enquêteur·ices du travail partagé au fil de ces pages mais nous reconnaissons notre attachement à ce territoire qui nous a rassemblé·es et tenu·es comme collectif.
Un lieu sans qualités, une controverse rapidement éteinte, une goutte d’eau dans le cours forcé de la métropolisation. Et pourtant, ce champ, ces terres, ce confin de la métropole et ce collectif d’enquête constitué pour l’occasion nous ont rendu·es sensibles au territoire que nous habitons. Loin de se donner à voir de manière homogène et immédiate, celui-ci nous a interpellé·es à travers une myriade de situations dont l’intrigue et les développements ne peuvent pas toujours être anticipés, mais se vivent et s’expérimentent. À l’heure où sont écrites ces lignes, l’extension du Grand Paris bat son plein : les sites proches des futures nouvelles gares sont l’objet de constructions et de spéculations intenses, les concours d’aménagement se succèdent, les documents d’urbanisme aux échelles différentes tentent de s’aligner tandis que la vague de l’urbanisation continue de submerger l’Île-de-France. Dans ce contexte de multiplication des interlocuteur·ices et de complexification des procédures, notre travail d’enquête se veut une pratique citoyenne pour se ressaisir de nos milieux de vie et de leurs enjeux.
Faire enquête est un geste politique parce que le travail de description a toujours une portée pour l’action collective. Décrire un lieu d’une certaine manière a des conséquences. Ainsi, la controverse sur l’aménagement des 32 hectares n’aurait pu émerger sans leur désignation préalable comme « gisement foncier » et « opportunité » de développement, disqualifiant d’autres dimensions du site et le dépouillant par là même de sa puissance sociale, esthétique et politique. L’enquête présentée ici opère une contre-description qui restaure et rend sensibles la complexité et la richesse de ce territoire, tandis qu’elle déjoue les catégorisations dominantes qui maltraitent des lieux comme la plaine Montceleux, en la qualifiant ainsi et pas autrement. Elle cherche à ouvrir des lignes de fuite vers des « aurait pu » et des « pourrait être » qui font vaciller les évidences trop rapidement construites et génèrent de nouvelles possibilités de vie et d’action.
L’exigence d’un ralentissement et d’un pas de côté qui a soutenu ce travail d’enquête se rapproche peut-être d’un geste « idiot », au sens que lui donne Isabelle Stengers. Selon la philosophe, faire l’idiot est un geste précieux pour résister à la présentation qui nous est faite d’une situation, en faisant valoir qu’il y a « quelque chose de plus important » que ce à quoi s’affairent ceux qui ont la parole. Faire l’idiot ne signifie pas se faire critique, puisque l’idiot ne prétend pas savoir ce qui est vrai ou ne l’est pas. Son action est plus modeste mais également plus radicale : sa présence réclame « que nous ne nous sentions pas autorisés à nous penser détenteurs de la signification de ce que nous savonsIsabelle Stengers,
« La proposition cosmopolitique »,
L’Émergence des cosmopolitiques, Paris, La Découverte, 2007,
p. 45-68. ». L’idiot nous rappelle que la carte n’est pas le territoire et que nous pouvons vivre ailleurs que dans les projections de la métropole.
Par la transformation du regard, notre enquête a cherché à élargir le champ des possibles des 32 hectares et à enrichir le répertoire des entités à prendre en compte. Pris ensemble dans cet ouvrage, les plans, les règlements, les inventaires ornithologiques et les relevés de paysage qui font exister la plaine Montceleux nous ont invité·es à prêter attention à des êtres parfois négligés et à en empêcher d’autres d’écraser la diversité du lieu. À l’injonction « que faire de cette plaine ? », nous avons préféré nous demander : « de quoi est-elle faite ? ». Nous pourrions à présent nous poser la question suivante de manière collective : « Que nous fait-elle faire ?»
API — Appel à projets innovants.
APRAE — Association pour la recherche d’alternatives à l’exclusion.
BASIAS — Base de données des anciens sites industriels et activités de services.
BASOL — Base de données des sites et sols pollués (ou potentiellement pollués) par les activités industrielles.
CASDAR — Compte d’affectation spéciale « Développement agricole et rural ».
Cerema — Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement.
CIPENAF — Commission interdépartementale de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers.
ICU — Îlot de chaleur urbain.
IMGP — Appel à projets « Inventons la Métropole du Grand Paris ».
Loi ESSOC — Loi pour un État au service d’une société de confiance (2018).
Loi Maptam — Loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles (2014).
Loi NOTRe — Loi portant nouvelle organisation territoriale de la République (2015).
MGP — Métropole du Grand Paris.
OAP — Orientations d’aménagement et de programmation (dans le PLU).
PADOG — Plan d’aménagement et d’organisation générale de la région parisienne.
PAZ — Plan d’aménagement de zone.
PLU — Plan local d’urbanisme.
PLUi — Plan local d’urbanisme intercommunal ou communautaire.
POS — Plan d’occupation des sols.
SAES — Société d’aménagement économique et social.
SAFER — Société d’aménagement foncier et d’établissement rural.
SAGE — Schéma d’aménagement et de gestion des eaux sur le territoire Croult-Enghien-Vieille Mer.
SDAURP — Schéma d’aménagement et d’urbanisme de la région de Paris.
SDRIF — Schéma directeur de la région Île-de-France.
SRCE — Schéma régional de cohérence écologique.
SRU — Loi Solidarité et renouvellement urbain.
TVB — Trame verte et bleue.
ZAC — Zone d’aménagement concerté.
ZNIEFF — Zone naturelle d’intérêt écologique, faunistique et floristique.
ZUP — Zone à urbaniser par/en priorité.
Robin de Mourat est chercheur et designer au médialab de Sciences Po. Ses champs de recherche incluent les mutations des cultures du projet et de la projection face aux catastrophes écologiques, les nouvelles formes de sensibilité citoyenne développées à travers les cultures numériques, les enjeux politiques des formats d’écriture de la recherche participative, ainsi que l’hybridation des méthodes des sciences sociales avec les pratiques expérimentales issues de la recherche contemporaine en design.
Sarah Garcin designe, développe, cuisine, fait de la radio et dessine. Elle s’intéresse aux pratiques collaboratives d’écriture, au partage de connaissances, à la pédagogie, aux systèmes alternatifs de publication, au logiciel libre, au multi-stream, au direct et à la superposition. Elle enseigne le design graphique et numérique à l’ENSAD Nancy.
Clémence Seurat est éditrice et membre associée au médialab de Sciences Po. Elle explore les champs de l’écologie politique et de la techno-critique. Elle a co-fondé les éditions 369 avec Jérôme Delormas et Fanette Mellier. Elle est membre des collectifs de recherche artistique COYOTE et Post Growth. Elle enseigne à Sciences Po Paris, intervient dans des écoles d’art et donne régulièrement des conférences.
Thomas Tari est sociologue des sciences et des techniques au médialab de Sciences Po, où il enquête sur les pratiques de production de connaissances en sociétés, notamment dans des situations de crises. Il est également responsable d’un Centre d’exploration des controverses et conçoit dans ce cadre de multiples expérimentations pédagogiques, pour confronter étudiant·es et enseignant·es à l’étude d’enjeux émergents dans les domaines environnementaux et numériques, toujours dans une perspective interdisciplinaire.
Robin de Mourat, Sarah Garcin, Clémence Seurat et Thomas Tari ont collaboré à la publication de Controverses mode d’emploi (Presses de Sciences Po, 2021), disponible en livre et en ligne.
Cet ouvrage est dédié à Bruno Latour, disparu le 9 octobre 2022. Il a inspiré cette enquête par ses écrits, son art de la composition et son infatigable curiosité.
Nous remercions chaleureusement tou·tes les participant·es aux ateliers pour leur temps, leur enthousiasme et leur expertise : Miguel Arrechea, Viviane Arrechea, Jeanny Belizaire, Chloé Bonjean, Zahia Buchère, Claude Chauvet, Gisela Chauvet, Alizée De Pin, Aïcha Derdar, Nil Dinç, Flavio Fernandes, Lamri Guenouche, Jean-Luc Jacquot, Souhila Kadri, Dusan Kazic, Stephan Lardic, Pierre Largeau, Chantal Latour, Cécile Mattoug, Dauren Omarov, Claudine Parisy, Nicole Pierret, Hélène Raemy, Francis Redon, Valérie Suner, Gabrielle Tari Teodorescu, Carole Umulinga Karemera, Benoît Verjat et Catherine Villefranque. Tous les moments partagés ensemble ont contribué à nous transformer et à rendre cette enquête joyeuse, singulière et passionnante.
Nous remercions les personnes et les structures qui ont accueilli nos ateliers à Sevran : Lamri Guenouche et les Jardins d’Aurore, Fatima Ternullo et l’association Potenti’elles Cité, Lucille Bertrand et la médiathèque Elsa Triolet, la maison de quartier Edmond-Michelet.
Nous remercions notre comité de lecture pour ses retours bienveillants, précis et enrichissants : Chloé Bonjean, Claude Chauvet, Gisela Chauvet, Jean-Luc Jacquot, Dauren Omarov, Claudine Parisy et Hélène Raemy. Et celles et ceux qui ont bien voulu nous relire pour leur temps et leurs retours aussi précieux qu’exigeants : Pauline Briand, Pauline Gourlet, Jeremy Lecomte, Cécile Mattoug, Océane Ragoucy, Donato Ricci et l’équipe du séminaire « La matière du politique » du Centre d’histoire de Sciences Po.
Nous remercions les personnes qui ont contribué à cet ouvrage et l’ont rendu possible dans sa forme finale, en particulier Sarah Garcin pour ses dessins, l’outil éditorial sur-mesure et les mille et un ajustements graphiques, Thomas Ansart, Benoît Martin, Patrice Mitrano et Antoine Rio de l’Atelier de cartographie de Sciences Po pour leurs productions cartographiques originales et nos échanges.
Nous remercions la merveilleuse équipe de La Poudrerie – Théâtre des Habitants pour son accompagnement, ses conseils et ses mises en lien : Valérie Suner, Chloé Bonjean, Claire Meneses-Baldensperger, Violaine Darrentières, Charline Fortin et Pierre-Louis Boucher. Le projet n’aurait pu voir le jour sans leur travail de fond et de terrain.
Nous remercions également Stéphane Blanchet, maire de Sevran, Niklas Moulin et les archives municipales de la ville de Sevran, Marion Brun pour les repérages et la lecture écologique de la plaine Montceleux, Nicolas Cornet pour sa disponibilité et son expertise écologique, Fernando et Alzira Da Silva pour leur accueil et leur délicieuse cuisine, Nil Dinç pour sa médiation et les histoires partagées, Jean-Marc de Mourat pour son expertise sur les plans locaux d’urbanisme, Jacques Dufour pour son temps, sa connaissance de l’histoire de Sevran et ses nombreuses cartes, Régis Legros pour la mise à disposition de son travail, Dauren Omarov pour ses belles photographies d’oiseaux, le collectif « Où atterrir » pour notre collaboration complice et en particulier Chantal Latour, Chloé Latour et Jean-Pierre Seyvos, toutes les personnes du colloque « Savoir-habiter avec la Terre » du Centre des politiques de la Terre pour les retours encourageants.
Nous remercions Charlotte Imbault pour la réalisation de la pièce sonore Contrevoix qui rend compte de notre enquête. Elle est disponible en ligne à cette adresse : medialab.sciencespo.fr/actu/contrevoix-la-piece-sonore
L’ouvrage est intégralement disponible en 2024 à cette adresse :
369editions.com/le-champ-des-possibles/publication
Cet ouvrage est publié au sein de la collection essais des éditions 369 co-dirigées par Jérôme Delormas et Clémence Seurat.
Robin de Mourat, Clémence Seurat et Thomas Tari
Sarah Garcin
L’atelier de cartographie
de Sciences Po
Clémence Seurat
Nathalie David
Sarah Garcin
HK grotesk (SIL OFL)
Ortica (SIL OFL)
Arena White Rough 300g/m²
Amber Graphics 100 g/m²
Tallinna Raamatutrükikoja OÜ
Hobo Diffusion
Makassar
Le champ des possibles est issu d’une enquête collective menée avec des habitant·es de Sevran, en Seine-Saint-Denis, grâce au soutien de La Poudrerie – Théâtre des Habitants, du médialab et du Centre d’exploration des controverses de Sciences Po. Il a été financé par la fondation Daniel et Nina Carasso dans le cadre du projet Zone critique – Controverses en action, lauréat de l’appel à projets Art citoyen en 2021.
Il a été réalisé selon un processus éditorial spécifique. Les contenus ont été gérés de manière collaborative par les auteur·ices
et la graphiste grâce à la mise en place d’un CMS (getkirby.com).
La mise en page a été conçue entièrement en web2print (HTML, CSS et Javascript) avec Paged.js, une bibliothèque Javascript libre et open source créée par Adam Hyde
et développée par Julie Blanc, Fred Chanser et Julien Taquet
(un grand merci à elle et eux de rendre cela possible).
Dépôt légal : novembre 2023
ISBN : 978-2-490148-14-1
369 éditions
24 rue Saint-Caprais
16100 Cognac
France
369editions.com
369 éditions est une maison d’édition plurielle fondée en 2017 par Jérôme Delormas, Fanette
Mellier et Clémence Seurat. 369 produit des livres et des rencontres, conçus comme des outils pour penser et agir dans le monde d’aujourd’hui. Elle pense l’édition au sens large, comme un geste qui relie des pratiques et des disciplines, des voix et des écritures, des personnes et des collectifs.
Psychanalyse de l’aéroport international de Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon, 2018.
Planète B de Gwenola Wagon, 2022.
À Saillans, la démocratie se réinvente d’Élisa Mignot, 2018.
Petit ouvrage d’autonomie technologique de Claire Richard, 2018.
Cantines de quartier : la recette du lien de Claire Gausse, 2018.
Danser sa vie avec l’outil hypnotique de Catherine Contour et Pascal Rousseau, 2019.
Chichilianne : le loup, l’eau et les communs de Cécile Fauvel et Franck Leard, 2019
L’Atelier Paysan de Sarah Petitbon, 2019.
Soleil, eau, vent : vers l’autonomie énergétique de Delphine Bauer, 2021.
Vercors, Vie Sauvage de Sarah Petitbon, 2021.
Technopolice : défaire le rêve sécuritaire de la safe city de Claire Richard, 2021.
Aujourd’hui, on dit travailleur·ses de l’art de Julia Burtin Zortea, 2022.
Danser sa vie avec l’outil hypnotique (nouvelle édition) de Catherine
Contour et Pascal Rousseau, 2023.
La santé communautaire : une autre politique du soin de Claire Richard, 2023.
www.369editions.com
Achevé d’imprimer à Tallinn (Estonie) en octobre 2023
sur les presses de Tallinna Raamatutrükikoja OÜ.